4 – 3 La nature du traitement.

La pratique régulière des échecs chez l’enfant active sa capacité d’encodage des coordonnées spatiales - l’enfant très vite ne parle plus que par d4, c5 ... c’est à dire par l’adressage des cases selon les deux coordonnées - et des coordonnées catégorielles - ceci est un Fou, et il peut aller sur telle ou telle case. L’existence dans l’adressage, au moment de l’encodage et en plus des coordonnées, de cet élément-but sous la forme du potentiel de mouvement et d’action aboutit à un encodage très enrichi. L’enfant joueur ne voit jamais une case de façon statique mais, selon la pièce qui y est installée, il voit des connexions avec les autres cases. Holding (1992) souligne ce que les grands-maîtres avaient déclaré dans leurs protocoles verbaux à Binet (1894), à savoir que l’échiquier et une Position sur celui-ci sont vus comme des potentiels de mouvements et des rapports de force et jamais comme le seul placement physique de pièces sur une case. Ceci est illustré par la figure 60 qui présente, à gauche une Position, à droite le réseau des relations spatiales des pièces - en trait rouge les pièces des Blancs, en trait noir et blanc les pièces des Noirs.

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Figure 60 : Perception immédiate des relations entre pièces. La position (à gauche) mobilise un ensemble de mouvements potentiels (à droite) qui suggèrent un coup à jouer (Tour blanche en d7). D’après Holding (1992, p.12).

Ce même auteur (1985) a démontré par la tâche dite du Cavalier combien était impressionnante la différence d’imagerie mentale entre joueur et non-joueur. Il s’agit, dans cette tâche, de déplacer un Cavalier sur toutes les cases libres de l’échiquier en tenant compte de la présence sur celui-ci de quatre pions, ce qui interdit douze cases (les cases des pions et les deux cases que chacun contrôle). Comme nous l’avons indiqué en rapportant les expériences de Horgan et Morgan (1990), les enfants joueurs ont une vitesse de tour de l’échiquier sans rapport avec celle des non-joueurs. Lors des premières leçons, l’apprentissage du déplacement de cette pièce est plus long et plus difficile car les coordonnées spatiales sont complexes -combinaison d’un double réseau de coordonnées-. Mais dès que l’enfant a compris que les cases où il peut sauter décrivent un cercle autour de la pièce, il visualise mieux ce mode de déplacement. En cela on évoque le coeur de ce qu’apporte la pratique échiquéenne : une habileté à traiter les relations spatiales, notamment les coordonnées, en termes de dynamique et de chaînes de conséquences des mouvements imaginés. Les joueurs voient les déplacements dans leur tête -puisque la règle leur interdit de toucher les pièces- et, très vite, l’habileté à repérer tous les mouvements possibles des pièces adverses puis des leurs, aide à la recherche en profondeur du coup à jouer. Aux échecs, penser plusieurs coups à l’avance ne se fait que mentalement. Le système visuel de traitement des coordonnées spatiales et des relations dynamiques spatiales devient ainsi très performant. Ceci explique sans doute le transfert de cette habileté dans une tâche de traitement visuo-spatial étrangère au domaine échiquéen, comme dans notre expérience. Ajoutons que le fait d’avoir choisi un quadrillage comme support d’accueil des ronds et carrés et d’avoir retenu deux couleurs pour ceux-ci n’a pu qu’aider à l’assimilation implicite entre ces éléments et l’échiquier.

Comme l’avait observé Chi (1976), la catégorisation non sur des traits superficiels mais sur des schémas est liée à l’accrochage d’un attribut-action au schéma. Dans le cas échiquéen, à chaque pièce occupant une case est lié un double attribut-action : d’une part le potentiel de mouvements de la pièce, d’autre part le potentiel de cases contrôlées par celle-ci. Ainsi s’explique le fait que les configurations échiquéennes aient été mieux rappelées que les configurations neutres pour les groupes de sujets joueurs, et que les résultats des sujets non-joueurs aient été peu modifiés. On comprend également cet enrichissement de l’encodage si on se réfère aux études sur le regard du joueur expert (Chase & Simon, 1973a), lesquelles ont montré la forte rétention des saccades oculaires lorsque le joueur regarde les connexions de mouvements de pièces d’une part, et une étendue et une vitesse du balayage de l’échiquier nettement supérieures d’autre part. L’oeil travaille en permanence sur les relations entre les chunks.

La théorie de l’expertise, qui s’est trop exclusivement centrée sur l’organisation de la MLT et sur la reconnaissance-association de chunks, a négligé cette approche par les traits perceptifs sous l’angle des sous-systèmes de traitement spatiaux (coordonnées et mouvements) et de la focalisation de la fenêtre attentionnelle sur les éléments pertinents pour l’activation de patterns ou la recherche d’information supplémentaires spatiales aux fins de traitement (modèle d’architecture fonctionnelle de Kosslyn & Koenig, 1995). La pratique régulière rend très performantes à la fois l’activation des représentations de relations spatiales au plan perceptif mais aussi l’imagerie mentale nécessaire au raisonnement et à la recherche en profondeur pour opérer un choix. Il faut ajouter la forte charge mentale qui s’attache à ce balayage visuel des pièces et de leurs relations, dans la mesure où le jeune joueur est sans cesse confronté à l’erreur, c’est-à-dire à la prise par l’adversaire d’une pièce, prise qu’il n’avait pas repérée. L’apprentissage de la recherche des menaces, préalablement au choix d’un coup, augmente la performance du traitement des éléments caractérisant les relations spatiales -les déplacements potentiels des pièces- et catégorielles -chaque pièce a sa propre valeur intrinsèque et tactique-.

