11 - Problématique de l’interaction savoir-sujet

Le jeu d’échecs a pour caractéristique essentielle de reposer sur une fonction de calcul et de simulation d’enchaînements de coups, laquelle est opérée mentalement sans qu’il soit possible de voir ce que l’on calcule physiquement puisqu’il est interdit de toucher les pièces durant une partie. Le joueur doit maintenir en mémoire de travail les coups auxquels il pense et les variantes qui en découlent c’est-à-dire les enchaînements « si... alors ». Cette mémorisation lui permet de choisir en fonction de divers paramètres liés au contexte : ce qu’il sait de son adversaire, le temps restant à chacun, sa propre psychologie, laquelle, selon qu’il est plutôt prudent et sur la défensive ou confiant et attaquant, le conduira à rechercher à tenir pour obtenir une partie nulle (match nul) ou à être offensif pour tenter le gain.

Cette caractéristique majeure peut rebuter n’importe qui, surtout chez des sujets jeunes où l’effort de réflexion est peu valorisé, voire est perçu comme négatif, - les adolescents n’ont-ils pas inventé l’expression « se prendre la tête »-.

Dans la définition de l’interaction savoir-sujet, l’objectif était en conséquence d’animer la phase de réflexion pour la sortir de cette image négative.

Nous avons cherché la solution en introduisant une dynamique orale dans le travail d’analyse et de calcul. Durant ce temps d’analyse et de calcul, le sujet est invité à se poser des questions à voix haute et/ou à répondre à des questions qui lui sont posées. Il chemine ainsi dans l’espace-problème, avançant pas à pas à travers ses questions et les réponses qu’il a lui-même apportées. Le temps de réflexion comporte ainsi une dynamique et devient vivant tout en respectant une nécessité pour l’acquisition du savoir.

Ce choix délibéré nous a conduit à retenir une méthode reposant exclusivement sur la résolution de mats. Le logiciel est en conséquence organisé autour de la recherche du coup qui fait mat. Les concepts et notions sont tous abordés par le truchement de cette méthodologie de la recherche des mats.

Après avoir appris les règles de déplacement des pièces, l’élève est immédiatement et exclusivement soumis à des positions de mat. Il est donc centré sur le but final majeur - mater le roi adverse - et motivé par la recherche d’un résultat immédiat (une exigence à cet âge) et tangible : comment mater en un, deux ou trois coups.

L’ensemble de la méthode verra l’enfant résoudre par lui-même près de quatre cents mats.

La suite des mats à trouver est organisée selon une progression intégrant peu à peu un plus grand nombre d’éléments à prendre en compte tels que : le nombre de pièces, le choix entre plusieurs coups possibles, le calcul sur un plus grand nombre de coups, l’ampleur de l’espace à analyser, l’apparition de notions de sacrifice... Ces éléments conduisent à l’élaboration progressive d’une véritable stratégie mettant en jeu l’utilisation simulée de plusieurs pièces liées entre elles devant un échiquier dont on ne peut pas bouger les pièces.

Pourquoi commencer directement par la recherche des mats ?
Plusieurs raisons nous ont conduit à retenir cette didactique reposant sur la seule recherche de résolution de mats tenant à la fois à la construction de la base de connaissances en MLT, et à la consolidation d’une méthodologie de résolution de problèmes par questionnement de l’espace-problème.

  1. pour hiérarchiser le réseau de connaissances futures et renforcer le poids de certains liens associatifs entre concepts
    L’action de faire échec au Roi adverse sans que celui-ci puisse se défendre, ce qui fait que le coup suivant il sera pris, s’appelle le mat. Dans le réseau de concepts échiquéens c’est le noeud essentiel, celui qui a le plus de valeur et constitue le but exclusif de la partie (gain ou perte de la partie). Ce noeud est à la base de tous les réseaux et raisonnements, on le trouve par exemple opérant pour :
    • le positionnement des pièces en fonction du Roi adverse
      Ainsi la diagonale d’attaque du Roi a une toute autre valeur pour un Fou que les autres diagonales sur lesquelles le Fou peut se déplacer. On ne peut comprendre le fianchetto sur l’aile Roi (positionnement du Fou du Roi devant celui-ci et sur la grande diagonale) qu’une fois que l’on en a vérifié sa rare efficacité dans les réseaux de mats,

    • l’analyse et l’évaluation du risque pour son propre Roi
      Ceci oblige à effectuer les mêmes calculs de relations entre les pièces de l’adversaire dirigées sur son Roi pour mieux voir ou simuler leur action combinée. Cette étape est préalable aux calculs sur les mouvements possibles de ses propres pièces. Il s’agit d’une suspension de son désir d’action, lequel conduit le joueur à oublier de regarder ce que peuvent faire les pièces adverses ; suspension qui est chez l’enfant une étape coûteuse au plan psychologique et mal acceptée. Apprendre à s’occuper d’abord de l’autre avant d’envisager ce que l’on peut faire soi est difficile. Le joueur débutant suit son plan, et il s’y accroche d’autant plus qu’il a peu investi de temps pour y réfléchir un ou deux coups à l’avance, et bien souvent une pièce plutôt que la combinaison de plusieurs -. A fortiori n’a-t-il pas au préalable essayé d’anticiper ce que pourrait jouer son adversaire.

