A – Actions collectives et stratégie comitative

L'expression d'une situation réciproque ou collective est soumise à des contraintes assez fortes liées à la pluralité du sujet, à la transitivité du prédicat et même au sémantisme verbal. Nous reviendrons sur les deux derniers points tout au long de la présentation des différentes dérivations. Dans cette section, nous abordons la pluralité du sujet qui, comme nous l'avons vu dans le chapitre 1, n'est pas toujours marquée explicitement dans cette langue. Trombetti (1923) a établi que certaines langues interdisent la construction de sujet pluriel sous la forme d'un syntagme nominal conjoint. Dans cette section, la présentation des langues à stratégie comitative se base sur la typologie effectuée par Stassen (2000).

D'après la définition de Stassen (2000 : 4), les langues à stratégie comitative sont des langues qui construisent les conjonctions de SNs sujets au travers de structure de type :
SN 1 V-sg avec-SN 2 et non SN 1 et SN 2 V-pl.

‘“A sentence contains a case of NP-conjunction if

(a) it describes a single occurrence of an event (action, state, process…), and if
(b) this event is predicated simultaneously of two (and no more) participant referents, which are conceived of as separate individuals.”’

Dans ces langues, lorsque les participants sujets ne sont pas considérés comme des entités séparées, les structures : SN-pl. V-pl ou V-pl sont autorisées. Les exemples suivants illustrent ces différentes structures et contraintes auxquelles répond le wolof.

‘463 a. *Mam ak sama mbooloo ngi nów.
1S avec poss1S suite-Prés. Prés. venir
Moi et ma suite, nous venons.

b. Maa ngi nów ak sama mbooloo. (Contes)
Prés1S Prés. venir avec poss1S suite.
Je viens avec ma suite / Moi et ma suite, nous venons.

c. nit ñaa ngiy wereelu, (Contes)
ê.humain déf.P-Prés. Prés-inacc. faire.demi-tour
les gens faisaient demi-tour,

d. ñu daldi ko né : (Contes)
N3P aspect 3S dire
Ils lui dirent :’

En ce qui concerne l'exemple 463a., rappelons que la marque de conjugaison qui sert également d'indice sujet n'est jamais marquée au Présentatif en présence du constituant sujet. Ceci ne signifie pas qu'il n'est pas possible de trouver dans les textes des propositions où la marque de conjugaison de 3e personne est explicitée dans la proposition, cependant le syntagme complexe doit être analysé comme une apposition.

‘464 Mam ak sama mbooloo, ñu ngi nów.
1S avec poss1S suite Prés1P Prés. Venir
Moi et ma suite, nous venons.’

Les constructions discontinues (463b.) provoquent une différence entre le sens supposé de l'événement et la forme que présente cet événement dans l'expression linguistique.

‘“In terms of meaning, the comitative construction must be interpreted as ascribing the same semantic role to the two NPs: the referents of these two NPs “do the same thing”. However, this similarity in semantic role is not mirrored by a formal encoding in which the two NPs are equal structural rank and therefore have the same formal case marking.”(Stassen, 2000 : 38)’

Toutefois, Stassen (2000) indique que les langues à stratégie comitative pure sont peu fréquentes. Un grand nombre de ces langues autorise les SNs sujets complexes, d'autres gardent une structure disloquée, mais indiquent la pluralité du sujet par l'accord verbal (465).

  • acholi, langue Nilo-sahahrienne (Stassen, 2000 : 30)
‘465 Òkeelò Ÿ-cìTò paàco gïïn ki làmïŸnnE structure discontinue
Okeelo 3PL-go home 3PL with sister.his et accord verbal pluriel
Okeelo went home with his sister.’ ‘’

Lorsque les langues à stratégie comitative utilisent une de ces stratégies, les différentes constructions à sujet pluriel se retrouvent dans les réciproques.

  • swahili (Vitale, 1981 : 147)
‘466 a. Juma na Halima wa-na-penda-ana sujet complexe
Juma CNJ Halima 3PL-PRES-love-REC
Juma and Halima love each other.

b. Juma a-na-penda-ana na Halima. structure discontinue
Juma 3SG-PRES-love-REC CNJ Halima
Juma and Halima love each other.’

La rareté de langues à stratégie comitative pure explique certainement le fait que les constructions réciproques sont le plus souvent décrites comme mettant en jeu un sujet pluriel complexe. Les constructions discontinues du wolof (463b.) ou du swahili (466b.) sont à l'inverse présentées comme particulières, optionnelles. Dans son article, sur les constructions polyadiques 64 , Moslava (à paraître) pose que si une langue a une construction réciproque discontinue (SN 1 V- RÉC avec SN 2 ), elle a également une construction réciproque simple (SN 1 et SN 2 V- RÉC). De cette constation, elle dégage la tendance suivante : si une langue a une construction réciproque, alors les participants réciproques peuvent et doivent être représentés par un seul constituant sujet (construction simple), tandis que la possibilité de représenter ces participants par deux constituants différents (construction discontinue) est une option typologiquement marquée.

Elle ne relève qu'une langue autorisant les constructions simples sous contraintes. En ngiyambaa, les réciproques en construction simple sont possibles uniquement lorsque les participants sont identiques et peuvent être signifiés par un même item lexical. Autrement, la réciprocité est indiquée par une combinaison de deux propositions.

Sur ce point, le wolof présente les mêmes contraintes que le ngiyambaa, il autorise les sujets pluriels uniquement lorsque les participants peuvent être représentés par un même item ou seulement par les indices sujets. Dans les autres cas, la pluralité du sujet est exprimée au travers de constructions discontinues et ce, même dans les actions réciproques ou collectives.

De ce fait, dans les sections suivantes, la recherche d'un sujet pluriel dans les propositions dénotant des actions collectives ou réciproques ne doit pas se limiter au clitique sujet, ni au syntagme qui précède le verbe, mais doit également tenir compte des constructions discontinues de type SN 1 V-sg-RÉC/COLL ak SN 2 .

Dans les sections suivantes, nous présentons un à un les suffixes de dérivation d'action collective et de réciprocité en dégageant le sémantisme que véhicule chacun de ces marqueurs.

Notes
64.

Some type of participation in an event constitues a polyadic participant role if it must be shared by minimally two separate participants. An event structure counts as polyadic if it contains a polyadic role. (Maslova, à paraître).