1- Problématique théorique et objectifs

Parmi les modèles de vision de haut niveau, le modèle de Kosslyn (1987) dans une approche computationnelle (Marr, 1982) rend compte des différentes étapes de traitement nécessaires à la réalisation d’une tâche. La reconnaissance visuelle dite de haut niveau met en jeu une série de composantes ou sous-systèmes, lesquels recrutent des réseaux multiples du cortex.

Dans une première étape, il y a mobilisation de l’orientation de l’attention sur la zone d’apparition d’un stimulus, comportant selon les cas, c’est-à-dire selon la concentration exigée et l’importance de la tâche, une inhibition des autres zones de l’espace alentour. Deux processus sont alors activés, l’un mobilisant la voie ventrale qui va permettre de caractériser l’objet vu dans sa forme, ses détails et, par rapprochement avec des représentations stockées en MLT, de l’identifier (Ungerleider & Mishkin, 1982); l’autre recrutant la voie dorsale du cortex, va encoder les propriétés spatiales du stimulus, et en définir la position dans l’espace, l’orientation et la taille. Cette voie serait d’autant plus recrutée que la tâche ne serait pas seulement perceptive mais serait orientée vers l’action, ce volet action caractérisant pour certains auteurs la voie dorsale (Goodale & Milner, 1992).

Le traitement des relations spatiales est d’une double nature. Il s’agit premièrement de définir les coordonnées de l’objet par rapport à son espace, ce qui facilite la préparation d’une action en fonction d’une intention. Il s’agit deuxièmement de définir l’appartenance catégorielle de la métrique selon que l’objet est au-dessus ou en-dessous du repère le plus saillant dans cet espace ou par rapport à d’autres objets (Kosslyn & Koenig, 1992). Relations spatiales catégorielles ou coordonnées font l’objet de traitements divisés par deux sous-systèmes neuro-anatomiques fonctionnels, avec spécialisation hémisphérique. L’encodage des relations spatiales catégorielles serait latéralisé dans l’hémisphère gauche, le rangement de la relation spatiale dans une catégorie s’apparentant à la fonction du langage, qui est principalement traitée par l’hémisphère gauche. L’encodage des relations spatiales coordonnées serait quant à lui le fait de l’hémisphère droit, hémisphère qui est spécialisé dans le déplacement de l’attention visuo-spatiale (De Renzi, 1982). Les arguments expérimentaux sont nombreux à l’appui de cette distinction hémisphérique. Relevons notamment l’évidence d’un traitement préférentiel par l’hémisphère droit des stimuli les plus distants par rapport à la fovéa, provenant des neurones aux champs récepteurs les plus larges, alors que le traitement de l’hémisphère gauche serait alimenté par les informations captées par les neurones aux champs récepteurs plus petits traitant du détail (Kosslyn et al., 1994b).

Dans notre expérience 1 sur le chunking, nous avons analysé la performance au rappel de la position 4 comme attestant de l’avantage du traitement du mouvement potentiel par les joueurs. Ceux-ci sont entraînés à voir mentalement les déplacements possibles des pièces, singulièrement des pièces à fort rayon d’action, tels les Fous sur les grandes diagonales (a1-h8, ou a8-h1), ou les Tours de la 1ère à la dernière rangée, ou de la colonne A à la colonne H. Ils en tirent un double avantage. Pour l’extraction rapide du mouvement (Thorpe, 1995) dans les relations spatiales d’une part : ceci permettant en voie descendante d’enrichir le traitement par la voie ventrale de ce qui est plus fin ou de détail. Les joueurs seraient ainsi plus efficaces dans un processus de reconnaissance des objets contenant un élément fort de mouvement potentiel (motion-encoded objects de Kosslyn & Sussman, 1996).

On peut d’autre part émettre l’hypothèse que pour le traitement des relations spatiales catégorielles, notamment si l’élément distance vient s’ajouter à un mouvement potentiel, les joueurs seraient mieux entraînés que les non-joueurs. La structure forte des deux diagonales entrecroisées de la Position P4, qui correspond à l’espace privilégié de mouvement des Fous, a fait l’objet d’une vitesse et d’une qualité de traitement qui a, en retour, nourrit le processus de mémorisation des relations spatiales entre les chunks, avant que le sous-système d’encodage des motifs à l’intérieur des chunks n’intervienne pour parfaire l’identification visuelle et la mémorisation.

Nous avons souhaité vérifier si notre hypothèse d’interprétation de l’avantage trouvé dans le rappel de la position P4, quelque cohérente qu’elle fût avec la littérature, était correcte, et, pour ce faire, nous avons retenu dans cette expérience 4 un protocole axé sur une tâche de traitement de relations spatiales catégorielles. La tâche reprend le paradigme de Kosslyn (1989) dans lequel il s’agit de décider si un stimulus (un point) apparaissant sur un écran est au-dessus ou au-dessous d’une barre présentée durant un court instant préalablement mais ayant disparue. Mais pour nous focaliser sur la question de la prise en compte du mouvement apparent et de son traitement plus ou moins facilité par la pratique échiquéennes, nous avons modifié le dispositif expérimental. D’abord en choisissant deux stimuli dont chacun est mobile, c’est-à-dire peut apparaître n’importe où dans un champ visuel divisé. Ensuite en sortant du seul plan vertical, qui fige une partie du jugement car paradoxalement il « sur-catégorise » la relation spatiale, et pour ce faire en introduisant un facteur de distance entre les deux stimuli. Par la variation de cette distance, nous souhaitions favoriser, lors du changement de l’attention d’un stimulus à l’autre, la variable extraction rapide du mouvement, et apprécier si cette variable subissait un éventuel effet de la pratique échiquéenne.