2-1 Le modèle de mémoire de travail de Baddeley et Hintch (1974) et son application à l’étude de l’expertise échiquéenne

Très vite les modèles linéaires et séquentiels distinguant la MCT de la MLT à la fois du point de vue de la capacité de stockage et de celui du décours temporel, ont fait place à des modèles rendant mieux compte des processus de traitement et de contrôle des tâches exécutées pour lesquelles des informations de diverses natures étaient concernées.

En neuropsychologie cognitive, l’étude de sujets cérébro-lésés a apporté des arguments majeurs pour réfuter le traitement séquentiel et mettre en évidence la notion de mémoire de travail traitant sur plusieurs niveaux à la fois des données de nature différente, les unes issues des stimuli captés, les autres de la base de connaissances apprises antérieurement.

Warrington et Shallice (1979) ont observé chez le patient KF un grave déficit de la MCT mais la conservation de sa capacité d’apprentissage dans une tâche d’association de paires de mots, ce qui supposait l’intervention d’un processus d’activation de la MLT et postulait le recours à la mémoire de travail, distincte de la MCT effondrée.

Dans leur modèle, Baddeley et Hitch (1973) décrivent une mémoire de travail qui traite des informations à court terme, permet des tâches de raisonnement et de compréhension à partir de celles-ci, en contrôlant le processus en fonction d’un but et d’un environnement, et notamment de l’expérience du sujet exprimée en connaissances préalables. Ces fonctions et processus de la mémoire de travail n’ont que peu à voir avec une simple fonction de stockage.

message URL IM04.gif

La simple structure de contrôle proposée par Atkinson (1968) ne peut suffire à expliquer les performances constatées chez des sujets, surtout lorsque ceux-ci se voient proposer des doubles tâches. Précisons brièvement que le paradigme de la double tâche auquel recourt Baddeley pour attester de l’existence de la mémoire de travail a pour but de bloquer la mémoire à court terme et d’observer si, après exécution d’une tâche interférente, il y a effondrement ou non de la performance de la MCT. Les résultats obtenus ne faisant pas apparaître un tel effondrement - les effets de récence et de primauté sont par exemple maintenus -, Baddeley en conclut que la mémoire de travail est d’une autre nature que la MCT.

Baddeley distingue trois composantes de la mémoire de travail :

  • un calepin visuo-spatial qui traite tout ce qui concerne les données visuelles et spatiales,

  • une boucle phonologique qui traite tout ce qui est codé sous forme verbale,

  • enfin, un administrateur central, sorte de pilote de la conduite de la tâche ou de processeur qui sélectionne et coordonne les opérations de traitement des stimuli et informations utilisées ou récupérées, au cours de l’exécution.

Robbins et Baddeley (1996) ont investigué le rôle de la mémoire de travail chez le joueur d’échecs en utilisant ce paradigme de la double tâche. Au cours de plusieurs expériences ils ont bloqué l’une ou l’autre des trois composantes afin de déterminer laquelle ou lesquelles parmi les trois étaient éventuellement recrutées de façon préférentielle.

Ils souhaitaient ainsi éclairer le débat surgi après diverses études ayant mis en évidence que les capacités visuo-spatiales n’étaient pas prédominantes voire exclusives dans l’expertise échiquéenne et que les aptitudes verbales étaient bien présentes également (Holding, 1989a ; Pfau & Murphy, 1988).

Dans une première expérience auprès de vingt joueurs, un rappel de vingt positions est proposé (16 pièces en moyenne), après une exposition de 10 secondes chacune, par groupe de 4 positions selon les quatre conditions expérimentales :

  • condition contrôle avec position normale,

  • condition 2 avec une tâche interférente durant la présentation, consistant en la répétition à haute voix de l’article anglais ‘the’,

  • condition 3 avec tâche interférente durant la présentation consistant en la pression de boutons sur une calculatrice dans un certain ordre appris préalablement ; cette tâche est destinée à bloquer le calepin visuo-spatial (VSSP),

  • condition 4 avec tâche interférentente durant la présentation, consistant en l’énoncé à haute voix de lettres de l’alphabet en suivant le rythme d’un métronome et avec pour consigne de les énoncer au hasard en essayant de ne pas répéter une même série ; ceci a pour but d’altérer l’administrateur central.

