E – Les suffixes de dérivation

Le wolof regroupe le marquage des voix à l'intérieur de son système de dérivation verbale qui est compris lui-même dans un système encore plus large de dérivation : le système de dérivation des verbo-nominaux. Ce système assez complexe peut se diviser en trois groupes selon la catégorie grammaticale du radical de départ et la catégorie grammaticale obtenue après dérivation. Avant d'étudier dans le détail les morphèmes qui appartiennent au système des voix, nous présentons le système de dérivation de façon générale.

Base Dérivation résultat
verbalisant Nom verbe
nominalisant Verbe nom
dérivation verbale Verbe verbe

Rappelons que le wolof est une langue où les bases lexicales sont en grande partie verbo-nominales, la catégorie grammaticale ne pouvant alors être définie que par le contexte. Cette caractéristique, assez répandue dans les langues du monde, rend difficile l'application du schéma présenté dans le tableau 17. Dans le groupe de la dérivation verbale, le problème soulevé par les bases verbo-nominales est neutralisé. En effet, même si la base verbale montre une contrepartie nominale identique, la base sur laquelle le suffixe de dérivation verbale est ajouté est comparée à la base verbale non dérivée correspondante. Ainsi, avec les bases verbo-nominales, le problème d'identification de la base ne se pose pas. En revanche, nous n'incluons pas dans l'étude des voix, les verbes dérivés par des formes similaires aux suffixes de voix si aucune base verbale non dérivée n'est présente dans la langue. Ce cas de figure est assez courant et pose des problèmes d'identification de la dérivation. Lorsque nous avons abordé les catégories grammaticales du wolof, nous avons exposé rapidement et de façon simplifiée que les bases strictement nominales peuvent être verbalisées par dérivation. Or, ces morphèmes verbalisants sont décrits comme peu productifs et en assez petit nombre (Fal, 1990). De plus, ils présentent des formes identiques à certains suffixes de voix avec des sémantismes pour le verbe créé, parfois très proches du sémantisme du suffixe de voix. Cette similarité est développée dans le chapitre 4 (A – 4.2.1.) pour le suffixe –al, mais elle est également valable dans quelques cas au moins pour les suffixe –e et –u. La différence que l'on peut relever entre les suffixes verbalisants et les marqueurs de voix tient tout d'abord au fait que les suffixes de voix ne modifient pas la catégorie grammaticale du radical. Souvent, néanmoins, on trouve que chaque forme a un affixe différent, ou qu'il n'y a pas de différence de morphème segmentable (la différence étant montrée, par exemple, par l'alternance d'une voyelle) ; dans de tels cas il est souvent difficile de savoir si une forme est dérivée de l'autre, si une dérivation réciproque peut être établie, ou si peut-être les deux formes doivent être dérivées d'une troisième qui n'existe pas ou plus dans la langue (Comrie, 1985).

Nous donnons ci-dessous un exemple où l'on peut supposer une base strictement verbale pour laquelle la base nominale serait obtenue par un des mécanismes de nominalisation (l'alternance de la consonne initiale /j/ /nj/) et où les prédicats de cette base supposée montrent tous une dérivation qui peut facilement se rattacher à un suffixe de voix.

*-jiit-
+ n– njiit m-, n. guide, chef, responsable, président. Matuloo njiit. Tu n'as pas les qualités d'un chef.
+ –al jiital, v. mettre à la tête, choisir comme dirigeant. Yow lanu jiital. C'est toi que nous avons choisi comme responsable.
+ –e jiite, v. diriger, être à la tête de. Góor gii moo jiite sunu mbootaay. C'est cet homme qui dirige notre association.
+ –u jiitu, v. se mettre devant, précéder, devancer, Maa ngi leen di jiitu ndax damay jàdd. Je vous devance parce que je dois faire un crochet.

Dans les exemples suivants, deux hypothèses sont possibles. Soit les suffixes de voix sont considérés comme affixés aux bases nominales, ils jouent donc à la fois le rôle de suffixes verbalisant et de voix, soit il s'agissait de bases verbo-nominales pour lesquelles la contrepartie verbale non dérivée a disparu et seules les constructions dérivées sont restées.

