14- Discussion

  1. Aucune différence sociologique n’existant dans le recrutement des élèves selon les classes, nous avions posé l’hypothèse d’une absence de différenciation dans l’accès au registre lexical. De plus, la très grande familiarité des noms d’animaux choisis écartait le risque d’un effet de l’étendue du registre lexical. A l’intérieur de chacune des deux écoles, instituteurs et directeurs nous ont déclaré ne pas avoir constaté d’écart entre les performances scolaires des classes des trois conditions. Ils ont également attesté et justifié que la variété des cultures d’origine des familles était égale entre les classes des trois conditions contrôle, joueurs méthode classique, joueurs méthode transfert. Enfin, ils ont témoigné d’une plus grande facilité des filles s’agissant de la production de langage et de l’écrit.

  2. Si l’étendue du registre lexical n’est pas réputée différente entre les trois classes, la différence de performance entre les sujets doit en conséquence être recherchée ailleurs.

  3. Le premier élément d’analyse des résultats porte sur le nombre d’erreurs. Entre les trois groupes la différence dans le nombre d’erreurs est significative, et c’est la variable nombre d’erreurs qui rend significatifs les écarts pour les scores nets, alors que pour les scores bruts ils ne le sont pas.
    Pourquoi les sujets joueurs par rapport aux sujets contrôle, et, parmi les joueurs, les joueurs du groupe 3 par rapport à ceux du groupe 2, commettent-ils moins d’erreurs ?
    Plusieurs explications sont possibles. Tous les élèves ayant pratiqué de façon égale en temps la salle informatique avec leur maître, une fréquence d’erreurs tenant au maniement de la souris doit être écartée.
    Rappelons qu’il y a erreur lorsque sont cliquées deux syllabes constituant un non-mot, c’est-à-dire que l’enfant qui a cliqué sur une syllabe espérant constituer un mot en trouvant la deuxième syllabe de celui-ci ne la trouve pas et clique sur une suivante sans lien avec la première. Ce cas peut survenir lorsque l’enfant pense à un mot qui n’appartient pas à la catégorie des animaux, par oubli de la consigne, ou à un mot composé de plus de deux syllabes. Un autre cas peut se produire, lorsque le sujet aperçoit une syllabe qui s’apparie à une autre, et clique sur la seconde avant d’avoir cliqué sur la première (tue-tor au lieu de tor-tue). Ces deux cas peuvent correspondre à une surcharge de la mémoire de travail du fait du grand nombre de syllabes balayées du regard, laquelle entraîne l’oubli de la règle d’ordre du clic ou de la règle d’appartenance à la catégorie unique des animaux, ou du nombre de syllabes. Cette première explication privilégie donc l’hypothèse d’une meilleure efficacité de la mémoire de travail chez les joueurs grâce à une attention sélective mieux mobilisée et préservée des interférences. Parmi les conseils donnés aux joueurs pour la conduite d’une partie d’échecs, quelle que soit la méthode, il y a la recommandation d’examiner chaque pièce de l’adversaire l’une après l’autre afin de vérifier où celle-ci peut se déplacer et ainsi découvrir une menace éventuelle sur ses propres pièces. Le travail de combinaison de deux voir trois pièces pour mater le Roi adverse entraîne également à l’examen simultané de plusieurs items. Il peut en découler une meilleure aptitude à concentrer son attention sur les seules pièces concernées, les autres, pourtant présentes sur l’échiquier, étant ignorées.

  4. On peut avancer également l’hypothèse d’une moindre impulsivité chez les joueurs dans l’action de cliquer sur le cartouche d’une syllabe, due à un souci de contrôle supplémentaire du choix envisagé. Cette obligation du contrôle de l’acte avant son accomplissement étant une recommandation sur laquelle il est beaucoup insisté dans la pratique des échecs, et qui constitue un élément clé de méthode.

  5. Enfin, on peut trouver dans le traitement visuo-spatial de la grille de quarante syllabes une explication de la meilleure performance des joueurs. Il ne semble pas que ce soit principalement la vitesse de ce traitement qui soit discrimante, puisque l’effet de la variable temps de réponse n’est pas significatif, mais plutôt la qualité de celui-ci. Cela conduit à privilégier, d’un point de vue cognitif, une différence à la fois dans la technique de balayage visuel de l’écran et, en conséquence, dans la composante mémoire de travail. Un meilleur balayage visuo-spatial peut intervenir si le sujet applique un minimum de planification de la lecture des syllabes, plutôt que de parcourir au hasard la grille ou de balayer l’écran à la recherche d’une syllabe après la lecture de l’une d’entre elles. Une telle planification augmente la résistance aux interférences, allège la mémoire de travail visuo-spatiale, et rend en conséquence plus efficiente la mémoire de travail verbale sollicitée par la récupération du mot dans le registre lexical. Cette hypothèse est cohérente avec ce que nous savons du modèle de la mémoire de travail (Baddeley,1994) et du rôle particulier de la composante ’exécutif central’ de celle-ci.

  6. Cette interprétation des résultats est validée par le fait que le nombre d’erreurs chez les joueurs garçons est sensiblement égal à celui des filles alors qu’il est voisin du double chez les sujets contrôle. La pratique effacerait la différence habituellement constatée entre filles et garçons au profit des premières chez les sujets de cet âge dans la capacité de concentration et d’attention. Ceci nous paraît s’expliquer par une mobilisation accrue de « l’exécutif central » de la mémoire de travail qui gère la double tâche verbale et visuelle. Cette interprétation est cohérente avec l’analyse de l’effet de la pratique présentée pour l’expérience 2 ; rappelons que dans celle-ci, alors que chez les sujets non-joueurs on trouvait une différence très significative entre filles et garçons, celle-ci en revanche disparaissait chez les joueurs.

  7. L’effet fortement significatif du genre pour la variable temps de réponse nous a conduit à vérifier préalablement si un biais expérimental ne tenait pas à la proportion différente entre filles et garçons selon les groupes. Les chiffres sont en fait à peu près identiques, avec un rapport filles/garçons de 44% pour les groupes 1 et 2 et de 48% pour le groupe 3.

  8. Il faut donc en déduire s’agissant de cette variable temps de réponse que les filles sont plus rapides, sans que cela s’accompagne d’une meilleure efficacité, alors même qu’il s’agit d’une tâche Langage.
    Cette constatation est insolite. Nous savons en effet par la littérature et par l’expérimentation, y compris en neuro-anatomie fonctionnelle, que pour des tâches mobilisant la fonction Langage, les filles sont habituellement plus performantes que les garçons ; ce que nous avons nous-mêmes constaté dans notre expérience sur la reconnaissance de mots 2.
    Dans cette épreuve-contrôle, certes, le nombre de mots reconstitués par les filles est dans les trois groupes plus élevé que celui des garçons, mais l’effet genre n’est toutefois pas significatif. Ceci conforte l’analyse privilégiant l’existence de la composante attentionnelle dans cette épreuve contrôle.

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Figure 103 : Ecran présentant le principe de la tâche de l’épreuve Compréhension de texte.