12 Les témoignages des grands joueurs sur le jeu à l’aveugle

De nombreux champions ont écrit sur leur expérience du jeu et plus particulièrement sur le jeu pratiqué en simultanée contre plusieurs adversaires sans voir l’échiquier. Nous relaterons la description que certains en font lorsqu’elle illustre le processus que suivent les joueurs et que cette description éclaire sur le fonctionnement cognitif de l’activité.

Mentionnons d’abord les analyses du Dr Tarrasch, grand-maître international plusieurs fois finaliste dans le dernier carré des prétendants au titre mondial sur le jeu à l’aveugle, qui éclairent sur la composante imagerie du joueur.

« ‘Tout le jeu d’échecs se fait sans voir’ », dit le Dr Tarrasch dans l’entretien qu’il accorde à Binet. Parlant du jeu normal, il poursuit ‘« ’ ‘Toute combinaison de cinq coups, par exemple, s’exécute mentalement, avec la seule différence qu’on a l’échiquier devant soi. Les pièces que l’on voit gênent bien souvent les calculs’ ‘.’ » Tarrasch décrit son expérience du jeu sans voir, ou à l’aveugle, contre plusieurs adversaires simultanément, en déroulant le processus de la façon suivante : « ‘Lorsque j’entends le rapporteur annoncer, par exemple, échiquier quatre, Roi à la case Dame, rien d’autre ne se montre dans mon esprit qu’un grand chaos. Je ne sais pas même de quelle partie il est question, ni quelle peut être la signification ou la portée du coup annoncé. Je commence alors par me demander quelle est cette partie quatre. Ah ! c’est le gambit du Cavalier, dans lequel la partie adverse s’est défendue d’après les règles jusqu’au moment où elle fit le coup extraordinaire du pion du Fou de la Dame, par lequel du reste elle se procura une bonne position. Par bonheur, cependant, bientôt après, mon adversaire commit la faute de permettre que je fisse le sacrifice du Fou à la deuxième case du Fou de son Roi. Maintenant il n’a pas pris mon Fou, mais il a joué le Roi à la case de la Dame, comme on me l’annonce.’ »

Ce protocole verbal illustre bien le processus de construction progressive du modèle de situation d’une partie par différence avec les autres menées en simultanée. Le joueur ne garde pas en mémoire chacune des parties de façon parfaite. Il la récupère grâce au classement qu’il opère entre les multiples parties conduites simultanément, à chacune desquelles il a attribué une étiquette. Les indices les plus importants sont récupérés en mémoire selon une arborescence qui va du plus général, le type de partie, par exemple un gambit du Cavalier, au schéma d’organisation de la partie bâti et ponctué par certains coups. Le joueur peut ainsi in fine voir la position concernée par le coup annoncé. Ce processus démontre parfaitement la manière dont fonctionne la mémoire lorsque celle-ci est confrontée à un grand nombre d’items à mémoriser : l’indiçage et la catégorisation selon une organisation hiérarchique, telle celle décrite dans le modèle de Gobet présenté précédemment. Le schéma général permet de ré-accéder aux quelques templates ou patrons d’assemblage sur chacune des parties de l’espace de l’échiquier ; puis, la valeur attribuée à certains coups, étiquetés en tant que tels dans leur contexte spécifique, rend possible la récupération du détail des coups et, en conséquence, de la position. Le temps du calcul de la combinaison est alors possible. Grâce à l’encodage contextualisé, la position se fixe « comme la plaque du photographe reçoit l’impression de l’objet éclairé », ajoute Tarrasch. Pour autant il ne serait être question de négliger la mémoire verbale, puisqu’aussi bien les annonces faites des coups le sont oralement et que ceci génère une phrase composée d’un enchaînement de coups.

Cette dimension verbale a été décrite par un autre grand joueur prétendant au titre mondial, Reuben Fine, également docteur en mathématiques, qui a lui aussi analysé son fonctionnement mental lors du jeu à l’aveugle.

S’il ne méconnaît pas la dimension visuelle, Fine mentionne de façon très originale et pertinente le mode d’organisation de la mémoire verbale des positions.

Au-delà d’un premier niveau relatif au codage par les coordonnées sur l’échiquier - chaque pièce sur une case étant définie par une abscisse en lettres et une ordonnée en chiffres (par exemple pion e4 ou Cavalier f6...) -, un deuxième niveau de langage intervient, plus intégrateur et associatif. Il est constitué de phrases qui résument la position en termes de relations entre les pièces et de stratégie : ainsi, un joueur, s’il entend la phrase-résumé « gambit Dame refusé où les Blancs développent une attaque de minorité sur l’aile Dame », saura à quel dispositif ou schéma général d’organisation des pièces correspond cette phrase et pourra plus aisément récupérer en mémoire le détail des pièces d’une partie jouée qu’il a ainsi mémorisée. La phrase-résumé fait surgir l’image visuelle de la position. Le format de la représentation est ainsi dualiste et dynamique : le codage verbal construit l’image visuelle, laquelle est nécessaire pour passer à la deuxième étape, qui est celle du calcul du coup à jouer et des différentes variantes possibles. Contrairement à ce que l’on pense intuitivement, il n’y a, par conséquent, pas une seule dimension visuelle mais bien un processus à deux composantes. Ce double processus explique qu’un joueur soit capable de mener de front une vingtaine de parties, voir plus (le record détenu depuis 1960 par Koltanowski est de 56 parties simultanées avec 50 gains et 6 nulles). Un tel nombre de parties représente, si l’on compte une moyenne de 40 coups pour chaque adversaire, près de 80 positions différentes qui, multipliées par le nombre de parties, conduirait à 1600 positions à mémoriser. On comprend que ceci est impossible et que le processus mis en oeuvre repose sur un fonctionnement différent : le recours à quelques phrases clés, lesquelles sont complétées au fur et à mesure de l’avancement de la partie. Les phrases clés aident d’autant plus efficacement à la récupération de ce qui a été mémorisé lors de la séquence du calcul des variantes possibles que le temps passé à ce calcul est un temps de réflexion pouvant durer plusieurs minutes, ce qui permet d’encoder de façon approfondie la position en fonction de l’enjeu et du but tactique du coup. Le seul fait, pour le joueur qui passe d’une partie à une autre lors d’une simultanée, de penser à l’enjeu tactique et aux variantes qui avaient été investiguées le coup précédent, lui permet de ré-accéder à l’image visuelle de l’échiquier considéré dans les moindres détails. L’encodage verbal semble donc jouer un rôle essentiel dans ce type de jeu.

Ces points listés par les grands-maîtres qui ont eu le souci de faire parler leur art balayent tout l’éventail des caractéristiques de l’activité cognitive de haut niveau qu’est le jeu d’échecs. Celle-là même que de grands spécialistes de psychologie commencent à étudier en Europe et aux Etats-Unis dès cette époque.