31 Les expériences de Frey et Adesman (1976) : l’évidence des liens entre chunking et mémoire à long terme

Frey et Adesman dans une première expérience introduisirent une condition nouvelle par rapport aux protocoles des études précédentes sur le rappel. Ils présentèrent en plus des deux conditions classiques, position d’une partie réelle et position aléatoire des pièces, une condition dynamique où les coups étaient joués au rythme d’un coup toutes les 2 secondes jusqu’au 22ème coup, où la position était figée et faisait l’objet du rappel après une courte exposition (2 s). L’hypothèse était que le fait de suivre le déroulement de la partie ayant abouti à la position apporterait une information supplémentaire quant au sens de la position, et aiderait à la mémorisation des pièces qui avaient participé à l’enchaînement des coups.

Les deux variables ‘’classement ELO’’ et ‘’nature de la position selon les trois conditions’’ s’avérèrent significatives. L’effet ‘’niveau du joueur’’ confirmait les résultats de De Groot, ce qui était d’autant plus remarquable compte tenu du choix opéré par les auteurs de retenir des sujets ayant de faibles écarts entre les classements ELO (de 1000 à 1750), à la différence des protocoles précédents où la différence de classement était bien plus importante (entre 1000 et 2350). L’effet ‘’positions’’ confirmait les résultats de Chase et Simon (1973) sur la différence dans le rappel entre positions réelles et positions aléatoires.

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Figure 10 : Rappel selon niveau des joueurs et conditions de rappel d’après Frey et Adesman (1976).

Pour la variable ‘’nature de la position’’ il est très intéressant de constater, comme l’illustre la figure 10, que le rappel d’une partie présentée coup par coup depuis le début est bien meilleur que le rappel d’une position présentée en entier, toutes deux étant égales par ailleurs (position au 22ème coup, de 23 pièces chacune). On peut interpréter ce résultat comme signifiant que la quantité d’information échiquéenne donnée influence le rappel, ceci en corrélation avec le niveau du joueur, puisque l’interaction entre les deux facteurs était elle aussi significative (F(4,20) = 7.52 ; p <.001). Dans une partie présentée coup par coup depuis l’ouverture, le sujet enregistre le contexte de la partie, le but poursuivi par chaque joueur, le sens de chaque coup pour chaque camp. Il encode ainsi mieux l’historique de la position, ce qui pourra lui servir lors du rappel de passerelle entre sa base de connaissances et la position à rappeler. S’il hésite à placer une pièce sur une case, le film du déroulement de la partie l’aidera car il se souviendra des mouvements effectués par cette pièce. Cette interprétation est validée par le fait que l’amélioration du rappel est constatée pour les trois catégories de joueurs et non pas seulement par les meilleurs. L’analyse plus fine des interactions selon chaque niveau permet de constater que la significativité est proportionnelle à la condition, à savoir beaucoup plus forte chez le joueur le mieux classé pour la condition du rappel après le coup par coup que celui de la position globale réelle et que celui de la position aléatoire.

Dans une deuxième expérience, Frey et Adesman (1976) étudièrent le phénomène du clustering observé par Chase (1976), qui voit le joueur placer les pièces d’un même chunk dans un certain ordre à l’intérieur d’un espace temps court (chunking temporel). Ils retiennent un protocole où la présentation d’une position est opérée sous trois conditions : présentation découpée en six, chunk par chunk ; découpée en six mais par colonne coupant ainsi les chunks ; échiquier en son entier, ou par colonne l’une après l’autre. Ils émettent l’hypothèse que le rappel des chunks perçus et appris en leur entier sera meilleur que celui des chunks qui ont été découpés du fait de la présentation de la position en colonnes. De fait les résultats confirment cette hypothèse. Un effet de la variable ‘’niveau du joueur’’ est mesuré (p<001), la classe 1 des joueurs (moyenne ELO de 1900) rappelant 15.7 pièces contre 14.6 pour la classe 2 (moyenne ELO, 1500) et 6.9 pour la classe 3 (moyenne ELO, 1100). Les résultats, comme le montre le tableau ci-dessous, varient de façon significative selon le mode de présentation (F(2,192) = 15,09 ; p = .001). Le mode conduisant au meilleur rappel est celui où les chunks sont présentés un par un, et ce pour l’ensemble des joueurs.

Tableau 1 : Nombre de pièces rappelées selon le mode de présentation et le niveau ELO.
Niveau Position complète Présentation par chunks Présentation par colonnes
Classe 1 (1900) 16,1 17,5 13,6
Classe 2 (1500) 15,3 16,0 12,4
Classe 3 (1100) 6,9 7,6 6,1

Dans une troisième expérience, Frey et Adesman (1976) introduisent une tâche interférente entre la présentation de la position et le rappel de celle-ci, consistant à compter à haute voix de façon décroissante par 7 ; il y avait deux conditions de durée de la tâche interférente, 3 secondes et 30 secondes. Deux positions (23 et 24 pièces) étaient proposées à la suite (exposées durant 8 secondes), le rappel portant sur l’une ou l’autre (temps laissé de 1 minute 30 secondes), ce qui rendait la tâche plus difficile à priori.

Le tableau ci-dessous montre que la tâche interférente ne dégrade pas sensiblement la performance moyenne pour l’ensemble des sujets, même dans la condition de durée longue de 30 secondes. Ceci est vrai quel que soit le niveau du joueur.

Tableau 2 : Nombre de pièces rappelées selon les conditions du rappel avec tâche interférente.
Durée de la tâche interférente entre présentation de la position et rappel
Condition 3 secondes 30 secondes
Position 1, rappel position 1 13,1 11,6
Position 1, Position 2, rappel position 2 10,6 10,4
Position 1, Position 2, rappel position 1 9,9 8,5

Le rappel est moins bon lorsqu’il porte sur la première position présentée que lorsqu’il vise la seconde.

Ces résultats sont d’un grand intérêt. Ils démontrent en effet que le chunking n’est pas lié à la seule mémoire à court terme. Si cela eut été le cas, la dégradation due à l’interférence d’une tâche eut été beaucoup plus forte. Frey et Adesman confirment ainsi la démonstration faite selon laquelle les limites de la mémoire à court terme n’entrent pas en jeu dans le chunking, d’où il faut conclure que le phénomène du chunking mobilise la mémoire à long terme. Le fait que le rappel intervienne après la présentation de deux diagrammes, avec une cinquantaine de pièces à mémoriser, renforce l’argument : il n’y a pas saturation de la mémoire à court terme contrairement à ce que suggérait le modèle de Chase et Simon.

L’ensemble de ces expériences de Frey et Adesman a fait avancer l’étude du chunking en établissant la primauté de la composante de recours à la base de connaissances sur la composante perceptive liée à la mémoire à court terme.

Les travaux qui vont suivre s’attacheront à aller plus loin que le processus de reconnaissance de patterns, et envisageront la composante sémantique de la construction de la base de connaissances de ce processus de mémorisation.