B – 2.1. La fonction autocausative

Les actions de toilette

Dans les exemples 183 et 184, nous avons des verbes appartenant à des situations définies comme des 'actions de toilette' qui montrent à travers les langues une affinité avec la voix moyenne et sont considérées comme pouvant exprimer des situations moyennes autocausatives. Dans les propositions (a.), les prédicats présentent des structures sémantique et syntaxique bivalentes : le rôle d'agent est repris par l'argument sujet et le rôle de patient est porté par l'objet. Dans les constructions (b.) et (c.), le suffixe –u marque le cumul de ces rôles sémantiques sur les sujets et une réduction de la valence. Le suffixe –u, en tant que marqueur de la voix moyenne en wolof, indique que les deux rôles sémantiques liés habituellement à deux participants et repris par deux arguments dans l'expression active sont ici remplis par le même référent et donc reportés sur un seul argument.

‘183 a. Mu dikk, ndey ji di ko sang ak a defar. (Contes)
N3S arriver mère déf. inacc. 3S laver conj. d.v. faire-eff.
Il arriva, sa mère le lava et le prépara.

b. Déeg bi ku fi sangu, boo wattuwul am xarñéññ. (Fal)
marigot déf. rel. loc. baigner-u temp-N2S surveiller-nég. avoir bilharziose
Celui qui se baigne dans ce marigot risque d'attraper la bilharziose.

c. Ba mu wàccee mu dem kër ga, sangu, daldi tëdd. (Contes)
temp. N3S descendre-ANT N3S partir maison déf. laver-u aspect se.coucher
Quand il descendit, il partit chez lui, se lava et se coucha.’ ‘184 a. Mënuma sol simis bi, baat bi dafa xat (Fal)
pourvoir-Nég.1S mettre.un.vêtement chemise déf. encolure déf. EVerb3S ê.étroit
Je ne peux pas mettre la chemise, l'encolure est étroite.

b. Génn nañu ndox mi, gisuloo leen fale ñuy solu ? (Fal)
sortir P3P eau déf. voir-Nég.2S 3P là-bas N3P-inacc. mettre-u
Ils sont sortis de l'eau… ne les vois-tu pas, là-bas, en train de s'habiller ?’

L'argument sujet est humain, mais la langue n'interdit pas ce type de construction aux autres êtres animés, sans modification particulière de la proposition.

‘185 Gaynde yi sangu nañu ci dëx gii.
lion déf.P laver-u P3P loc. fleuve dém.
Les lions se lavent dans ce fleuve.’

Dans la présentation typologique, nous avons indiqué que certaines langues autorisent des propositions dérivées transitives, lorsque l'action porte sur une partie du corps. En wolof, il n'est pas possible de donner à ces verbes dérivés des structures transitives. À la différence du français, il n'est pas possible d'avoir dans la même construction le nom de la partie du corps affectée et le marqueur moyen.

‘186 a. Je lave l'enfant Je me suis lavé (le corps entier) Je me suis lavé les pieds
b. Maa ngi raxas xale bi Raxas-u naa (les mains) Raxas- Ø naa sama tànk’

Ainsi, en wolof, les 'actions de toilette' lorsqu'elles sont effectuées par une entité sur elle-même touchent par défaut une partie du corps variant selon les verbes (cf. tableau 25). Si l'on veut l'expliciter ou en nommer une autre, la construction active est obligatoire.

Sangu se laver (le corps entier)
Raxasu se laver (les mains)
Watu se raser (la barbe ou les cheveux)
Peñewu 28 se peigner (les cheveux)
Jamu se tatouer (les lèvres ou les gencives)

Certains événements liés aux actions de toilette présentent d'autres différences. Le prédicat létt 'tresser' a le même comportement que les autres prédicats de cette classe.