Dans la mesure du possible, nous avons évité de baser notre analyse sur ces cas, mais il nous paraît nécessaire de les souligner, comme il nous sera parfois utile par la suite de montrer les effets proches des suffixes verbalisants et des suffixes de voix.

Nous allons maintenant mentionner les suffixes qui entrent dans la catégorie des suffixes de dérivation verbale. Cette dérivation comprend, en wolof, une trentaine de suffixes (tableau 18). Tous les morphèmes qui le composent n'appartiennent pas au système des voix.

Il s'agit de suffixes qui, soit

Les informations concernant les dérivations verbales en wolof n'étant pas toujours homogènes, nous reprenons dans le tableau 18, les données provenant de trois sources différentes : Ka (1981) La dérivation et la composition en wolof, Diallo (1983) Éléments systématiques du wolof contemporain et Church (1981) Système verbal du wolof.

suffixes Omar Ka (1981) Amadou Diallo (1983) Éric Church (1981)
–aale associatif Comitatif comitatif
–aan/–taan ponctuel Fréquentatif intensif de sollicitation
–aaral Hyperbolique
–aat itératif Itératif répétitif
–adi privatif Privatif restrictif-privatif
–al applicatif applicatif-bénéfactif causatif-bénéfactif
–al factitif Factitif transitivant
–ali achèvement Finalitif complétif
–andi partiel Expectatif continuatif-expectatif
–andoo collectif Associatif coopératif
–andu/–andiku réfléxif-objectif
–ante mutuel mutuel-réciproque réciproque
–ante alternance
–anti correctif Correctif correctif
–antu dépréciatif Dépréciatif limitatif
–ar effort
–arci/–arñi/–arbi inversif-correctif inversif
–at intensif Intensif intensif-réductif
–ati itératif renforcé continuatif
–e objectif transitif-objectif marque circonstanciel
–e objectif transitif-objectif généralisant
–e transitivant
–e rencontre
–i inversif Inversif inversif
–i éloignant Exitif allatif
–le participatif participatif-possessif possessif
–le bénéfactif-causatif
–loo causatif
–lu bénéfactif-causatif auto-bénéfactif bénéfactif-réfléchi
–oo simultané-réciproque associatif-mutuel relationnel-union
–si rapprochant Adsitif adsitif
–u réfléchi neutro-passif réfléchi-passif réfléchi-statif
–u transitivant

La position de ces suffixes entre eux est différente selon la catégorie à laquelle ils appartiennent, l'ordre proposé par Pozdniakov est le suivant :

Dans cette présentation, on peut voir que les suffixes de voix n'entrent pas dans un seul paradigme, on peut dissocier les deux groupes en indiquant que le paradigme le plus près du radical correspond à la voix moyenne et à la voix causative, le second comprend uniquement la voix applicative. Cependant, une étude approfondie de l'organisation des extensions verbales reste à faire. L'identification des suffixes de dérivation verbale qui ont servi à l'établissement de cet ordre est basée sur des descriptions relativement sommaires de morphologie. Dans la suite de cette étude, nous allons voir que les différents suffixes de voix généralement recensés doivent être réorganisés pour tenir compte d'une étude des modifications syntaxiques et sémantiques qu'ils impliquent. Ceci étant dit, cette première organisation des extensions verbales sera pour l'essentiel confirmée par les analyses présentées dans cette étudee, mais elle devra être complexifiée. Ensuite par rapport aux autres morphèmes qui peuvent s'ajouter à ces marques de dérivation, nous pensons notamment aux différents suffixes de conjugaison tels que le passé et certaines marques de négation, l'ordre est : RAD - extension verbale - temps/négation.

Parmi la liste des suffixes du tableau 18, nous retenons pour notre analyse uniquement les suffixes qui appartiennent au système des voix.

