A – 3.4. Le syncrétisme causatif/applicatif selon Shibatani et Pardeshi (2001)

L'hypothèse de Shibatani et Pardeshi (2001 : 116-122) repose également sur des considérations d'ordre sémantique, mais qui relèvent uniquement des particularités sémantiques de certaines constructions causatives. D'après eux, le syncrétisme causatif/applicatif n'est possible qu'avec des constructions causatives qui peuvent véhiculer un sémantisme sociatif, c'est-à-dire lorsque la construction causative permet d'exprimer des événements où les deux agents (causateur et causataire) sont impliqués dans la réalisation de l'événement causé. La position adoptée par Shibatani et Pardeshi quant à l'orientation prise par ces marqueurs est que le développement s'est effectué de la causative vers l'applicative. Ainsi, à la question pourquoi certaines langues développent des suffixes causatifs qui ont des extensions applicatives, ils centrent le problème sur les langues dont les suffixes causatifs n'autorisent pas de constructions à deux agents (causateur, causataire). Le développement de cette explication est le suivant.

Dans des langues telles que le japonais et le quechua, il n'y a pas de telles extensions, car le morphème causatif de ces langues, respectivement –ci et –sase, permet des constructions causatives à deux agents et peut ainsi exprimer des causations indirectes. Elles n'ont pas eu à développer une fonction applicative associée à ces morphèmes causatifs. D'un autre côté, dans d'autres langues, il y a de telles restrictions sur certains affixes — par exemple le cas du suffixe –wo du hualapai ou du suffixe –kan du malay qui expriment uniquement une causation directe et autorisent donc un seul agent — que ces langues ont développé une fonction applicative pour les situations impliquant deux agents. Autrement dit, les affixes de ces langues entrent dans le cadre du syncrétisme. Cette évolution des marqueurs causatifs n'est possible que pour les morphèmes causatifs qui ne peuvent introduire deux agents ; c'est pourquoi le sens causatif est seulement associé aux formes dérivées de verbes intransitifs. Shibatani et Pardeshi (2001) ajoutent également que ces marqueurs doivent avoir subi un degré de lexicalisation.

Autrement dit, cette hypothèse revient à dire que la fonction applicative sous-jacente à ces constructions causatives est une stratégie permettant à ces langues d'exprimer des causations à deux agents qui sont normalement interdites par dérivation morphologique. En malay, le suffixe –kan a une fonction applicative dans les situations impliquant deux agents et une fonction causative dans les situations impliquant un seul agent.

‘460 a. Dia beli kereta baru
3SG buy car new
He/she bought a new car.

b. Dia beli-kan saya kereta baru
3SG buy-APPL 1SG car new
He bought me a new car.’ ‘461 a. Bilek itu besar
room the large
The room is large.

b. Dia besar-kan bilek itu.
3SG large-CAUS room the
He/she enlarged the room.’

L'hypothèse de l'extension d'un marqueur causatif vers une fonction applicative basée sur un glissement lié à la valeur sémantique sociative du marqueur causatif n'entre pas en contradiction avec le développement fait dans les parties précédentes. Même si nous n'avons pas de telles informations sur les langues présentées dans la section A – 2., nous avons vu dans le chapitre 4 que les marqueurs causatifs –al et –e du wolof permettent effectivement d'exprimer une causation sociative. Cependant, l'hypothèse selon laquelle les formes qui montrent ce syncrétisme sont des marqueurs causatifs lexicalisés ne se vérifie pas toujours. Dans les langues que nous avons présentées dans la partie typologique, si nous reprenons le cas du Misantla totonac, cette langue a deux morphèmes causatifs maa et maq(a). Mais, la forme maq(a), bien que présentée comme moins productive que maa, n'est pas lexicalisée et montre tout de même un syncrétisme causatif/applicatif. Ensuite, en wolof, seul le suffixe –e causatif est lexicalisé, la dérivation causative en –al est elle encore très productive. De plus, il existe dans cette langue d'autres morphèmes et constructions causatives qui permettent d'exprimer une causation à deux agents. La richesse des constructions causatives du wolof permet en effet de construire des causatives à deux agents avec un sémantisme sociatif (–le) ou avec un sémantisme indirect (–loo et causatives périphrastiques). Enfin, lorsque nous avons présenté les constructions causatives (chapitre 4), nous avons précisé que certaines causatives sont présentées par beaucoup de linguistes comme universelles — les causatives lexicales et les causatives périphrastiques — qui présentent typiquement, pour les premières un sémantisme direct et pour les deuxièmes un sémantistme indirect. Autrement dit, toutes les langues ont la possibilité d'exprimer à travers les constructions causatives périphrastiques des causatives à deux agents. En 462, nous donnons des exemples en wolof de causative périphrastique en tax et de causative en –loo qui véhiculent obligatoirement un sémantisme indirect et contiennent donc deux agents (ou du moins deux participants dont le rôle se situe “en amont”de l'action).

‘462 a. Tax na mu jooy.
causer P3S N3S pleurer
Il l'a fait pleurer. (de façon non intentionnelle)

b. Jooyloo na ko.
pleurer-loo P3S 3S
Il l'a fait pleurer. (intentionnellement)’