    • la combinaison de pièces
      Le mat n’est possible dans la plupart des cas qu’en constituant un réseau de mat par l’action conjuguée de plusieurs pièces. Cette notion de réseau de pièces, c’est-à-dire du calcul de l’action combinée des pièces, n’est compréhensible qu’appliquée à la mise en jeu du Roi adverse et n’offre que peu d’intérêt si elle est présentée sans ce but du mat. La notion de réseau de pièces, étudiée lors de la recherche de mats, deviendra une véritable méta-connaissance (première dimension du concept de stratégie), alors qu’il y a de fortes chances qu’étudiée hors ce contexte elle reste au seul niveau de connaissance déclarative sans s’élever au plan contextuel qui seul définit la compréhension (Kintsch, 1988).

    • les concepts opératoires intermédiaires
      Certaines notions appartiennent à la catégorie des instruments et outils tactiques en cours de partie, comme par exemple le clouage ou la découverte. La notion de clouage est peu motivante si on en a pas vérifié préalablement sa force dans un réseau de mat, où une pièce ne peut venir sauver son Roi en s’interposant ou en prenant l’attaquant du fait qu’elle est clouée et qu’elle ne peut se déplacer sans mettre en échec à la découverte son propre Roi. Apprendre les règles tactiques principales dans le contexte de la recherche d’un mat garantit l’utilisation récurrente de ce concept lorsque, dans des situations apaisées, des clouages paraissent comme des coups inutiles et sans intérêt immédiat, voir sans but apparent. Pour l’étude des buts immédiats, par différence avec les buts différés, notion difficile à accepter, rien ne peut être mieux que d’avoir vérifié combien un clouage peut s’avérer payant et décisif longtemps après avoir été joué. La notion de clouage est presque contre-intuitive puisqu’elle consiste à jouer non pour prendre ou pour aller ailleurs le coup d’après mais à se fixer sur une case et à y rester pour empêcher une pièce de l’adversaire de jouer.
      Apprendre selon l’étalonnage du mat permet de définir très tôt une hiérarchie de valeurs d’activation des réseaux, laquelle interviendra de façon récurrente dans la suite de l’apprentissage et du jeu, et sera déterminante pour l’organisation en MLT de la base de connaissances puisque celles-ci seront stockées non pas de manière indifférenciée mais avec un poids d’activation stratégique, notion qui constitue un élément primordial dans les structures de récupération (retrieval structure, Gobet, 1996b).

  2. pour rendre plus sélectif, pertinent et efficace le traitement de l’information en cours de partie
    Une stratégie mieux contrôlée est plus discriminatrice et plus généralisable aux différentes positions survenant. Le réseau hiérarchique mémorisé en MLT permet de voir la situation et de la faire parler, comme on le fait d’un problème de façon plus sélective en attachant peu d’importance à des éléments identifiés comme sans rapport avec le mat et, en revanche, en concentrant beaucoup d’attention et de calcul en profondeur chaque fois que des coups joués ou pouvant être joués établiront un rapport direct avec la situation future du Roi (menace ou sécurité). En d’autres termes, le traitement fait en permanence de la situation sur l’échiquier sera opéré à travers une grille de valorisation et d’évaluation, ce qui constitue l’information la plus pertinente mais aussi la plus difficile à générer : savoir où l’on en est et interpréter une situation est une capacité décisive, dans les situations à but final en tout ou rien caractéristique de la pensée stratégique.

  3. pour très vite se doter de règles
    Lorsque l’on est confronté au risque majeur, on se dote de procédures personnelles fortes. Par exemple, on s’oblige à roquer pour mettre le Roi à l’abri, après avoir étudié des mats où des Rois n’ayant pas roqué se retrouvent au centre de l’échiquier sous le feu combiné de nombreuses pièces adverses. Ou bien, autre exemple, on ne prend pas le risque du mat du couloir et pour cela on joue le pion de la garde h7 ou h2, opération que l’on a tendance à reporter considérant que l’on a toujours quelque chose de meilleur à jouer. Il s’agit en quelque sorte d’accepter l’acquisition de règles automatiques non négociables et procéduralisées, qui sont typiquement de l’ordre méta-cognitif (cf. les ‘compositions’ chez Anderson qui voient les stratégies se combiner selon la logique du traitement hiérarchisé des objectifs : « certes porter mon Cavalier sur la case d5 est un bon coup mais jouer h7 et dégager une case de fuite à mon Roi au cas où une Tour ferait échec est plus important pour la suite de la partie. » .)

  4. pour maintenir un fort degré de motivation.
    Il faut trouver (et l’enjeu est vital, 1-0) les heuristiques d’exploration qui sont la base du calcul en profondeur des coups en cours d’une partie. Mais l’entraînement à de telles heuristiques appliquées à une exploration dont le but n’est que de trouver le bon coup pour soi et pour l’adversaire en réponse - ce qui est très relatif et difficilement appréciable- peut s’avérer fastidieux pour un enfant. La force d’un but immédiat - le logiciel lui annonce qu’il y a mat en 2 ou 3 coups - explique que l’apprentissage de ce qu’est un arbre de choix soit plus aisé et très motivant dans les recherches.