12-21 Le recul cognitif de l‘intervenant au regard de son savoir disciplinaire

Dans notre développement de la deuxième partie nous avons rappelé l’impératif catégorique de refus de tout modèle didactique qui reposerait sur les schémas conceptuels de l’expert du corpus à enseigner (Resnick, 1983).

Grâce au recul qu’il a pris par rapport à sa discipline, l’intervenant est capable de partir des représentations préalables de l’élève relatives directement ou indirectement au corpus concerné, au moment où celui-ci commence à découvrir les connaissances nouvelles d’une matière. C’est à partir de celles-ci qu’il va construire la nouvelle connaissance. La fonction de l’intervenant est donc une fonction d’étayage (Bruner, 1964) qui, de façon dynamique, organise l’acquisition de la connaissance en une suite de schèmes et notions de plus en plus complètes, complexes et ouvertes sur « l’autour », dont certaines références de son univers quotidien. Le but de l’enseignant n’est pas d’apporter les ’patrons’ de connaissances de l’expert tels quels au novice, dans la mesure où ce dernier aura des difficultés à construire ses connaissances à partir des représentations mentales de l’expert-enseignant, alors que ses propres représentations préalables à l’enseignement appartiennent à un champ conceptuel beaucoup plus pauvre et réduit. L’enseignant, en conséquence, doit plutôt partir des représentations ou pré-conceptions présentes chez le sujet et générer un processus de construction autonome et ouvert, autorisant l’évolution progressive de la connaissance préalable vers une connaissance plus complexe et par conséquent plus conforme au modèle de l’intervenant. L’enseignant aidera à la construction régulière de « ponts cognitifs » (Ausubel, 1968) reliant les éléments acquis progressivement. Ce processus de construction progressive a pour conséquence d’obliger l’intervenant à constamment suivre, en parallèle, les diverses formes que prend la construction, afin d’en saisir toutes les opportunités et d’en identifier les obstacles.

Cette fonction d’aide à l’auto-élaboration de la connaissance n’est possible que si la didactique est construite à partir de situations-problèmes, dans lesquelles l’action de l’élève éclaire l’enseignant sur le processus d’acquisition en cours. A travers cette écoute du processus d’auto-construction, l’enseignant peut constamment mesurer l’écart existant entre la connaissance à acquérir et l’état auquel est parvenu le sujet.

Nous avions schématisé la nature de cette intervention en fin de deuxième partie de la façon suivante (Figure 136).

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Figure 129 : Schéma de la fonction de l’intervenant selon l’étape didactique.

Ce choix de stratégie didactique privilégie la construction par l’élève du champ conceptuel. Il n’exclut pas pour autant une deuxième composante nécessaire, à savoir l’apport d’un modèle encadrant et donnant sens à la situation-problème de base. En effet, seul le cadrage par un modèle de la situation-support d’acquisition pourra, le moment venu au cours du processus d’auto-construction, aider le sujet à prendre le recul cognitif utile au passage à un autre niveau conceptuel en rupture ou non avec l’ancien.

Ce travail d’écoute sur la construction de la connaissance est rendu possible par le recul pris par l’enseignant sur sa discipline. Ce recul est le fruit d’un travail sur la matrice disciplinaire. Par matrice disciplinaire (Develay, 1996), il faut entendre structure de la discipline aux divers plans que sont les objets, les connaissances et les procédures, enfin les situations-tâches proposées pour l’apprentissage. Nous ajouterons à cette définition, en l’intégrant délibérément au travail sur la matrice, l’examen de ce que nous appelons potentiel de transférabilité.

Ainsi, lors du travail sur les connaissances, trois volets sont abordés : celui des faits, celui des concepts intégrateurs de ceux-ci, enfin celui des procédures et méthodes. A ce stade, la phase de travail sur le potentiel de transférabilité consiste à concevoir pour ces trois volets précités les exemples de transfert dans un champ de connaissances autre que celui d’origine. Si, par exemple, la leçon porte sur le 14 juillet 1789, les éléments de la matrice sont composés de l’image de la prise de la Bastille, des concepts de rupture et de soulèvement de masse contre un pouvoir et de révolution, et des périodes de l’histoire. Le transfert portera sur chacun de ces plans et sera l’occasion pour chacun de ceux-ci d’investiguer les potentialités de transfert des éléments de cette matrice :

  • le plan des faits que sont les grandes dates symboliques, monuments, figures et objets associés et symbolisant un événement majeur ; sur ce premier plan, les exemples de transfert ne manqueront pas si l’élève recourt à son vécu personnel, à l’histoire familiale, ou si il lui est proposé un travail en petits groupes dans le but de reconstituer la matrice sur une autre date, telle le 8 mai ou le 11 novembre, ou le 25 décembre...

  • le plan des concepts que sont les périodes constituant l’histoire et les ruptures aussi bien pour des civilisations que pour des pays, des familles, des quartiers...

  • le plan des champs conceptuels, qui relient plusieurs concepts qui inter-agissent pour que soit compréhensible en sa totalité un fait : pouvoir, injustice, élections, violences, religions...

Le travail sur la matrice disciplinaire conduira l’enseignant à choisir les quelques éléments les plus démonstratifs et fructueux en termes de potentiel de transférabilité pour ce travail approfondi d’apprentissage sur l’intérêt et la manière d’apprendre l’histoire.

L’organisation du savoir de l’intervenant doit prendre également en compte une variable non plus cognitive mais se référant plus à la motivation du sujet, variable qui concerne la valeur attribuée au savoir par l’élève.

Nous avons mentionné l’importance du sens de l’apprentissage proposé au sujet, et pour cela de la compréhension et de l’adhésion au but de la tâche. Le point que nous évoquerons maintenant porte sur le sens que l’élève trouve en termes d’utilité hors l’école de ce qu’on lui demande d’apprendre. Cette question du rapport pragmatique aux savoirs (Develay, 1996) est essentielle.