32 Dynamique de construction d’une représentation de procédure et processus d’inhibition lors de l’acquisition d’une procédure : l’expérience de Getz (1991)

Isaac Getz (1991) a consacré la partie expérimentale de sa thèse à l’étude de l’évolution de la représentation du roque et de l’habileté à roquer chez l’enfant novice.

Le paradigme sur lequel a travaillé Getz nous intéresse en ce qu’il nous renseigne sur les conflits cognitifs pouvant survenir lors de l’apprentissage d’une procédure complexe et sur la manière de les réduire.

Lors des différentes étapes d’un apprentissage, il s’opère une réorganisation permanente de la représentation de la connaissance, objet de cet apprentissage. Durant cette reconstruction, la charge cognitive est telle que, souvent, elle a pour conséquence d’écarter ou de ne pas permettre l’application d’autres connaissances acquises antérieurement (étape 2 du modèle de Karmiloff-Smith). Il y a dégradation temporaire de la performance du fait de l’attention exclusive consacrée à la reconstruction. Ceci est d’autant plus sensible dans le cas où la reconstruction concerne une procédure d’exécution complexe, comme l’est par exemple pour le novice le roque. Ainsi, le sujet qui connaît la règle du déplacement d’une pièce voit que le Cavalier de l’adversaire peut lui prendre une pièce, mais il est accaparé par la mise en application de ce qu’il est en train d’apprendre et de ré-élaborer, par exemple le roque, et il ne peut intégrer simultanément les deux buts, roquer et éviter que l’adversaire ne prenne l’une de ses pièces.

L’habileté à roquer consiste à effectuer le seul mouvement du jeu d’échecs où deux pièces peuvent être jouées en même temps, à savoir le déplacement du Roi et celui d’une Tour, en opérant simultanément et de façon dérogatoire aux règles régissant le déplacement des pièces, un déplacement du Roi de deux cases (alors que la règle est d’une case seulement) et un déplacement de la Tour, qui passe de l’autre côté du Roi et vient s’installer sur la case voisine du Roi (alors que la Tour, comme toutes les autres pièces à l’exception du Cavalier qui saute par-dessus les pièces, ne peut se déplacer au-delà d’une case occupée par une pièce adverse). La figure ci-dessous indique les deux formes que prend ce roque selon que le Roi se met à l’abri sur une aile ou sur l’autre de l’échiquier, formes qui sont dénommées petit et grand roques. Ce coup est joué dans la quasi totalité des parties puisqu’il a l’immense avantage de protéger le Roi en le positionnant sur l’échiquier derrière une ligne de pions et sous la garde d’une Tour, laquelle Tour, grâce au roque, se trouve ainsi activée au centre de l’échiquier. Cette mesure de protection est apprise dès les premières leçons au débutant, à qui il est recommandé de roquer au plus tôt par mesure de sécurité et, pour cela, de sortir ses pièces (en l’occurrence le Fou et le Cavalier) afin de libérer les cases entre Roi et Tour. Le roque est par conséquent la première combinaison de pièces apprise par le novice.

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Figure 31 : Les pièces du roque dans les deux formes de roque possibles.

Le modèle expérimental de Getz (1991) postule que la représentation du roque varie en fonction d’autres variables externes au fur et à mesure qu’elles sont apprises par l’enfant. L’hypothèse est que le sujet passe par différentes étapes de compréhension du roque.

Il commence par appliquer scrupuleusement la règle, oubliant d’intégrer les contraintes préalables au roque que sont les règles d’interdiction de roquer lorsque le Roi est lui-même mis en échec, ou lorsqu’il traverse une case sur laquelle il le serait au cours du déplacement constituant le roque. Au commencement, le sujet est par conséquent dans une phase qui, si l’on effectue une comparaison avec l’acquisition d’un langage, correspondrait à l’acquisition d’un nouveau mot dont le sujet veut aussitôt l’utiliser pour se l’approprier et se prouver qu’il l’a intégré dans son registre lexical. Après avoir intégré les règles formelles de ce déplacement hors norme et contradictoire avec les autres règles relatives au déplacement des pièces, le sujet, concentré sur sa préoccupation de mettre à l’abri son Roi, joue son coup du roque alors même que l’adversaire vient de jouer un coup qui menace l’une de ses pièces ou peut constituer une menace le coup suivant. L’enfant n’a pas encore atteint le recul suffisant pour intégrer dans son modèle de la situation la question de l’opportunité comparée du roque et d’un autre coup pouvant être plus urgent. Ce jugement de la situation et la mise en balance de deux coups possibles constituent les premiers temps de la pensée stratégique. Le moment où il convient de roquer est en effet directement lié à l’évolution de la position dans les premiers coups de l’ouverture de la partie, et il est fréquent qu’un joueur doive différer le roque pour tenir compte de l’ordre dans lequel l’adversaire effectue lui-même ses coups en début de partie, moment appelé « ouverture ». Nous schématiserons l’hypothèse du modèle de la façon suivante (fig 32).