L’expérimentateur a pu vérifier au cours de cette étude que les sujets qui se sont avérés les plus performants ont systématiquement utilisé la souris afin de cercler l’un après l’autre chaque chunk plusieurs fois de suite puis, de trouver le lien de passage d’un chunk à l’autre, ce qui reflétait bien les processus de traitement activés.

Les meilleurs sujets collégiens ou CM2 traitent le signal de façon plus performante, ce qui leur permet de rappeler, durant le premier chunk temporel, un nombre d’objets plus élevé que les non-joueurs. Le score de chunking étant fortement corrélé avec la pratique, on peut émettre l’hypothèse que c’est la pratique échiquéenne qui a entraîné leur capacité de traitement perceptif visuo-spatial. Ainsi se trouve activée la capacité de détection des traits distinctifs et discriminants des formes, et des relations entre celles-ci (je vois un Fou, je cherche sa diagonale d’activation, et je repère la case où une autre diagonale peut m’amener à une prise... je vois un pion et aussitôt j’identifie les deux cases que celui-ci contrôle et qui sont interdites à mon Cavalier ... On retrouve la stratégie de l’encodage spécifié : l’encodage de caractéristiques discriminantes et des relations ou connexions avec d’autres items facilite la récupération (Tulving & Thomson, 1973, p 369; cité par Reed, 1999).

Nous pouvons reprendre les trois niveaux de traitement du modèle de Kinstch (Ericsson & Kinstch, 1995) pour l’appliquer à l’encodage de la Position : traits de surface, macro-structure, modèle de situation. Les sujets, soit sont restés au stade de T1 des traits de surface, soit ont atteint le niveau T2 des formes et agencements internes des chunks, soit ont intégré la tâche dans un modèle de situation T3 se référant à une base de connaissances qui leur est familière, les échecs, pour procéder à un traitement analogique intégrant un élément contextuel facilitateur -‘c’est comme ... un Roi roqué, un Fou en fianchetto’- .

Quelques joueurs collégiens pratiquant la compétition et classés à plus de 2000 ELO, nous ont dit avoir transposé et intégré les différents chunks spatiaux dans un modèle -template-, avec aile Roi aile Dame, chaînes de pions, Tours et Fous contrôlant des colonnes ou diagonales. Dans ce cas, le transfert est véritablement métacognitif et l’espace du problème à résoudre qu’est une tâche de rappel complexe est transposé.

Il aurait été intéressant d’apprécier le lien existant entre cette capacité au transfert du chunking et le caractère plus ou moins dépendant du champ d’expérimentation.

Witkin et Goodenough (1981) ont montré que la capacité d’application d’une stratégie dépendait largement de cette différenciation. Différenciation que Huteau (1987) a approfondi, considérant que les sujets indépendants développaient une approche beaucoup plus analytique leur permettant de s’extraire plus aisément du contenu particulier d’un exemple ou d’un problème-source, en utilisant un schéma de traits formels plus qu’une structure interne. Ceci n’est pas sans incidence sur les modes de transfert analogique, par similitude de traits de surface ou par construction d’un schéma abstrait à partir des propriétés et relations entre les éléments du problème-source. Nous aurons à revenir dans la troisième partie sur cette distinction entre sujets à propos des sujets plus ou moins bons ‘transféreurs’.

Le contraste entre la faible amélioration de performance entre les deux conditions du rappel et l’écart significatif au Score de verbalisation de la stratégie doit être relevé. Les sujets de la condition rappel orienté ont conscience qu’une stratégie leur a été proposée, ils obtiennent un bien meilleur score de verbalisation, mais ils ne peuvent encore l’appliquer, et leur taux de rappel n’est que légèrement supérieur à celui du groupe rappel simple. Si les CM2, dans leur ensemble, essayent d’appliquer la stratégie de mémorisation proposée et en tirent un bénéfice relatif, ainsi que les collégiens non-joueurs, il est intéressant de noter en revanche que pour les collégiens joueurs l’effet est négatif ; les sujets de la condition Rappel orienté sont moins performants que les sujets du groupe rappel simple. Pourquoi cette inversion pour les seuls collégiens joueurs ? Le changement de procédure pour ces sujets est plus difficile et provoque un trouble, sans doute du fait que, par rapport aux autres, ils maîtrisent mieux leur stratégie et ont plus de mal à en adopter une autre. Ce n’est pas le cas des CM2 qui, non dotés d’une procédure explicite, éprouvent moins de difficultés à suivre la proposition qui leur est faite. La plupart des modèles de la théorie de l’apprentissage (Karmiloff-Smith, Siegler ou Anderson) identifient et définissent cette étape de réorganisation des procédures automatiques ou implicites à laquelle correspond une baisse de performance due à un passage à des stratégies plus contrôlées donc plus lentes. La comparaison des rapports stratégie-performance entre deux stratégies, l’une que l’on applique, l’autre que l’on se voit proposer, est coûteuse en ressources attentionnelles, et cela se ressent sur le résultat de la tâche en cours. Tout aussi important est l’effet de cette comparaison sur le degré de confiance en la stratégie suivie : le sujet doute de sa propre stratégie en découvrant celle qui lui est proposée, il hésite à opérer un choix et, pour diminuer le trouble et se rassurer, il revient à sa stratégie initiale.

Notre protocole, qui ne prévoyait pas de séquence de ré-élaboration consciente de la stratégie nouvelle en vue de son application et/ou de son transfert (Melot,1998), ne pouvait que conduire à un faible transfert de stratégie ou d’ajustement des stratégies personnelles, ce que nous avions mésestimé.