Les résultats présentés dans la figure 18 font apparaître un effet sensible de la condition (p < .01). Le blocage du calepin visuo-spatial (cond 3) et de l’exécutif central (cond 4) dégradent significativement le rappel, ce qui n’est pas le cas de la tâche interférente de la boucle phonologique par la répétition de l’article ‘the’ (dont le rôle a été attesté dans une expérience antérieure de Baddeley, 1986).

message URL FIG018.gif
Figure 18 : Effets des différentes tâches interférentes sur le rappel, d’après Robbins et Baddeley, 1996, p 85.ALS : articulatory suppression VSSP : visuospatial sketchpad suppression CE : central executive suppression

Aucune différence n’est observée dans la dégradation du rappel selon le niveau des joueurs, pas plus que dans la tâche secondaire, c’est-à-dire qu’aucune interaction des variables n’est mesurée significative.

La forte dégradation du VSSP témoigne de l’importance de la composante visuo-spatiale dans l’encodage d’une position sur l’échiquier, ce que Saariluoma (1992) avait également mesuré avec une tâche interférente du type de celle utilisée par Brooks (1968), dans laquelle le sujet est invité à imaginer qu’il marche et fait le tour d’une enveloppe géante en suivant le bord et doit indiquer s’il tourne à gauche ou à droite.

Dans la seconde expérience, les sujets étudient une série de positions sur une durée de 3 minutes chacune, avec pour consigne de chercher le meilleur coup à jouer pour faire mat ou obtenir un avantage décisif.

Les quatre conditions sont identiques, les tâches interférentes ne changent pas de nature et visent chacune une composante de la mémoire de travail. A l’issue du délai de 3 minutes, les sujets doivent écrire les éléments pertinents de leur analyse justifiant le coup choisi. Le score d’efficacité du choix est calculé à partir d’une grille établie par un grand-maître ayant étudié les positions. Les résultats sont illustrés dans la figure 19.

message URL FIG019.gif
Figure 19 : Effets des différentes tâches interférentes sur la recherche du meilleur coup,d’après Robbins et Baddeley, 1996, p 87.ALS : articulatory suppression VSSP : visuospatial sketchpad suppression CE : central executive suppression

Comme dans la première expérience aucune interaction des variables ’’niveau du joueur’’ et ‘’score d’efficacité’’ n’est mesurée. Pour les scores d’efficacité dans la recherche du meilleur coup, le schéma des résultats est semblable : la dégradation du score par rapport à la condition contrôle sans double tâche est sensible. Ceci s’explique par la nature du processus mobilisé pour la recherche. L’exploration de la position afin de l’analyser et d’en dégager une interprétation en vue d’un calcul des différentes variantes d’enchaînements de coups recrute, nous le savons, d’une part le calepin visuo-spatial pour l’encodage de la position et l’exploration des mouvements potentiels, d’autre part l’exécutif central pour l’évaluation et le calcul du bon coup.

Ces deux composantes de la mémoire de travail apparaissent en conséquence essentielles. Lors d’une double-tâche leur efficacité est amoindrie du fait de la surcharge.

Cette observation dégagée des expériences que nous venons de résumer met en lumière les liens qui, en cours de tâche, unissent la base de connaissances et la mémoire de travail, laquelle pilote la conduite de la tâche. S’il y a dégradation du rappel et de l’évaluation en vue du choix d’un coup à jouer, c’est que ce lien est altéré. En d’autres terme, le joueur en situation de double tâche peut moins facilement et moins efficacement opérer les allers-retours entre sa base de connaissances et la tâche qu’il conduit. Il récupère moins facilement dans sa bibliothèque les patterns et leur sens, et il accède avec difficulté à l’architecture de cette base. Or l’étendue et la qualité d’organisation de cette base est le fondement de l’expertise. Ce constat a amené certains chercheurs a approfondir cette interaction entre base de connaissances et mémoire de travail comme nous allons le voir.