1 – Problématique théorique et objectifs

Les cognitivistes distinguent trois niveaux d’analyse d’un texte lu ou entendu.

  • A un premier niveau, il s’agit simplement de la forme des mots et de la syntaxe, fréquemment dénommé niveau des micro-structures : l’adjectif qui est approprié avec le substantif, le sujet et son verbe.

  • Le deuxième concerne le sens de la phrase. Il porte sur le sens des éléments contenus dans le texte au plan local - le mot et ses attributs -, ou global - on parle de macro-structure - de l’ensemble de la phrase.

  • Le dernier, enfin, s’attache à l’interprétation pragmatique du sens de la phrase par rapport à l’entendant ou au lecteur et à la situation ou contexte de celle-ci, à l’intérieur d’un corpus plus large. La compréhension dépend de l’élaboration faite d’un modèle de la situation décrite par le texte dans son ensemble, lorsque les propositions ne sont pas proches entre elles et que le lien

doit être trouvé en recourant à des éléments présents ailleurs dans le texte, voire absents du texte littéral mais pouvant être déduits du modèle global de compréhension. Cette construction par le lecteur a pour but de dégager un sens global («search after meaning», Graesser, 1994). Elle est particulière à chacun, c’est-à-dire dépend largement de ce que sait le lecteur et de son état d’esprit au moment de la lecture.

Ce point introduit la distinction entre sens littéral et sens intentionnel. Lorsque je m’entends questionné : « pourrais-tu ouvrir la fenêtre ? », je comprends la question comme une demande d’action et non comme une interrogation générale sur ma capacité à ouvrir ou non une fenêtre. C’est qu’en effet, la plupart du temps, le sens est contextualisé et non littéral. Et la palette d’expression est grande, où des sens variés sont véhiculés qui dépendent des intentions plus ou moins claires ou cachées du locuteur à l’égard de son vis-à-vis, selon par exemple qu’il maniera l’humour, l’ironie, ou encore l’agressivité latente.

Il y a compréhension quand on peut établir une interaction entre les éléments linguistiques lus dans le texte, les connaissances du lecteur et les conditions dans lesquelles est réalisée la tâche, interaction qui caractérise la construction du modèle de la situation particulière.

Pour faciliter la compréhension, le lecteur comble les manques ou trous dans la cohérence entre les différents éléments et phrases, à partir de ses connaissances en MLT (la compréhension est donc liée à la capacité de la MLT, Just & Carpenter, 1992; Ericsson & Kintsch, 1994), ou en produisant des inférences, c’est-à-dire des passerelles entre parties du texte afin de dégager un sens général. Si je lis la phrase « la maison a brûlé, le chat est mort. », je n’ai aucune difficulté à inférer que le chat était dans la maison lorsque la maison a pris feu et qu’il n’a pu en sortir. L’inférence est donc le coeur de la compréhension (Schank, 1976). Pour trouver du sens à un texte, le lecteur produit en permanence des liens ou passerelles tout au cours de l’avancement dans le texte.

Le sens devient alors l’interprétation d’un contexte, c’est-à-dire d’une configuration de liens entre unités sémantiques du texte et configurations voisines activées en MLT par celles-ci, ce qui fait dire à Rossi (1999) : ‘«  Il n’y a pas de sens, il n’y a que des contextes ; les configurations importent plus que les primitives.’ »

La compréhension est donc un processus à deux voies parallèles et concomitantes de construction-intégration (Kintsch, 1988, 1995).

  1. La construction, ou phase cognitiviste du modèle, correspond à l’activation des représentations contenues dans les éléments propositionnels de chaque phrase, activation assez large qui accepte toutes celles qui arrivent sans contrôle à priori, représentations pertinentes, mais aussi redondantes, contradictoires lesquelles sont traitées et triées. C’est la base de texte.
    Intervient ensuite une étape où l’on compare et sélectionne ces représentations avec ce qui existe dans nos connaissances en MLT. Cette étape d’élaboration permet d’opérer un premier traitement en vue de lier entre elles les propositions. A ce stade apparaissent les manques ou problèmes de cohérence locale. Une phase de productions d’inférences permet de réduire ces difficultés de cohérence locale ou de macro-structures, c’est-à-dire de liens entre les différentes phrases.

