B – 1. Hypothèse de Church

Il faut tout d'abord préciser que le découpage des fonctions et des formes de dérivation chez Church est différent de celui que nous avons proposé. Il identifie effectivement deux marqueurs –al, celui que nous avons étiqueté causatif est nommé transitivant et celui que nous avons décrit comme impliquant des modifications applicatives est nommé bénéfactif, mais c'est ce dernier qui est, chez Church, regroupé avec les suffixes –le, –lu et –loo. Le suffixe –lu est identifié comme un bénéfactif-réfléchi, le suffixe –loo comme un causatif et le suffixe –le comme un indicateur d'aide.

Church Notre classification
–al Transitivant causatif
–al Bénéfactif
–le Aide
–lu bénéfactif-réfléchi
–loo Causatif
bénéfactif-causatif
applicatif
causatif sociatif
causatif
causatif canonique

De tous les suffixes bénéfactifs-causatifs, seul –lu est présenté comme une forme composée.

‘“Sur le plan formel, ce suffixe résulte vraisemblablement de la combinaison de –al 3 bénéfactif et de –u 3 réfléchi. Cependant la voyelle a n'est jamais présente : on dit ràbblu 'faire tisser pour soi', et non *ràbbalu. Ce suffixe [–lu] diffère du –al 3 [bénéfactif] en ce que le bénéficiaire est sous-entendu ; dinaa (*ma) beylu sama tool 'je ferai cultiver mon champ pour moi.'.”’

Sur le plan syntaxique, nous avons déjà noté que les effets d'augmentation de la valence de la marque –al et de réduction de la marque –u permettent d'expliquer la transitivité des propositions en –lu. Sur le plan sémantique, la dérivation applicative –al permet d'ajouter un bénéficiaire, et le marqueur moyen indique que ce participant est identique au causateur. Ainsi, le sujet cumule les rôles de bénéficiaire et causateur. Ces constructions sont à dissocier des constructions réfléchies indirectes dans lesquelles l'applicatif et le marqueur réfléchi boppam indique un cumul agent-bénéficiaire. On peut supposer soit que les constructions sont différentes pour souligner la différence causateur vs. agent, soit que les anciennes constructions réfléchies indirectes se sont spécialisées dans l'expression de la causation depuis la création d'une marque réfléchie différente de la marque moyenne. Dans le chapitre 10, nous revenons plus en détail sur l'évolution diachronique des marqueurs réfléchis et moyens dans les langues. Notons déjà qu'il est fréquent que les marqueurs réfléchis étendent leur champ d'action dans l'expression de sémantisme moyen, ce qui aboutit dans certaines langues à la création d'un nouveau marqueur réfléchi plus lourd phonologiquement.

Quant au suffixe –loo, Church ne le présente pas comme une forme composée car on trouve en synchronie des cumuls –lu et –e qui ont des sémantismes différents de celui dégagé pour –loo.

‘“Il faut souligner la différence entre –lu et –loo causatif. Avec –lu le sujet est bénéficiaire de l'action, mais il ne l'est pas forcément avec –loo, contrairement à ce qu'avance Sauvageot [1965] (10.49, 155) dans le premier exemple cité :

- reyloo naa xar sama jaam(?am)
j'ai fait tuer un mouton par mon esclave

le syntagme reyloo est formé de rey + lu + e, expression de l'instrumental. On pourrait aussi bien dire : reylu naa xar ci sama jaam.” (Church, 1981 : 288)’

