2- Le développement des habiletés logiques : les expériences de Horgan et Morgan (1990) et Frank et d’Hondt (1979)

21 Pratique des échecs et développement des capacités logiques et d’exploration en profondeur : l’expérience de Horgan et Morgan (1990)

Les 113 écoliers de Memphis (E-U) sujets de l’étude de Horgan et Morgan pratiquaient les échecs à l’école et au collège, leur âge s’étalait de 6 à 16 ans. En début d’expérience, ils furent classés, au plan échiquéen en participant à des matchs, et sur trois autres épreuves : les matrices progressives de Raven (séries A à E), la tâche dite du Cavalier (Holding, 1985), une tâche de type piagétien (la gestion d’une usine), enfin, une épreuve de reconstitution d’une partie jouée récemment avec commentaires, ce matériau étant évalué par un maître. Cette évaluation fut répétée à l’issue de l’expérience, soit 21 mois plus tard.

Les matrices de Raven portent sur les relations entre figures géométriques dont il convient de trouver la loi afin de compléter la suite d’une série.

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Figure 24 : Exemple de matrice du test Raven (1985)

La tâche dite du Cavalier (cf. figure 25) consiste à déplacer un Cavalier sur le plus grand nombre possible de cases de l’échiquier sans repasser deux fois sur la même case et sans mettre le Cavalier en prise du fait de la présence sur l’échiquier de quatre pions, cela, en allant le plus vite possible. Le premier essai mesure l’aptitude à calculer en profondeur et à anticiper les mouvements ; sont mesurés le nombre de déplacements opérés, le nombre d’erreurs et le temps. Le second essai mesure la capacité d’apprentissage. Dans cette tâche, Holding (1985) avait rapporté la non-corrélation entre le niveau d’expertise et la performance, mais d’autres auteurs attestaient de résultats différents montrant une corrélation entre les deux variables (Schneider et al., 1993).

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Figure 25 : Tâche du Cavalier (d’après Radojcic, 1971 ; Holding, 1985).

Le premier résultat à l’issue des deux années de l’étude concerne l’âge. Celui-ci est fortement corrélé au niveau échiquéen, mais ne l’est pas au nombre de parties jouées ; les sujets, quel que soit leur échelon scolaire, progressent avec la pratique.

La matrice des corrélations calculées en début d’expérience entre les diverses épreuves et l’échelon scolaire (tableau 7) présente des relations entre épreuves qui sont cohérentes avec les données classiques de corrélation entre âge et résultats à ces épreuves. Il n’y a pas de spécificité propre aux joueurs d’échecs.

Tableau 7 : Corrélations entre les résultats aux diverses épreuves.
Matrice de Raven Tâche du Cavalier Tâche de Piaget
Echelon scolaire 727 404 563
Matrice de Raven 619 578
Tâche du Cavalier -.285

L’inter-corrélation qui lie les résultats aux matrices de Raven et à la tâche du Cavalier met en évidence la composante spatiale de la capacité de raisonnement. La corrélation négative entre la tâche de Piaget et la tâche du Cavalier indique que cette dernière ne mobilise pas les mêmes aptitudes logiques.

L’étude de régression faite à l’issue des 21 mois qu’a duré l’expérience, avec l’amélioration des performances aux différentes épreuves comme variable dépendante, montre que le classement échiquéen initial est le facteur principal de la variation (R² =.652). R² monte à .770 lorsque le test Raven est pris en compte, et à .873 s’y l’on intègre le facteur nombre de parties jouées. Ces trois variables, et à travers elles les habiletés logiques qu’elles mesurent, rendent compte pour l’essentiel de l’amélioration de la performance à l’issue des deux années. Comme aucun effet de l’âge n’est observé, on peut déduire que ces habiletés sont principalement corrélées à la pratique.

La pratique échiquéenne recrute par conséquent des habiletés logiques, sans que l’on puisse dire qu’elle ne mobilise pas d’autres habiletés, le protocole expérimental n’ayant pas retenu et mesuré d’autres variables cognitives.

L’analyse par un maître des résultats de l’épreuve de reconstruction de mémoire et de commentaires d’une partie jouée récemment apporte une conclusion principale : les jeunes joueurs ne calculent pas très en profondeur leurs coups, et n’opèrent guère une exploration au-delà d’un ou deux coups, à la différence des joueurs adultes. Leurs habiletés sont donc surtout analytiques car non reliées à une base de connaissances très riche. Le fait qu’ils aient beaucoup de mal à dégager ce qu’ont été les moments ayant constitué les ‘tournants’ (en termes de bascule vers un avantage décisif en leur faveur ou en faveur de leur adversaire) de leurs parties jouées quelques jours auparavant, et qu’ils verbalisent peu les alternatives analysées atteste de leur absence de capacité de compréhension de la structure de la partie, et de l’absence de ce que l’on peut appeler le recul cognitif, qui permet d’analyser ce qui vient d’être fait et d’en juger des aspects positifs ou négatifs.