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Figure 32 : Schéma de l’évolution du modèle de développement de l’habileté à roquer.

Il découle de cette présentation de l’enjeu cognitif du roque que la façon dont celui-ci s’intègre à la base de connaissances est en constante évolution, l’expérience modifiant le contexte d’utilisation de cette procédure qui, d’automatique et aveugle, devient interprétable en fonction du contexte. Au début de l’apprentissage, le sujet novice ne fait qu’appliquer une consigne, sans voir mentalement la conséquence de l’opération. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il voit sur l’échiquier la position des pièces modifiée par le roque qu’il s’apprête à jouer et sans rapport avec la position qu’il a effectivement sous les yeux. L’accès à cette représentation mentale du pattern Roi roqué de la base de connaissances est tardif et constitue en soi une étape significative au plan cognitif. Le modèle de Getz, tout naturellement, comporte ces deux composantes que sont la stratégie d’exécution du roque et le développement de la base de connaissances du roque.

Deux méthodes ont été choisies par l’auteur pour vérifier l’hypothèse du modèle de construction de l’habileté à roquer : d’une part l’analyse des scripts de parties jouées par les sujets afin d’étudier le mode d’interruption du roque, d’autre part une épreuve de rappel de positions dans lesquelles l’un des camps a effectué le roque dans le but de vérifier si le rappel du roque est correct. Par mode d’interruption du roque il faut entendre le fait que le sujet, après qu’il a libéré les cases séparant le Roi et la Tour, peut ne pas jouer aussitôt le roque et attend un ou plusieurs coups avant de l’effectuer, préférant jouer un autre coup qu’il juge plus utile ou nécessaire.

Les scripts portaient sur un total de deux cent parties jouées par la centaine de sujets de l’étude. Les sujets soit disposaient d’un ELO, soit, si ce n’était pas le cas, se voyaient attribuer un ELO à zéro. Parmi les 103 enfants, 71 n’avaient pas de classement ELO (123 scripts), 32 étaient classés (67 scripts) ; les plus jeunes avaient 5 ans, les plus âgés étaient adolescents.

La variable indépendante était le nombre de mois de pratique ; les trois variables dépendantes étant l’exécution du roque sans interruption, l’exécution interrompue par un seul coup, et l’interruption de deux coups ou plus. L’hypothèse du modèle postule que les variables dépendantes sont liées à la pratique, les sujets les plus faibles ayant un pourcentage d’exécution sans interruption plus élevé que les joueurs plus expérimentés, et les plus expérimentés un pourcentage plus important d’interruptions de plus de deux coups, selon le schéma ci-dessous.

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De même, le nombre de violations de règles est inversement proportionnel à la pratique (courbe en rouge). Plus le débutant est encore très proche de l’acquisition de la règle, moins il a de liberté pour prendre en compte d’autres règles que les seules règles afférant au roque ; il y a quasi cécité à voir que d’autres règles s’appliquent et doivent être conjointement respectées, comme par exemple ne pas traverser des cases où le Roi se trouverait en situation d’échec lors de l’opération du roque.

Les résultats calculés par analyse de régression logistique confirmèrent le modèle. La façon dont l’enfant exécute le roque est directement liée à son niveau de pratique. Plus il est expérimenté, plus il ajuste le moment où il roque, indépendamment du fait que les cases entre Roi et Tour ont été libérées (p < .05). Les sujets les plus novices confirment l’hypothèse d’un roque suivant immédiatement la libération des cases sans interruption, au détriment dans certains cas de leur intérêt – telle que prise d’une de leurs pièces –, ou en violation des règles – Roi roquant alors qu’il est en échec ou qu’il traverse une case où il est en échec (p < .05).

Avec l’expérience, l’enfant a construit une représentation mentale du roque qui lui permet de juger en opportunité du moment auquel le roque doit être exécuté, sans s’attacher au fait que les cases situées entre son Roi et sa Tour ont été libérées, la continuation de la procédure du roque étant mise en balance avec les autres variables de la position.

Du point de vue de l’apprentissage de la procédure du roque et, de façon plus générale, d’une nouvelle connaissance complexe, les conclusions de Getz sont d’un grand intérêt. D’une part, elles mettent en lumière le modèle de construction dynamique d’une connaissance et le fait que le recul pris grâce à la pratique rend l’utilisation de la nouvelle connaissance plus souple et surtout contrôlée en fonction d’un but poursuivi. D’autre part, elles établissent l’interaction entre, premièrement, l’application de la nouvelle connaissance en fonction d’une stratégie et, deuxièmement, la construction de la base de données. La structuration dans la base de données est opérée en liaison avec une stratégie d’emploi. La connaissance n’est jamais valeur en soi, in abstracto, mais toujours en situation, c’est-à-dire rattachée à un emploi en fonction d’un but.

Cette double nature de la construction d’une connaissance est déterminante pour la didactique de l’intervenant en charge de l’apprentissage. Non seulement elle rend impérative une démarche d’apprentissage par l’action, mais elle oblige également à prendre en compte l’évolution de la connaissance au cours de l’apprentissage et son enrichissement récurrent en fonction des situations différentes d’utilisation.