‘187 Dama defe ni woon dafa léttu ndekete dafa poose. (Fal)
EVerb1S faire-e compl. PASSÉ EVerb3S tresser-u alors.que EVerb3S porter.
une.perruque
Je pensais qu'elle s'était tressé les cheveux, alors qu'elle a une perruque.’

Cependant, chez les Wolofs, comme dans la plupart des sociétés africaines, une femme ne se tresse jamais elle-même, c'est toujours une amie, une parente qui la tresse. Ainsi, la forme létt-u signifie 'se faire tresser' et non 'se tresser soi-même'.

‘188 a. Dafa daan létt mbëri làmb yéek Buur yi. (Contes)
EVerb3S HAB.PASSÉ tresser champion-conn. lutte déf.P-avec roi déf.P
Elle avait l'habitude de tresser les champions de lutte et les rois.

b. Booba góor ñi dañuy léttu. (Contes)
temp.dém. homme déf.P EVerb3P-inacc. tresser-u
En ce temps-là, les hommes se faisaient tresser.’

L'analyse de ce prédicat diffère donc des autres actions de toilette. Un seul référent cumule les rôles de participants, mais ces rôles diffèrent autant au niveau référentiel qu'au niveau sémantique. Nous avons avec le verbe létt au niveau référentiel les rôles causateur/tressé, qui se retrouvent sur l'argument sujet sous les rôles sémantiques de causateur/patient.

Si l'on prête attention aux différents prédicats qui entrent dans cette fonction moyenne, la différence sémantique que l'on vient de relever pour létt 'tresser' est étendue à d'autres activités, telles que bënnu 'se (faire) percer les oreilles' (189), jamu 'se (faire) tatouer' … qui présentent également des structures particulières au niveau sémantique, c'est-à-dire où la dérivation moyenne réduit la valence du réel agent de l'action et réinterprète l'action dans l'expression linguistique en présentant le causateur/patient comme l'agent (causataire)/patient.

‘189 a. Bënn nañu noppi liir bi. (Fal)
percer P3S oreille-conn. bébé déf.
On a percé les oreilles du bébé.

b. Jank bu day ni yow bënnoogul ! (Fal)
jeune.fille rel. avoir.la.taille.de man. 2S se.percer.les.oreilles-u-Nég3S
Une jeune fille de ton âge qui ne s'est pas encore percé les oreilles !’

Le fonctionnement de ces événements présentés comme véhiculant une fonction autocausative reprend assez fidèlement les caractéristiques mises en évidence par la typologie. Nous retrouvons au niveau sémantique un cumul de rôles sur l'argument sujet lié à la structure intransitive du verbe dérivé et au sens actif du prédicat allant de pair avec le caractère initiateur du sujet.

La fonction autocausative n'est pas restreinte aux actions de toilette, elle s'étend à d'autres actions sur le corps, telles que mordre qui, dérivé par le marqueur moyen, prend la signification de se mordre la lèvre inférieure.

‘190 a. Xaj a ko màtt. (Fal)
chien ESuj 3S mordre
Un chien l'a mordu.

b. Foo ko fekk, mu ngi màttatu. (Fal)
loc.-N2S 3S trouver Prés3S Prés. mordre-int.-u
Partout où on le trouve, il se mordille les lèvres.

c. Meram giifagul, mu ngiy màttu rekk. (Fal)
colère-poss3S apaiser-Nég3S Prés3S Prés-inacc mordre-u seul.
Sa colère n'est pas encore apaisée, il ne fait que se mordre la lèvre inférieure.’