Cette capacité d’exploration en profondeur a fait l’objet de la deuxième série d’expériences de Horgan et Morgan (1990) auprès des meilleurs scolaires ayant participé à leur championnat d’école. Le protocole retenu comportait deux types d’épreuves, l’une de rappel selon le paradigme de De Groot (1965) avec rappel simple de positions et rappel précédé d’une information destinée à enrichir l’encodage, l’autre de jugement de similarité dans laquelle les sujets, après avoir étudié une position, devaient décider laquelle de deux positions nouvelles très similaires à la première leur paraissait la plus semblable. Il s’agissait dans ce protocole de voir si le jugement de similarité était fait sur des traits de surface ou sur des éléments plus profonds liés à l’enjeu de la partie, puisque la première position servant de cible avait été présentée en annonçant que les Blancs faisaient mat en deux coups. Cet objectif avait pour intérêt de valider l’interprétation des résultats obtenus et précités s’agissant de l’exploration en profondeur. Selon que le jugement de similarité se faisait sur les traits de surface ou sur la structure et l’enjeu il y aurait validation ou non de cette absence de capacité d’analyse en profondeur.

A l’épreuve de rappel simple, un effet de l’âge et de la pratique a été trouvé, ainsi qu’un effet du contexte de présentation, puisque l’apport d’information préalable améliorait la performance (p < .05). L’information contextuelle apportée préalablement à la présentation de la position aide à comprendre celle-ci, en ce sens qu’elle aide le sujet à mieux voir les relations structurelles entre les pièces. Une interaction intéressante est mesurée entre les variables contexte de présentation, âge et niveau échiquéen : dans la condition information préalable, la performance est meilleure pour l’ensemble des sujets, quel que soit leur niveau échiquéen et l’âge, ces variables n’étant plus significatives (r =.167 pour l’âge, et r=.230 pour le niveau). Cette conclusion met en lumière le grand intérêt de l’apport d’une information qui renseigne sur le sens global et définit un but avant le début d’une tâche, singulièrement chez des sujets enfants et adolescents. Il nous faudra revenir sur ce point d’importance au regard de la didactique d’un corpus. En revanche, lorsque les positions sont présentées sans information préalable, on mesure alors un effet de la variable âge et de la variable niveau échiquéen.

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Figure 26 : Exemple de la tâche de jugement de similarité d’après Horgan et Morgan (1990, p.123).

Dans l’épreuve de jugement de similarité, une position était présentée durant 45 secondes puis, un jeu de deux positions, le sujet devant décider laquelle lui semblait la plus semblable. Dans l’exemple présenté à la figure 26, l’échiquier 1 choisi est le plus similaire à l’échiquier cible puisque seul le pion noir h7 a changé de case et est désormais placé sur la case h6, tandis que sur l’échiquier 2, il manque la Dame des Noirs. Mais cette absence de la Dame noire n’a aucun effet sur la situation, à savoir le mat en deux coups en faveur des Blancs à qui c’est le tour de jouer (après pion d7-d8, le pion blanc se transforme en Dame et les Blancs font échec au Roi, les Noirs sont contraints de prendre le pion blanc lesquels reprennent ensuite avec leur Tour d1 et font échec et mat). Entre l’échiquier cible et les deux proposés au jugement de similarité, c’est celui qui maintient ce mat forcé en deux coups qui est le plus semblable, et non pas celui qui, certes maintient toutes les pièces, mais dont le changement de la case du pion h est déterminant. En effet, l’avancée du pion de h7 à h6 a libéré une case de fuite au Roi noir qui n’est plus mat lorsque la Tour d1 reprend en d8. En apparence, l’échiquier 1 est le plus semblable ; du point de vue de l’issue de la partie, c’est l’échiquier 2 qui est le plus similaire à la cible. Dans le premier cas, la décision s’est faite au plan de l’apparence ou des traits de surface de la position (le nombre de pièces), alors que dans le second, elle se fonde sur la similitude de l’enjeu et de l’issue, le mat du couloir.

Dans cette tâche, une corrélation significative est mesurée entre niveau échiquéen et choix des positions sur le critère de la similitude en profondeur (r =.365 ; p <.05). Cette composante exploration en profondeur est par conséquent une marque du niveau échiquéen. Mais les résultats ne sont pas corrélés à l’échelon scolaire (r = .154), les meilleurs sujets au plan échiquéen, quel que soit leur âge, ayant fait le choix du jugement fondé sur la similarité en profondeur. Ce point est d’une extrême importance puisqu’il signifie qu’une habileté de haut niveau, par exemple l’analyse en profondeur et le jugement de similarité fondé sur celle-ci, n’est pas liée à l’importance de la pratique. Ainsi s’expliquent que de jeunes adolescents ayant peu d’années de pratique gagnent des matchs contre des joueurs expérimentés ayant à leur actif vingt ans de pratique. La plupart des modèles d’apprentissage, tel celui d’Anderson (1970), qui fondent l’expertise essentiellement sur la pratique ne sont pas valides devant une telle observation expérimentale. Ces résultats attestent en effet d’une acquisition plus approfondie chez l’adolescent joueur que chez l’adulte joueur, ce qui conduit certains auteurs à s’interroger sur les conséquences au plan des capacités cognitives d’un apprentissage précoce : « Cette habileté entraînée de façon précoce n’affecte-t-elle pas les autres processus cognitifs ? » (Horgan & Morgan, 1990, p.124). Krogius (1976) dans le même ordre d’idée observe expérimentalement que les grands maîtres qui avaient commencé de façon précoce la pratique du jeu d’échecs restent beaucoup plus longtemps à un très haut niveau et commettent moins de ‘bourdes’ en cours de match que ceux qui sont devenus grands-maîtres à l’âge adulte seulement.

Cette question essentielle n’a pas été abordée à ce jour et constituera un des objectifs de la partie expérimentale de notre travail.