Nous avons essayé de schématiser cette dynamique des étapes par lesquelles passe un processus d’acquisition d’une nouvelle connaissance dans la figure 33. Ce schéma nous sera utile lorsque nous aborderons plus avant la question de la didactique des échecs en vue du transfert des habiletés cognitives recrutées par la pratique vers d’autres domaines.

Nous distinguons trois étapes qui ponctuent la prise de recul cognitif et l’intégration de la connaissance à une stratégie d’emploi liée au but.

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Figure 33 : Modèle d’analyse computationnelle de la dynamique de construction-intégration de la connaissance ‘procédure du roque’.étape 1 : procédure d’application rigide, ‘aveugle’ de toute stratégie

Au début de l’apprentissage il y a application stricte et physique de la connaissance. Par physique nous entendons le fait que le sujet a besoin de réaliser matériellement l’opération – il écrit le mot, pose les lignes et signes de la multiplication, il effectue sur l’échiquier le roque ...-. Il est absorbé par celle-ci, indisponible pour prendre en compte tout facteur ou variable d’utilisation supplémentaires. Peut-être voit-il qu’après avoir libéré les cases entre Roi et Tour s’il effectue le roque, l’adversaire gagnera une pièce qu’il menace, mais il est incapable pourtant d’interrompre l’opération du roque ; la procédure pour lui étant unitaire, il ressent qu’il échouerait dans son application s’il l’interrompait. Dans la base de données, le roque est entré sous cette forme primitive unitaire. Aucun accès au modèle but n’est concevable.

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Figure 33 : Modèle d’analyse computationnelle de la dynamique de construction-intégration de la connaissance ‘procédure du roque’. étape 2 : procédure d’application souple par comparaison avec la base de connaissances

Dans l’étape 2, le sujet a appliqué une deuxième fois le roque et intégré un nouveau contexte d’utilisation en fonction du résultat du premier emploi de la procédure du roque. Il crée un deuxième format de la connaissance ‘procédure du roque’ lequel intègre le fait que l’effectuer de façon aveugle peut conduire à traverser une case où le Roi serait en échec. Il prend en compte cette règle et joue un coup intermédiaire en interposant une pièce afin que cette case ne soit plus menacée par l’adversaire. Il intègre dans sa base de données un deuxième format de la procédure roque et lui associe un résultat. Il va ainsi générer de multiples nouveaux formats au cours de nouvelles applications de cette procédure. Ce processus d’ajustement des formats et du modèle de construction-intégration de la connaissance devient récurrent.

Dans l’étape 3, la dynamique de construction-intégration associe au processus récurrent d’ajustement les composantes du système but. L’utilisation faite de la connaissance ‘roque’ devient dépendante d’une stratégie, laquelle est liée aux résultats obtenus. Dans la base de données, les trois bases que sont les stratégies, les résultats et les formes de la connaissance roque inter-agissent.

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Figure 33 : Modèle d’analyse computationnelle de la dynamique de construction-intégration de la connaissance ‘procédure du roque’. étape 3 : automatisation de la stratégie d’application en fonction du modèle but

La prégnance de la seule dimension physique en début d’apprentissage a été vérifiée expérimentalement par Getz (1991) dans un protocole où il demandait aux sujets de rappeler une position de roque présentée dans certains cas avec un placement faussé des pièces Roi et Tour. L’hypothèse était que lors du rappel le sujet ne respecterait pas la permutation des Roi et Tour et rappellerait le roque tel qu’il était en train de l’apprendre, c’est-à-dire dans le format où il était entré dans sa base de connaissances. Les résultats ont confirmé l’hypothèse : les sujets ayant le moins d’expérience n’ont pas rappelé le roque faussé par la permutation volontaire et ils ont rectifié automatiquement la position. Avec l’amélioration du niveau échiquéen, le taux d’exactitude du rappel du roque faussé a augmenté de façon significative (G² = 6,270 ; p < .002).

Le protocole expérimental de Getz (1991) lui a permis d’attester qu’il y a bien en début d’apprentissage récupération en base de données de la connaissance roi roqué et application aveugle de celle-ci lors du rappel. Le sujet qui est en cours de construction-intégration du roque est dans l’impossibilité de dégager de la ressource cognitive pour tenir compte du changement dans le stimulus par rapport au format présent dans sa base ; il ne peut s’empêcher de rectifier le stimulus pour être conforme à l’état de la connaissance stockée.

Avec cette analyse de l’acquisition d’une procédure, l’ensemble des diverses composantes de la pratique échiquéenne de l’enfant a été abordé dans les deux chapitres précédents.

Le point constant de l’ensemble des travaux rapportés ci-dessus est qu’à travers l’analyse des composantes cognitives de l’activité de haut niveau qu’est le jeu d’échecs l’hypothèse est posée de l’existence de rapports entre les habiletés recrutées et les aptitudes ou capacités générales d’un sujet.