Autres actions sur le corps

Les autres classes de verbes d'action sur le corps, les verbes de position et de mouvement, autorisent rarement la dérivation moyenne. Pour les verbes de posture, à partir du dictionnaire de Fal et al. (1990), nous avons pu établir une liste de 16 verbes pouvant relever de cette classe. Aucun de ces verbes n'autorise de dérivation moyenne. Comme on peut le voir dans le tableau 26, un seul de ces verbes 29 est dérivé par –u. La forme moyenne apparaît après la dérivation –andi décrite comme limitative, c'est-à-dire qui restreint l'action décrite par le prédicat. Dans ce cas précis, le limitatif de s'agenouiller serait s'appuyer sur un genou, mais qui, pour avoir ce sens moyen, nécessite la dérivation moyenne. Autrement dit, nous considérons la dérivation moyenne comme étant celle de la forme sukkandi, non celle de sukk.

verbe valence sens possibles Marquage possible par –u
toog intr. s'asseoir être assis
jóg intr. se lever être levé
tëdd intr. se coucher être couché
sukk intr. s'agenouiller être agenouillé sukkandiku s'appuyer sur
jaaxaan intr. se coucher être couché sur le dos

Les événements qui autorisent une dérivation en –u ne présentent pas synchroniquement de radical de base, il s'agit donc de verbes déponents 30 .

gapparu s'asseoir en tailleur
fere N laayu s'asseoir les jambes croisées
Dëféenu être couché sur le ventre

Les verbes wolof de changement de posture sont intégrés par Robert (1991) avec d'autres types d'action dans les procès discrets.

‘“Une sous-catégorie de verbes que nous proposons d'appeler “résultatifs”: il s'agit de procès comme tëdd“se coucher”, toog“s'asseoir”, taxaw“se lever”, miin“s'habituer à”… dont l'action débouche toujours sur un état du sujet ; tant qu'il n'y a pas interruption de l'état en question, on peut considérer que le fonctionnement du procès par rapport au temps est le même et que les fluctuations dans l'interprétation temporelle sont dues à une pondération, variable selon le contexte, sur l'action ou sur l'état (“il s'est couché”/ “il est couché”…) : il y a bien toujours eu franchissement dans le temps de cette limite interne (“il s'est couché, c'est pourquoi il est actuellement couché”).” (Robert, 1991 : 60)’

La sous-catégorie des verbes résultatifs de Robert suit la définition des verbes inchoatifs présentés dans le chapitre 2. Nous avons, en effet, indiqué que les verbes de mouvement du wolof entrent dans la catégorie des verbes inchoatifs (Croft, 1994, Talmy, 2000) et ont un sujet self-agent, c'est-à-dire cumulant les rôles agent et patient. C'est la raison pour laquelle ces prédicats n'acceptent pas la dérivation moyenne, puisqu'ils expriment déjà le cumul que marque ordinairement la dérivation moyenne ou si l'on reprend l'analyse de Talmy (2000), sont lexicalisés à l'aspect inchoatif, c'est-à-dire avec un sémantisme moyen.

Ainsi, dans l'exemple 191, le verbe monovalent toog a deux interprétations possibles (stative et inchoative) en isolation au Parfait 31 (191a.) et au Présentatif (191b.), alors que le Présentatif est généralement considéré comme incompatible avec les verbes d'état. Dans les propositions (c.) et (d.), la marque de conjugaison mu correspond au Narratif et on retrouve les deux interprétations de ce verbe, la signification ne dépend donc pas des différentes marques de conjugaison dans lesquelles on peut le rencontrer, mais dépendent des caractéristiques propres à ces verbes et du contexte.

‘191 a. Toog naa.
s'asseoir P1S
Je me suis assis/Je suis assis.

b. Ma ngi toog.
Prés1S Prés. s'asseoir
Je m'assois / Je suis assis.

c. Loolu doyatu ko, mu daldi toog bu baax. (Contes)
dém. ê.suffisant-nég. 3S N3S 'aspect' s'asseoir jonc. ê.bon
Cela ne lui suffit pas, il s'assit mieux.

d. Mu toog ci suufu garab, (Contes)
N3S s'asseoir loc. sol-conn. Arbre
Il était assis sous l'arbre,’

Dans la présentation typologique, nous avons noté que ce phénomène est fréquent avec de tels événements. En wolof, comme dans la plupart des langues qui attestent ce phénomène, lorsque ce type d'événement est réalisé avec deux référents distincts, la dérivation causative est nécessaire 32 .

