11 L’exploration en profondeur

Parmi les études les plus récentes sur le processus d’analyse en profondeur, il nous faut mentionner celles de la neuropsychologie cognitive. Chabris (1999) dans une série de six expériences a investigué les processus top-down, pour s’écarter des protocoles reposant sur la reconnaissance de patterns et de l’activation par processus bottom-up de représentations en MLT.

L’idée directrice est de privilégier la fonction de l’imagerie mentale comme variable principale de l’habileté.

Une première étude fait ressortir la part essentielle de l’imagerie du mouvement des pièces dans l’expertise, y compris dans les positions au contexte sémantique pauvre. Chabris met en exergue le fait que la base de connaissances de l’expert contient des milliers de parties grâce à la conceptualisation des schémas de parties, que Chabris dénomme « mental cartoon process ». Sa quatrième expérience (1999) apporte une contribution décisive sur la pratique des grands-maîtres. L’auteur analyse par ordinateur 1188 parties de grands-maîtres et met en lumière le fait que lorsque le grand-maître dispose de plus de temps pour explorer la position, il améliore sensiblement la qualité des coups joués, ce qui tendrait à prouver que le processus de traitement ultra rapide des patterns n’est pas le seul en cause et que le processus de profondeur du traitement est prédominant.

Relevons une autre conclusion sur laquelle nous aurons à revenir. Chabris confirme l’avantage hémisphérique droit établi dans la plupart des études sur l’expertise échiquéenne pour ce qui est de la capacité à récupérer des positions en MLT, et dans la fonction de partition d’une position en sous-ensembles significatifs.

Cette fonction de l’imagerie est un processus dynamique et n’est pas seulement la mise en relation d’images mentales activées par traitement de la position.

Ceci tient au fait que la position n’est jamais vue en l’état des pièces placées sur des cases, mais dans le modèle d’interactions des pièces entre elles en fonction de leurs déplacements potentiels.

Dans la position présentée à la figure 14, le joueur ayant les Blancs ne voit pas seulement l’échiquier A mais il voit en même temps et en fait presque exclusivement l’échiquier B, c’est à dire qu’il voit un modèle dynamique de mouvements de pièces et des conséquences immédiates ou à plusieurs coups de celles-ci. Toute sa recherche en profondeur du coup à jouer repose sur cette imagerie des mouvements potentiels. Ainsi les Blancs voient-ils le mouvement de leur Dame de f2 en f7 avec attaque du pion défendant le Roi noir, et également le mouvement de leur Fou en c4 qui peut atteindre sur sa diagonale la case f7. Le joueur sait que si sa Dame vient

en f7 faire échec au Roi, ce dernier ne pourra pas prendre la Dame blanche puisqu’elle est protégée par le Fou posté en c4. Le Roi noir devra fuir en h8. Le joueur ayant les Blancs voit aussitôt qu’il peut alors venir gagner le Fou noir en b7, ce qui lui donne un avantage décisif, et menace la prise de la Tour noire en c8 avec mat.

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Figure 14 : Modèle dynamique de l’imagerie échiquéenne.

Ce processus de traitement dynamique des mouvements des pièces a été validé par un protocole proposant une tâche de pois mobiles (Bachmann, Oit, 1992).

Les joueurs de différents niveaux devaient déplacer sur une grille imaginaire, soit un pois, soit une pièce, en suivant des instructions orales. L’expérimentateur donnait des instructions ne respectant pas, s’agissant des pièces, les règles relatives au déplacement de celles-ci. Les résultats obtenus avec le pois étaient significativement meilleurs que ceux opérés avec une pièce, prouvant que les joueurs avaient plus de mal à résister à l’interférence de leur savoir échiquéen. Certains déplacements qui leur étaient demandés sur la grille étaient contraires aux règles compte tenu de la pièce qu’ils manipulaient, et un effet Stroop classique se produisait : par exemple, la règle du déplacement d’un Cavalier rendait théoriquement impossible que celui-ci, en suivant les instructions données, aille sur la case demandée. Ce conflit interférait avec l’ordre reçu, il ralentissait la tâche et, du fait des consignes données à une fréquence élevée, faisait chuter la performance des joueurs par comparaison avec celle obtenue avec l’autre objet utilisé dans le protocole, le pois.

Gobet (1996b) pour sa part a proposé un modèle d’analyse du chunking qui privilégie le traitement de haut niveau c’est-à-dire l’activation et l’appariement de traits perceptifs. Il se réfère à la littérature de la similarité en catégorisation, et de la reconnaissance des formes et objets.

Nous n’évoquerons pas le modèle de Posner (1967) puisqu’il correspond très directement au mode de fonctionnement de la base de connaissances de milliers de chunks typiques de l’expert. En revanche, les modèles dits d’exemplaires nous intéressent dans la mesure où ils mettent l’accent sur l’activation par un stimulus de traces multiples liées à l’objet et au contexte d’encodage.

Plus que celui de Medin et Schaffer (1978), c’est le travail de Nosofsky (1986) qui peut nous aider à rendre compte des processus perceptifs mis en jeu dans la reconnaissance d’une position d’objets, échiquéens ou non, sur un support. Le “Generalized Context Model” de Nosofsky (1986) propose une échelle multidimensionnelle pour la prise en compte des traits ou caractéristiques d’un stimulus en vue d’un jugement de similarité.

Ainsi, les sujets, en fonction de leur propre contexte, sont-ils plus sensibles à certains traits ou caractéristiques, différents de ceux retenant l’attention sélective d’autres sujets. Le poids attentionnel attribué par chacun est différent pour un même objet, la saillance perceptive n’apparaissant que lorsque un grand nombre de sujets ont accordé un poids de similarité aux mêmes traits d’un objet. Ceci expliquerait la vitesse avec laquelle l’expert traite le stimulus pour se concentrer sur une analyse en profondeur des potentiels de la Position. Non seulement l’accès à la MLT reposerait sur un traitement perceptif de très haut niveau, et non pas sur le stockage en mémoire à court terme (MCT) de sept étiquettes de chunks, mais ce traitement comporterait de plus une sélectivité de l’attention à certains traits en fonction d’une échelle multidimensionnelle prenant en compte le contexte des traces mnésiques. Cette dynamique temporelle de l’appariement perceptif est à la base des modèles d’ajustement (Ullman, 1992) ou de contingence (Sanocki, 1993) en reconnaissance de formes.