CHAPITRE 2
Jeu d’échecs, recherche en profondeur et imagerie mentale, et organisation de la base de connaissances

Lorsque Alfred Binet lit en août 1892, dans une revue échiquéenne intitulée « La Stratégie » un article signé du champion de l’époque Goetz, dans lequel celui-ci soutient que dans le jeu à l’aveugle il procède non par mémoire visuelle mais par calcul, il décide d’enquêter auprès des grands joueurs sur le jeu sans voir, en complément de son étude des grands calculateurs (1894).

Le jeu sans voir désignait à l’époque le jeu dans lequel un joueur affrontait un ou plusieurs adversaires sans voir l’échiquier. Pour mener son étude expérimentale, Binet publie un questionnaire en quatorze points dans cette même revue, qui sera ensuite publié dans de très nombreux journaux et traduit en une dizaine de langues. La majorité des champions d’alors acceptent de lui envoyer leurs observations sur ce qu’ils pensent être leur manière de procéder durant le jeu ‘’à l’aveugle’’. Le grand précurseur de la psychologie expérimentale conduit une étude fouillée des protocoles écrits et verbaux des maîtres et livre une conclusion majeure : c’est le mode d’organisation de leur base de connaissances en mémoire à long terme qui permet aux champions de ne pas avoir besoin de voir les pièces mais de s’intéresser plutôt à la logique des relations entre celles-ci. Cela libère leurs ressources qu’ils peuvent mobiliser prioritairement pour le calcul. La mémoire ne serait donc pas visuelle mais ‘d’ordre géométrique’ organisant le matériau à mémoriser en termes de structures de relations spatiales.

En termes d’aujourd’hui, nous pouvons dire que Binet, le premier, a posé la question du format mental des représentations échiquéennes.

Avant de jouer un coup, un joueur passe en revue tous les enchaînements des coups possibles de l’adversaire afin d’essayer de comprendre le plan suivi par celui-ci et de déterminer le coup le plus probable dont il espère tirer avantage. C’est seulement après cette exploration en profondeur des variantes à la disposition de l’adversaire que le joueur reprend une analyse en profondeur identique avec les coups possibles de ses propres pièces ; il peut alors recommencer une analyse des réactions probables de l’adversaire. Il est dès lors en mesure de décider de son coup en comparant les divers résultats probables en fonction du but qu’il s’assigne à ce stade de la partie, et compte tenu de ce qu’il sait de son adversaire.

L’exploration en profondeur et la capacité de calcul d’un grand nombre de combinaisons de pièces pour chacune des diverses variantes possibles est par conséquent une étape primordiale, et correspond à un processus cognitif d’un haut niveau de complexité.

Avant de présenter ces deux processus et pour bien situer l’importance de ceux-ci, il n’est pas inutile de rappeler comment l’exploration en profondeur et le calcul combinatoire interviennent dans le choix d’un coup par le joueur, et pour ce faire de citer l’articulation proposée par De Groot.

De Groot distingue trois phases successives.

Au cours de ses expériences De Groot a pu démontrer qu’il n’existe pas de différence entre les joueurs dans la méthode suivie et dans la profondeur des analyses et calculs, mais que ce qui caractérise les divers niveaux d’expertise est le fait que la richesse des connaissances préalables rend plus efficient le travail d’investigation et de calcul à chacune des phases. Le grand maître est en quelques secondes parvenu à caractériser la position, à dire « qui est mieux », alors que le joueur moins fort prendra plusieurs minutes pour parvenir à ce même résultat.

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Figure 13 : Illustration des phases de l’analyse d’une position en vue du choix du coup, d’après le phasage de De Groot (1946).

L’autre conclusion essentielle pour définir la nature du mode d’investigation de la position et des calculs en profondeur, est que le joueur recherche au cours de ces étapes ce qui peut lui donner un avantage positionnel immédiat ou à plus long terme. Cette notion d’avantage est le critère discriminant d’analyse, ce qui a pour conséquence de conférer à l’effet de contexte un rôle primordial, montrant que la force brute de calcul n’est jamais le seul facteur décisionnel.