11 L’étude de Djakov, Petrovsky et Rudik (1926) sur les caractéristiques du joueur d’échecs 

La première étude scientifique de grande ampleur intervient en Russie au lendemain du tournoi de Moscou de 1925. Le nouveau pouvoir politique s’attache à mettre en oeuvre tout ce qui peut contribuer à l’éducation du plus grand nombre et charge l’équipe de l’Institut de psychologie de Moscou d’étudier la valeur éducative du jeu d’échecs. Djakov, Petrovsky et Rudik conduisent une étude consistant à faire effectuer toute une batterie de tests de nature non échiquéenne à la moitié des meilleurs joueurs du tournoi, afin de décrire leurs performances intellectuelles. Leur étude porte sur les quatre fonctions qu’ils ont pré-sélectionnées comme principales dans le jeu : la mémoire, l’attention, la combinatoire, l’imagination. Par rapport aux sujets témoins de l’étude, les joueurs se montrent nettement plus performants dans la capacité attentionnelle et l’attention distribuée - pour parler le langage d’aujourd’hui -, et dans le raisonnement logique . Dans tous les autres domaines, il y a similitude des capacités, voire même faiblesse relative, les joueurs par exemple étant plus lents dans diverses opérations mentales. Le résumé donné des résultats dresse le portrait du joueur en seize points :

  • bon état de santé

  • des nerfs solides

  • maîtrise de soi

  • faculté de distribuer son attention

  • sensibilité à des situations dynamiques

  • esprit de type contemplatif

  • haut degré de développement intellectuel

  • caractère logique de la pensée

  • objectivité et réalisme

  • mémoire spécialisée

  • puissance de synthèse et sens positionnel

  • faculté de combiner

  • volonté très disciplinée

  • grand besoin d’activités intellectuelles

  • discipline et maîtrise de ses émotions

  • confiance en soi.

Si l’on comprend, en se servant des outils des sciences cognitives d’aujourd’hui, à quoi réfèrent ces divers points, on mesure l’intérêt de cette étude. Sans porter de jugement nous devons mentionner qu’à la suite de ce travail le jeu d’échecs fut introduit dans les programmes des écoles de pionniers en tant que ‘« méthode remarquable d’auto-développement des capacités intellectuelles et d’autodiscipline’ ». Les meilleurs éléments de ces écoles de pionniers étaient dirigés ensuite vers les Instituts régionaux dont sont sortis tous les champions russes qui ont dominé la compétition internationale durant des décennies. A l’instar de ce pays, de nombreux pays ont associé le jeu d’échecs à la pédagogie. Notons que cette attitude a existé dans des pays les plus divers en termes d’organisation politique de la société. Le tout dernier en date, le Québec, dans le cadre d’un programme expérimental Echecs et Mathématiques, a institué l’enseignement des échecs à l’intérieur de l’enseignement des mathématiques.

On peut rapprocher de ces résultats de Djakov, Petrovsky et Rudik (1926) le point de vue des grands champions de cette époque, qui se sont penchés sur leur art et ont essayé de décrypter les composantes spécifiques de celui-ci, et son intérêt pédagogique.

Ainsi le champion du monde de 1896 à 1910, Emmanuel Lasker, rassemble-t-il les qualités autour de sept points :

  • l’intelligence ;

  • la capacité à objectiver toute situation, la subjectivité étant incompatible avec l’analyse d’une situation, et encore moins le jugement sur la nature du jeu de son adversaire ; les rares cas restent anecdotiques, comme par exemple le fait qu’un grand joueur peut préférer la paire de Fous à la paire de Cavaliers, renseignement utile lors d’une partie pour calculer les variantes d’échanges de pièces ;

  • la capacité à penser abstraitement une position, pour en dégager le sens et projeter celle-ci dans des schémas plus généraux de stratégie ;

  • la capacité à distribuer son attention sur plusieurs secteurs. Typiquement, le joueur est attentif à l’aile Roi sur laquelle il attaque et à l’aile Dame sur laquelle souvent son adversaire contre-attaque et, à l’intérieur de ces deux champs attentionnels, chaque pièce doit être sous surveillance et analysée afin de maintenir en mémoire de travail le potentiel d’action de chacune ;

  • la concentration différenciée selon les moments de la partie, mobilisée à volonté de façon plus ou moins forte ;

  • le contrôle de son tonus. Les échecs étant un combat, l’agressivité est certes présente mais, plus encore, la solidité et l’égalité du moral dans le temps, les parties se déroulant souvent sur un schéma où alternativement des adversaires de niveau identique prennent des avantages positionnels ou les perdent ;

  • est lié à ce dernier point la confiance en soi, en son analyse objective et en ses calculs.