‘192 Toogal naa nenne bi.
s'asseoir-al N1S bébé déf.
J'ai assis l'enfant.’

Il en va de même pour les verbes de mouvement translationnel 33 et non translationnel. Cependant, comme on peut le voir dans les tableaux 27 et 28, quelques verbes peuvent recevoir une dérivation moyenne (liste exhaustive) sur les 91 verbes de mouvement translationnel et les 36 de mouvement non translationnel relevés dans le dictionnaire de Fal et al. (1990).

Firi détendre Firiku se détendre
Fudd étirer Fuddu s'étirer
yëngal (tr.) remuer Yëngu (intr.) remuer, bouger
dëdd (tr.) quitter dëddu (tr.) tourner le dos, se détourner

Le seul verbe de mouvement translationnel qui accepte la dérivation moyenne est intéressant car non conforme aux structures moyennes décrites jusqu'à présent. Nous avons vu que quelle que soit l'action sur laquelle porte la dérivation moyenne, les prédicats dérivés présentent un réduction de la valence.

Seul dëddu conserve la structure syntaxique du prédicat non dérivé. Nous n'avons qu'une occurrence du prédicat dëdd dans nos données qui est dans une structure intransitive.

‘193 Dafa dëdd, nga agsi ; xaw ngeen fi tase. (Fal)
EVerb3S retourner N2S arriver faillir P2P loc. rencontrer
Sitôt qu'il est parti, tu es arrivé. Il s'en est fallu de peu que vous vous rencontriez ici.’

Cependant, Diouf (1994 : 83) le présente comme un verbe bivalent. Dans l'exemple 194, le prédicat dérivé dëddu est également bivalent, mais les modifications sémantiques apportées par –u restent identiques aux autres dérivations moyennes. Sur le sujet inclus dans la marque de conjugaison dafa sont cumulés les rôles d'agent et de patient et l'objet ma est le repère 'spatial' du mouvement du sujet.

‘194 Sama xarit la woon, léegi dafa ma dëddu. (Fal)
poss1S ami EC3S PASSÉ maintenant EVerb3S 1S quitter-u
C'était mon ami, maintenant il m'a tourné le dos.’

Notes
28.

Il s’agit effectivement d’un emprunt au français.

29.

On peut également noter wengalu 's'asseoir de travers, s'asseoir sur une fesse', mais pour lequel le radical de base est weng 'se pencher'. Ainsi, la base qui sert à la dérivation entre dans la classe des verbes de mouvement non translationnel. De plus, la dérivation intermédiaire –al qui forme le dérivé wengalu peut difficilement être liée au marqueur causatif ou au marqueur applicatif d'après les caractéristiques dégagées pour chacune de ces formes –al (cf. chapitre 4 voix causative et 5 voix applicative), on peut ainsi dire que quelle que soit la voix à laquelle ce marqueur peut être rattaché, il a perdu son sémantisme.

30.

Selon Kemmer (1993), les verbes déponents sont des verbes moyens dérivés pour lesquels la contrepartie non dérivée n'existe pas (ou plus).

31.

Pour plus de détails sur les marques de conjugaisons cf. chapitre 1, B – 3.2. et Robert (1991).

32.

Les dérivations et constructions causatives sont présentées au chapitre 4.

33.

De nombreux verbes de mouvement translationnel sont formés à l'aide de réduplication et d'une manière générale, dans ces trois classes de verbes (position, mouvement translationnel et non translationnel) on trouve quelques idéophones tels que ne tàcc 's'aplatir', ne walbit 'se retourner brusquement', ne fojjet 'se lever droit', ne rett 's'arrêter'. La construction la plus courante des idéophones du wolof fait appel au verbe ne 'dire' qui fonctionne comme verbe-support.