A – 1.4. Le suffixe –ante

Le marqueur –ante est décrit comme marqueur de réciprocité, mais à la différence de la dérivation –e, il n'est pas restreint à certaines classes particulières de prédicats. Il fonctionne avec des verbes tels que bëgg 'aimer', fóon 'embrasser' qui ne sont pas apparemment considérés en wolof comme des événements naturellement réciproque. Cette dérivation fonctionne également avec le verbe dóor 'battre, frapper', qui à la différence des verbes d'affrontement tels que xeex 'battre, combattre' ne contient pas de façon inhérente la relation inverse nécessaire à la réciprocité. L'objet frappé n'est jamais perçu comme répondant à l'action, il s'agit d'un véritable subissant. Par ailleurs, tous les verbes qui peuvent remplir les caractéristiques sémantiques liées aux situations réciproques (cf. A – 1.2.) acceptent la dérivation –ante, comme l'illustrent les exemples suivants.

‘497 a. Xale yi rey nañu kaña gu mag. (Fal)
enfant déf.P tuer P3P rat jonc. ê.gros
Les enfants ont tué un gros rat.

b. Reyante nañu.
tuer-ante P3P
Ils se sont entretués.

c. bu nu yeboo reyante. (Contes)
temp. N1P se.charger.de. tuer-ante
s'il faut en arriver là, nous nous tuerons.’ ‘498 a. Xëpp na suuf ci ëtt bi. (Fal)
déverser P3S sable loc. cour déf.
Il a déversé une grande quantité de sable dans la cour.

b. Muy xëppanteek xale yi suuf. (Contes)
N3S-inacc. jeter-ante-avec enfant déf.P sable
Elle et les enfants se jetèrent des poignées de sable.’ ‘499 a. Wax ji doy na, léegi danga war jëf, ñu gis. (Fal)
parole déf. ê.suffisant P3S maintenant EVerb2S devoir agir N1P voir
Assez parlé, maintenant, il faut agir et nous verrons.

b. Siide naa jëflante ak moom. (Fal)
refuser P1S agir-ante avec 3S
Je refuse de collaborer avec lui.’

En conséquence, nous posons que les marqueurs –e et –ante se répartissent des situations réciproques différentes, respectivement des situations naturellement réciproques et des situations prototypiquement réciproques.

Cette distinction est introduite par Kemmer (1993 : 95-127), mais avait déjà été mise en évidence au travers des différences de marquage par Haiman (1983). Dans la suite, nous décrivons les caractéristiques essentiellement sémantiques de ces différentes situations réciproques.

Notons, tout de suite, que les remarques de Kemmer (1993) sur le marquage de ces situations réciproques sont confirmées par les données du wolof. Les événements naturellement réciproques sont marqués, dans les langues à deux formes (qui possèdent deux marqueurs réciproques), par le marqueur le plus léger (en terme de poids phonologique), alors que les situations réciproques prototypiques sont marquées à l'aide du plus lourd. Le marqueur le plus léger est effectivement le suffixe –e, le marqueur des situations réciproques prototypiques est en wolof –ante, il s'agit toujours d'un suffixe mais qui, comparativement à –e, a un poids phonologique plus lourd. Même si, dans la plupart des langues, le marqueur réciproque lourd est un morphème non lié, dans d'autres langues comme en wolof il s'agit d'un affixe (cf. tableau 43). Ces marqueurs peuvent être morphologiquement reliés aux marqueurs réfléchi/moyen, au marqueur d'action collective ou à aucun.

refl. Middle nat.recip. prototyp.recip.
Hungarian mag -kod- -kod- egymás
Russian sebja -sja -sja drug druga
O. Norse sik -sk -sk hvárr annan
German sich Sich sich einander
B. Indonesia diri Ber- ber- silih
Latin se -r -r inter se
French se Se se se…l'un l'autre
Acooli - E^ / kööm- - E^ - E^ kööm-
Turkish kendi -In- -Is biribi ri
English -self (intrans.) (intrans.) each other
Manam (obj.pn.) (intrans.) e- e-…-í
Twi ho ho (intrans.) ho …ho
Lushai keima…in- -in in- -in
Changana ti- ti- -na -na

Les situations prototypiquement réciproques, comme les événements naturellement réciproques, impliquent deux participants qui, dans la terminologie de Lichtenberk (2000), ont des 'relations inverses', c'est-à-dire que ces situations remplissent entièrement les conditions sémantiques de la réciprocité en ce que le participant A agit sur le participant B et que le participant B agit sur le participant A. Ces relations inverses peuvent être schématisées de la façon suivante : A B.

La différence entre ces deux situations dépend des caractéristiques sémantiques temporelles. Les événements naturellement réciproques sont nécessairement des situations dans lesquelles les deux sous-événements sont réalisés de façon simultanée, alors que les situations réciproques prototypiques n'ont pas de restrictions temporelles particulières. Elles peuvent aussi bien être réalisées simultanément, successivement voire même avec un décalage temporel plus important.

‘“[…] we might consider the simultaneity associated with naturally reciprocal semantics to be simply a by-product of the fact that in such situations, the actions of the two participants are hardly distinguishable as separate actions, and are viewed as a single event.” (Kemmer, 1993 : 112)’

Cette distinction est confirmée par le fait que des verbes au sémantisme particulier sont compatibles avec –ante. Ces verbes dérivés expriment obligatoirement des actions où plusieurs participants jouent deux rôles agent/patient, même si la relation entre ces participants n'est ni inverse, ni simultanée. Dans la littérature, ces événements sont nommés : actions en série ou situations chaînées (A  B  C  D…). La dérivation –ante est ainsi compatible avec topp 'suivre' toppante 'se suivre (en file indienne)'. Elle marque également des actions successives avec alternance des agents (A Xpuis B  X puis A Xpuis B  X…), comme l'illustre l'exemple 500. Même si cette utilisation de –ante s'éloigne de la relation inverse : A B, elle reste compatible dans l'expression de la séquentialité.

‘500 Ñëwal, nu subbante (Church)
venir-imp. N1P piler-ante
Viens, nous allons piler en cadence.’

Par ailleurs, ces caractéristiques temporelles pour chacun des marqueurs n'excluent pas que les événements naturellement réciproques soient compatibles avec les deux dérivations. Néanmoins, les deux prédicats dérivés doivent avoir des significations différentes, au moins sur une opposition simultané vs. séquentiel. Dans l'exemple suivant, on peut voir que le verbe nuyu 'saluer' est compatible avec les deux dérivations. D'après nos données, nous pouvons affirmer que la dérivation préférentielle avec ce prédicat est le suffixe –e, la dérivation en –ante n'a été trouvée que chez Church. Toutefois, la différence sémantique entre simultanéité et séquentialité ne semble pas visible au premier abord.

‘501 a. mu sukk nuyu ko. (Contes)
N3S s'agenouiller saluer 3S
elle s'agenouilla, le salua.

b. Nuyoo naa ak moom. (Fal)
saluer-e P1S avec. 3S
Nous nous sommes salués lui et moi.

c. Nit ñi dañuy nuyoonte (Church)
homme déf.P EVerb3P-inacc. saluer-ante
Les hommes se saluent.’