Plusieurs remarques peuvent être faites par rapport à cette réticence. Tout d'abord, d'après nos informateurs, la seconde formulation proposée par Church n'est pas correcte. Nous avons vu que la préposition ci permet d'introduire différents rôles sémantiques (cf. chapitre 1, B – 4.2.2.), mais qu'elle ne permet pas d'introduire un instrumental de type humain. Ensuite, le sémantisme différent entre un cumul de marques de voix en synchronie et une forme amalgamée n'est pas étonnant. De plus, ce sémantisme n'est pas si éloigné. La confusion de Sauvageot soulevée par Church est un problème que nous avons souvent rencontré lorsque nous avons considéré nos données. Nous sommes d'accord sur le fait qu'il n'y pas, à la différence du suffixe –lu, de notion de bénéfice avec –loo. Cependant, comme nous l'avons démontré dans la section précédente, la différence entre le causataire et l'instrument d'une action est particulièrement floue dans ce type de construction. Même si l'action n'est pas faite pour le bénéfice du causateur, le causataire est une sorte d'instrument entre les mains du causateur pour réaliser une action. D'autant que les causatives en –loo marquent uniquement une causation indirecte ; autrement dit, le causateur utilise le causataire pour réaliser une action. Ce flou entre le causataire et l'instrument dans ces constructions et le fait qu'il n'existe par ailleurs aucune préposition pour introduire un instrument humain dans cette langue confirme, à notre avis, l'hypothèse d'un cumul de suffixes comprenant l'applicatif instrumental –e. La dérivation –loo s'est spécialisée dans l'expression d'une action réalisée par un participant humain sous l'impulsion d'un autre participant, autrement dit dans l'expression d'une causation indirecte. La dérivation applicative –e permet de poser d'un point de vue pragmatique le causataire comme un participant central de l'action.

Pour le suffixe –le, l'hypothèse d'un cumul –al applicatif et –e applicatif semble plus difficile à tenir. C'est certainement la raison pour laquelle aucune hypothèse de cumul n'est proposée pour ce suffixe. Ce marqueur causatif exprime uniquement des causations sociatives, le sémantisme de cette dérivation reste compatible avec le cumul des sémantismes des applicatifs –al et –e, si l'on considère comme pour –loo que la dérivation –e permet d'ajouter le causataire (instrument) de l'action provoquée par le causateur, en revanche la dérivation –al permettrait dans ce cas d'introduire cet instrument comme un comitatif, c'est-à-dire une entité humaine qui co-participe avec le causateur à la réalisation de l'action. Ce qui explique pourquoi cette dérivation –le permet d'exprimer uniquement des causations sociatives. Toutefois, à la différence du suffixe –lu, aucun marqueur n'indique que les rôles de causataire (instrument) et comitatif sont cumulés sur le second participant de l'action. Ainsi l'hypothèse d'un cumul –al et –e applicatifs semble difficilement tenable pour le causatif –le. Cependant, les analyses effectuées sur les marqueurs de co-participation dans le chapitre 7 nous amèneront à isoler un morphème –e que nous identifions comme un indicateur de pluralité de relations (d'après la terminologie de Lichtenberk (2000)). Nous verrons plus en détail dans le chapitre 7 les fonctions liées à ce marqueur 63 . Toutefois, nous devons indiquer ici que ce marqueur de pluralité de relations –e semble être l'option la plus probable dans l'hypothèse d'un amalgame –al-e pour le marqueur causatif –le, où le marqueur de pluralité de relations autorise la fonction sujet du participant comitatif introduit par la dérivation –al. De plus, le sémantisme de ce marqueur –e est tout à fait compatible avec le sémantisme sociatif (action jointe et assitif) de la dérivation causative –le, puisque la dérivation –e implique forcément que le co-participant collabore physiquement à la réalisation à l'action dénotée par le prédicat dérivée.

En conclusion, on peut retenir que l'identification d'un marqueur applicatif dans la composition du suffixe –lu par Church (1981) se vérifie. À notre avis, elle fonctionne également pour les marqueurs –loo et –le.

Notes
63.

Par marqueur de pluralité de relations on entend une dérivation qui marque à la fois des situations collectives et réciproques qui mettent en jeu plus d'un participant impliqué dans une même action et chacun de ces participants joue deux rôles dans l'événement. Ces deux rôles sont agent et patient dans les situations réciproques et agent et accompagnateur dans les situations collectives. De la même façon que les situations réciproques, les actions collectives sont conceptualisées comme un seul événement.