  2. La phase d’intégration dans un modèle global de description et de compréhension de la situation peut alors intervenir. Elle consiste en une valorisation des éléments apporteurs de sens, en l’éviction des représentations activées non pertinentes ou moins pertinentes, et en l’étiquetage de ce qui est contradictoire en vue d’un traitement ultérieur (Tapiero et Otero, 1999). Cette phase consiste en quelque sorte à un calcul matriciel de connexité, selon un processus très connexionniste (Rumelhart, 1986), qui voit renforcées les activations initiales ayant le plus de potentiels de cohérences matricielles, et écartées ou épinglées celles posant problème de cohérences ou de contradictions. Ce calcul opère en l’état de l’existant, mais également par anticipation, c’est-à-dire par la prédiction d’un sens probable compte tenu de l’état du modèle élaboré de la situation. Cette dimension prédictive fait que l’on s’attend à lire ceci ou cela ou que l’on interprète le nouvel élément d’information conformément à l’organisation bâtie des informations recueillies et traitées jusqu’alors.

L’intégration consiste donc au renforcement des informations pertinentes parce que cohérentes avec le sens global qui se dégage au niveau de la macro-structure, liant les phrases et le modèle de la situation. Ce processus d’intégration est asynchrone, multidimensionnel et permanent c’est-à-dire en action tout au cours de la lecture avec recherche permanente de relaxation du réseau connexionniste des valeurs activées.

Ce processus, nous l’avons mentionné, est en relation directe avec le niveau de connaissances initiales du lecteur. L’acquisition de connaissances dans la lecture d’un texte est très directement influencée par les connaissances préalables. Par l’analyse des temps de lecture et des performances en mémorisation, il a été mis en évidence que ceux-ci varient en fonction du niveau de connaissances initiales, non seulement dans le traitement à l’entrée (temps de lecture) mais également dans l’apprentissage et le transfert (Tapiero, 1991).

Un lien peut en effet être établi entre l’aptitude au transfert et la capacité à comprendre la structure d’un texte. En d’autres termes plus le sujet sera capable de bâtir un modèle de situation à partir d’un texte ou d’une histoire, plus il y a de chances qu’il puisse utiliser à nouveau cette méthode de structuration de la situation pour l’appliquer par analogie à de nouvelles histoires associées à de nouveaux contextes (Carbonell, 1982). ‘The situation model is a subjective abstract, a flexible schema allowing for a collection of similar situations’ (Van Dijk & Kintsch, 1983).

Le fait que, dans notre expérience, les élèves soient tous issus du même niveau socio-éducatif minimise le facteur de connaissances préalables et valorise de façon privilégiée dans cette épreuve de compréhension de texte la composante élaboration d’un modèle de situation du texte lu. L’hypothèse retenue dans notre paradigme est que plus le sujet aura bâti un modèle de situation pertinent, mieux il sera capable de récupérer le sens du texte et, en conséquence, de réaliser la tâche consistant à ré-agencer dans le bon ordre les verbes de ce texte. Est-ce que sept mois de pratique auront aidé les sujets joueurs à développer une capacité de traitement de la macro-structure pour intégrer ceux-ci et élaborer un modèle de la situation ? Telle était la question que nous posions en recourant à cette épreuve-contrôle.

Si une différence devait être observée, cela démontrerait, d’une part que l’apprentissage du questionnement de l’espace-problème a un rapport avec le modèle d’élaboration du sens au cours de la lecture d’un texte, et d’autre part que l’habileté apprise dans ce questionnement est en partie transférable d’un domaine à l’autre, du domaine de la résolution de problèmes à celui de la compréhension d’un texte en lecture non experte.

Pour cette expérience, nous avons retenu un protocole semblable à celui défini par Zwann (1995) qui s’organise autour d’un indiçage des évènements d’une histoire par les verbes (verb clustering - analysis). Il s’agit de présenter une histoire et de sélectionner au sein de celle-ci les verbes qui sont les plus pertinents pour décrire l’enchaînement des actions. Pour le choix des histoires et des verbes à l’intérieur de celles-ci, Zwann (1995) insiste sur le fait que dans le contexte de la situation il ne doit y avoir aucune ambiguïté sur le sens du verbe, et que seul celui-ci puisse être associé à l’événement partie de l’action.