1 – Problématique théorique et objectifs

L’activité d’imagerie visuelle, c’est-à-dire la création d’images mentales en l’absence de percept, est utilisée couramment dans la vie quotidienne. Il peut s’agir d’imaginer un objet en un lieu afin de le mémoriser et de prévenir le risque d’oubli. Il peut également s’agir de se représenter mentalement un geste que l’on doit accomplir, une situation ou un lieu afin d’en faire évoluer les paramètres, par exemple, imaginer ce que ce serait le dispositif d’un salon si l’on changeait la place respective des différents meubles et objets, en tournant dans divers sens ceux-ci dans le but d’en trouver l’angle de présentation qui nous paraît le plus agréable ou judicieux.

Les liens entre imagerie et mémoire ont fait l’objet de fructueuses études attestant de l’importance pour la mémorisation de l’adjonction à l’encodage verbal d’une image plus ou moins construite ou située. L’évidence neuropsychologique a été apportée au cours des années récentes à la théorie du double codage symbolique verbal et imagé posé par Paivio (1971, 1979) mettant en valeur l’importance du rôle de l’image.

Rappelons que le paradigme principal des premières études sur la nature des représentations visuelles mentales retenait la comparaison entre deux objets. Shepard et Metzler (1971) proposent des paires variant par leur orientation dans l’espace, la décision de savoir s’il s’agit d’objets identiques nécessitant d’opérer une rotation mentale de l’un jusqu’à ce que celui-ci ait la même orientation, rendant alors la comparaison plus aisée. La présentation selon des angles allant de 0 à 180 degrés entre les deux stimuli a permis de mesurer une augmentation linéaire du temps nécessaire à opérer la rotation mentale sans perdre la structure au cours de cette rotation. Des résultats concordants - bien que moins linéaires pour les degrés d’angle de rotation les moins élevés (Hock & Tromley, 1978) - sont trouvés lorsque la comparaison est faite entre des formes plus familières que des objets abstraits, telles que des lettres de l’alphabet (Cooper & Shepard, 1973). Ces deux derniers auteurs retiennent un paradigme de rotation mentale avec pour stimuli des mains (1975) dont ils étudient les conditions de transformation de l’image vue pour créer une image plus conforme au modèle connu afin d’opérer une identification main gauche main droite.

Les sujets sportifs de haut niveau ont été beaucoup étudié (basketteurs, skieurs ou hockeyeurs), la part d’imagerie dans la répétition à l’entraînement du geste à accomplir s’avérant très efficiente (Eloi & Denis, 1987).

La théorie principale des images mentales visuelles a été posée par Kosslyn, assumant que les images mentales recrutent les mêmes sous-systèmes de traitement que la perception visuelle, (1978, 1991). L’étude des patients cérébro-lésés a confirmé le recouvrement des mécanismes de la perception visuelle et de l’imagerie (Farah, 1988, Levine, Warach, et Farah, 1985) tout comme les études sur l’héminégligence de patients de Bisiach et Luzzatti (1978) ne rappelant que les éléments de la partie droite de la place du Duomo de Milan.

Le développement de l’utilisation des techniques d’imagerie médicale en neuropsychologie cognitive a permis d’apporter les preuves des liens existant entre imagerie mentale et perception visuelle (Farah, 1986) et du recouvrement des structures anatomo-fonctionnelles de la perception visuelle et de l’imagerie mentale (Kosslyn, 1994). Les études les plus récentes ont témoigné de ce recouvrement très large des activités de perception visuelle et d’imagerie visuelle, recrutant les mêmes zones occipitales, pariétales et temporales (Mellet, Tzourio, Denis & Mazoyer, 1995) laissant ouverte la question de l’existence ou non d’une image en V1 lors de l’activité d’imagerie mentale.

Si l’imagerie visuelle repose sur une telle communauté de mécanismes neuro-fonctionnels, nous posons l’hypothèse qu’un lien doit pouvoir être établi entre l’habileté cognitive de traitement visuo-spatial développée par la pratique du jeu d’échecs, telle que nous l’avons mise en évidence dans nos expériences 1 et 3, et l’efficience dans une tâche d’imagerie mentale.

Quel paradigme expérimental pouvions-nous retenir pour l’investigation de notre hypothèse ? L’épreuve de rotation mentale de mains est un paradigme auquel il est fréquemment recouru pour l’étude de l’imagerie visuelle et de ses déficits (Parsons, 1994). Cette activité de rotation mentale est présente très tôt dans le développement de l’enfant, ce qui nous confortait dans l’idée de retenir ce paradigme s’agissant d’élèves de CM2. Ainsi a-t-on établi que dès l’âge de six ans les enfants font aussi bien que des adultes dans une tâche de rotation mentale (Estes, 1998). L’évidence neuro-anatomique des mécanismes impliqués dans une opération de rotation mentale a été rapportée, entre autres par Kosslyn et collaborateurs (1998), avec une différence importante entre les régions cérébrales selon que la rotation concerne des objets ou les mains. Dans le cas de la rotation de la main, en effet, on observe une activation des régions impliquées dans la préparation du mouvement, ce qui n’est pas le cas avec des figures géométriques. Mentionnons également les études sur des enfants atteints de troubles du langage, qui ont mis en évidence les liens existant entre l’imagerie visuelle et la fonction langage : les sujets atteints de troubles du langage connaissent un déficit représentationnel diffus (Johnston, Weismer 1983), ce déficit de la fonction langage rejaillissant sur l’imagerie visuelle.

Une tâche de rotation mentale présentait également l’avantage de pouvoir prendre en compte la différence entre sexe telle qu’elle ressort de la littérature. Karadi (1999, 2001) a montré que cette différence, très manifeste chez l’adulte, n’existait pas chez des enfants de 9 ans, ce qui postulerait un changement lié au développement cognitif. Notre étude portant sur des sujets de 10 ans et 9 mois d’âge moyen, il n’était pas inintéressant, à titre secondaire certes par rapport à notre objectif expérimental, de regarder si cette différenciation était présente ou non dès cet âge.