Suffixes Omar Ka Amadou Diallo Éric Church
–aale associatif Comitatif comitatif
–al applicatif applicatif-bénéfactif causatif-bénéfactif
–al factitif Factitif transitivant
–andoo collectif Associatif coopératif
–ante mutuel mutuel-réciproque réciproque
–ante alternance
–e objectif transitif-objectif marque circonstanciel
–e objectif transitif-objectif généralisant
–e transitivant
–e rencontre
–le participatif participatif-possessif possessif
–le bénéfactif-causatif
–loo causatif
–lu bénéfactif-causatif auto-bénéfactif bénéfactif-réfléchi
–oo simultané-réciproque associatif-mutuel relationnel-union
–u réfléchi neutro-passif réfléchi-passif réfléchi-statif
–u transitivant

Autrement dit, nous maintenons uniquement les suffixes qui, après examen, ont montré une modification de la valence et/ou une nouvelle répartition des rôles sémantiques sur les fonctions syntaxiques. Ces suffixes sont présentés dans le tableau 19. Comme on peut le voir, la dénomination de ces suffixes n'est pas toujours identique et les auteurs ne sont pas toujours d'accord sur la division d'une même forme en des fonctions différentes.

Ainsi pour la dérivation –e, Ka (1981 : 38) indique que ce suffixe “joue un rôle syntaxique ; il implique […] la présence d'un objet sur lequel porte le procès ou l'état exprimé par le radical. Le rapport entre le prédicat et l'objet peut être de type instrumental (au sens large) ou locatif”. Cette première fonction repérée par tous les auteurs est mise à part chez Church (1981) qui la dénomme marque de circonstanciel et correspond à –e 5 , dans son ouvrage sur le Système verbal du wolof. Ces descriptions laissent supposer que cette dérivation permet d'augmenter la valence du prédicat. Cependant, Ka et Diallo sous la même dénomination notent que –e peut dans certains cas être utilisé lorsque l'objet est implicite “si il (l'objet) est évident ou indéterminé, il n'est pas nécessaire de l'exprimer.” (Ka, 1981 : 38). Ainsi, aucune dissociation entre des effets d'augmentation et de réduction n'est effectuée.

Cette dernière fonction est reprise par Church sous une dénomination différente. Le suffixe –e 3 généralisant“est employé lorsqu'on laisse sous-entendu l'objet direct d'un thème transitif et l'objet indirect d'un thème bi-transitif.” (Church, 1981 : 272-3).

Church est le seul à encore diviser le suffixe –e, il propose un suffixe –e 2 transitivant qui est désigné comme restreint aux verbes d'action intransitifs (1981 : 271) et le suffixe –e 4 relationnel qui exprime la rencontre (1981 : 297).

Une fois effectuées de telles dissociations avec tous les suffixes de voix nous parvenons aux regroupements suivants.

Suffixe(s) type de voix effet sur la valence
–e, –al, –lu –le, –loo causatif ajoute un argument qui prend la fonction de SUJET
–le 'possessif' ajoute un argument qui prend la fonction de SUJET
–aale, –andoo, –ante, –e, –oo co-participation ajoute un argument qui prend la fonction de SUJET
–e antipassif diminue d'un OBJET
–u moyen diminue d'un OBJET et complexifie le sémantisme du sujet
–al, –e applicatif ajoute un argument qui prend la fonction d'OBJET

Comme on peut le voir dans le tableau 20 notre façon de procéder est de regrouper les suffixes qui effectuent d'un point de vue syntaxique un même type de modification et d'observer par la suite quelle(s) distinction(s) sémantique(s) ces formes ont entre elles.

Avec cette présentation des suffixes de dérivation du wolof, s'achève la partie I. Dans cette partie, nous avons donné les éléments nécessaires à l'étude des voix en wolof. De ce fait, le chapitre 1 propose une grammaire wolof succinte qui rappelle les particularités de marquage des sujets, des objets et des obliques dans les propositions. Nous y avons également inclus quelques points grammaticaux, moins nécessaires, que l'étude des données nous a conduite à remarquer. Dans ce chapitre, nous avons également apporté des informations plus générales sur la langue, son contexte historique et social, sa parenté avec d'autres langues africaines.

Dans le chapitre 2, nous avons indiqué les cadres théoriques qui nous ont servi de base dans l'appréhension de différentes notions essentielles à l'étude des voix. Nous avons alors défini l'utilisation ultérieure des notions telles que valence et transitivité, et bien évidemment notre position quant au terme de voix. Une fois ce cadrage théorique posé, nous avons distingué différentes classes verbales selon les notions de valence syntaxique et valence sémantique et avons finalement présenté les suffixes de dérivation verbale qui seront traités tout au long de la partie II.