1- Les modèles dominants du transfert de capacités métacognitives

11- La théorie du domaine spécifique et des éléments communs

Selon le modèle ACT d’acquisition d’une habileté d’Anderson (1989), les connaissances acquises lors d’un apprentissage sont encapsulées, enregistrées et transformées en procédures appelées règles de production. Il ne peut y avoir transfert entre deux tâches que si les deux tâches partagent ces règles de production. C’est ce principe qui entraîne le corollaire de la spécificité d’usage d’une connaissance et a conduit à poser l’impossibilité du transfert d’une connaissance acquise lors de l’apprentissage d’une habileté à un autre domaine, même si entre ces deux domaines certaines notions sont communes. Comprendre un programme informatique n’est pas gage de performance dans l’acte d’écrire un programme informatique, même si dans ces deux domaines il y a connaissances communes, telles que les définitions et les instructions d’un langage informatique, (Mc Kendree & Anderson, (1987).

Cette théorie du domaine spécifique s’est beaucoup appuyée sur les travaux relatifs à l’expertise attestant que l’expert, dès qu’il était sorti de son domaine, retrouvait des capacités égales à celles du novice ; lesquels travaux ont été largement le fait des auteurs étudiant l’expertise échiquéenne (Chi, 1987).

Gobet (1996a) a observé chez les Grands Maîtres d’échecs une dégradation de la performance de rappel de positions dont un des quatre quadrants avait été modifié par réflexion dans un miroir selon un axe vertical, horizontal ou en diagonale. Ceci attesterait du stockage des chunks en MLT sous leur forme absolue, c’est-à-dire d’une localisation précise des pièces les composant, point contesté par Holding (1992). L’encodage d’après Gobet serait donc précis, ce qui expliquerait le trouble réel lors de modifications de localisations de chunks nous dit l’auteur, dans la ligne des conclusions de Saariluoama (1994). La cause principale de la dégradation de la performance tiendrait à la modification des relations entre le chunk et le reste de l’échiquier. Cette explication a le mérite d’être cohérente avec l’architecture à trois niveaux proposée par l’auteur : chunks, regroupables en templates, eux-mêmes organisés en schémas généraux (retrieval structures) de relations des sous-ensembles de pièces correspondant au type de partie jouée. Il est normal que l’altération de la cohérence structurelle donnée par le template rende incompréhensible l’arrangement des chunks et altère par voie de conséquence la récupération de ceux-ci. Si les chunks ont perdu le sens qui les liait entre eux, leur degré d’intérêt disparaît, ce qui explique leur moindre rappel par comparaison avec le cas où un template leur confère un rôle dans la macro-structure.

Est-il pour autant justifié de déduire comme le font Gobet ou Saariluoma, dans la ligne de Chase et Simon, que la réduction du taux de rappel et du nombre de chunks identifiés dans les hypothèses de modification de la position échiquéenne par réflexion dans un miroir, démontre que la capacité de la mémoire de l’expert serait ‘’Domain Specific’’, et égalerait celle des novices pour les autres domaines ? Que le template ayant disparu, la perte de cohérence dégrade la performance s’agissant des rapports entre les chunks peut s’expliquer. Mais pour autant a-t-on le droit de coupler de façon non réversible template et chunk et de conclure que la capacité de chunking aurait disparu? Ne faut-il pas plutôt rester dans la logique de Gobet et distinguer les deux niveaux de mise en mémoire, chunk et template, niveau de surface et macro-structure, et considérer que seul le deuxième niveau est gravement altéré sans que le premier ne soit atteint ? Sauf à considérer que l’expert, à partir d’un certain niveau, entrerait dans une activité dont l’automatisme lui ôterait toute capacité d’évaluation consciente d’un changement de contexte ou de situation ! Sorti de son contexte d’encodage spécifique et de sa chaîne de significativité, le motif initial ou chunk, échelon de base de la chaîne de complexité perdrait toute signification et ne serait plus reconnu : le grand-maître serait perdu sans la complexité !! Cette hypothèse explicative rendrait compte de l’incapacité de l’expert à transférer à d’autres domaines que celui de son expertise ses compétences d’organisation en vue de mémoriser !?

L’autre hypothèse, que nous préférons retenir, et que nous nous sommes proposé de vérifier expérimentalement distinguerait l’habileté au chunking, laquelle pourrait être transférable, de l’organisation de la base de connaissances de l’expert qui, elle, serait très spécifiée, condition nécessaire à son étendue considérable.

Jusqu’à ces dernières années, ce modèle du ‘’Domain-Specific’’ a prévalu. Puis, toujours dans le cadre de recherches sur les langages informatiques, de nouvelles expériences ont démontré le caractère non pertinent de la théorie du domaine spécifique d’usage.

Pennington (1996), dans deux expériences, a mis en évidence l’existence de transfert de sous-capacités dans le domaine de la programmation informatique, dès lors qu’il y a eu passage par une étape d’élaboration conceptuelle au cours de l’acquisition par le sujet des connaissances spécifiques.

On s’éloigne de plus en plus de ce modèle restrictif du transfert en acceptant, pour qu’il y ait transfert entre domaines voisins, de relativiser à la fois la spécificité d’usage d’une connaissance et la procéduralisation des connaissances les figeant à un domaine spécifique, et le passage obligé par des règles de productions.

Cette évolution a été fortement liée à l’évolution de la théorie de la connaissance, dont il est utile de faire brièvement état pour comprendre l’apparition de nouveaux modèles du transfert.