B – Composition des suffixes de co-participation

En wolof, les marqueurs –andoo, –oo, –ante et –e se répartissent différentes fonctions. De ce fait, à la différence des autres langues où les fonctions d'un même marqueur sont décelables à l'aide des caractéristiques verbales (bivalence, sémantisme verbal), à la transitivité, etc, ces différences sont liées, en wolof, à l'amalgame du marqueur –e et d'autres morphèmes, seuls les verbes naturellement réciproques ayant un sémantisme particulier ne nécessitent pas de marquage supplémentaire. C'est pourquoi, dans cette section, nous reprenons le sémantisme attribué aux marqueurs –andoo, –oo et –ante et montrons que les différences sémantiques entre ces suffixes proviennent des composants –and(u), –u et –ant amalgamés à la dérivation –e que nous identifions comme l'indicateur d'une pluralité de relations.

Les formes –ant et –and sont utilisées amalgamées à d'autres suffixes dans la dérivation verbale (cf. tableau 45).

Omar Ka (1981) Arame Fal et alt. (1990) Amadou Diallo (1983)
–anti correctif –anti inversif –anti correctif
–antu dépréciatif –antu intensif (action sans but) –antu dépréciatif
–andi partiel –andi intensif (action faite dans l'expectative) –andi expectatif
–andu réfléxif-objectif

Nous ne pouvons pour l'instant avancer aucune hypothèse sur la source de la forme –ant-. Une analyse plus approfondie de l'origine de la forme apporterait certainement de nombreuses indications sur la fonction qu'elle véhicule dans ces dérivations, mais nous n'avons pas à notre disposition les matériaux suffisants pour poser une telle hypothèse. Toutefois, si l'origine de la forme –ante n'est pas décelable à l'heure actuelle, les autres formes présentées dans le tableau 45 permettent de supposer que la réciprocité est marquée en wolof à l'aide de –ant auquel est suffixé le marqueur –e. Nous posons que cette forme doit être liée à l'interprétation de la réciprocité. Le marqueur –e, en tant que marqueur de pluralité de relations, reste ambigu pour les verbes non naturellement réciproques, la présence de –ant lève cette ambiguïté. Cette hypothèse est renforcée par le double marquage des situations réciproques (Kemmer, 1993).

La forme –and est, elle, plus facilement identifiable d'un point de vue synchronique. Il existe actuellement différents sens rattachables au lexème verbo-nominal ànd.

505 a. Ñu dem taxani ànd ag lëg gi, (Contes)
N3P partir chercher.du.bois aller avec lièvre déf.
Ils partirent, allèrent chercher du bois (ils) allaient avec le lièvre,

b. Ñowal nu ànd. (Contes)
venir-imp. N1P aller
Viens nous partons.

c. Ñaari wujj yaa ngi ànd ànd bu rafet. (Fal)
deux-conn. co-épouse déf.P-Prés. Prés. aller camaraderie jonc. ê.beau
Les deux coépouses vivent dans la bonne entente.

Ces significations pourraient être rapprochées de l'analyse de Heine (2000) sur l'origine des marqueurs réciproques dans 62 langues africaines. Dans cet article, il se focalise sur la polysémie réfléchi/réciproque mais indique toutefois d'autres sources possibles pour les marqueurs réciproques.

‘“[…] the meanings figuring in (4) can arise when 'body' or 'head' are involved as nominal meaning. Thus, nouns having these meanings may give rise to a sequence of stages of evolution as sketches in (6a). The meaning 'owner', 'comrade', or 'relative' seem to be associated with highly specific evolutions each, as proposed in (6b) and (6c).
(4) NOMI > EMPH > REFL > RECI > MIDD > PASS
(6) a. 'body', 'head' > EMPH > REFL > RECI > MIDD > PASS
b. 'owner' > EMPH
c. 'comrade', 'relative' > RECI
Rather than sequences, the three kinds of evolutions proposed in (6) can more appropriately be decribed as grammaticalization chains.”(Heine, 2000 : 10)’

Or le lexème verbo-nominal ànd exprime la notion de camaraderie. Toutefois, comme nous l'avons vu dans la section A – 1.1., le suffixe –andoo ne marque pas des situations réciproques, mais des situations collectives simultanées. D'après notre analyse l'indication de pluralité de relations est indiquée par –e. De ce fait, l'origine de and dans cette construction est à rechercher du côté du verbe aller. Nous supposons que le cumul du verbe aller et de sujets pluriel indique la simultanéité (grammaticalisation aspectuelle). On retrouve la valeur de simultanéité de ce prédicat dans d'autres utilisations.

‘506 Li am solo, moo di ngeen ànd tabax réew mi.
pro. avoir importance ESuj3S inacc. N2P aller.ens. construire pays déf.
L'important, c'est que vous soyez unis pour construire le pays. (Fal)’ ‘507 Nañu ànd liggéey ngir suqali réew mi ! (Fal)
Obl3P aller.ens. travailler pour développer pays déf.
Travaillons ensemble pour développer le pays !’

La troisième forme associée à la dérivation –e est d'après nous le marqueur moyen –u. Cette hypothèse d'amalgame a déjà été discutée par Church (1981), mais il l'a rejetée “car la plupart des radicaux qui se combinent avec –oo ne se rencontrent pas avec le réfléchi.” Cette remarque, bien que pertinente, ne remet pas totalement en cause l'amalgame de la dérivation moyenne et du marqueur de pluralité de relations. En effet, dans les propositions dérivées en –oo, on peut mettre en évidence les opérations syntaxiques et les différents sémantismes de la dérivation moyenne décrits dans le chapitre 3.

Le verbe diw 'enduire' est un verbe d'action sur le corps qui avec la dérivation moyenne a une fonction autocausative, autrement dit indique que le sujet est à la fois l'agent et le patient de l'action dénotée par le prédicat. Le marqueur –e indique que la pluralité des sujets dans cette proposition doit être perçue comme liée à une pluralité de relations. Cette pluralité de relations peut être interprétée soit comme une relation réciproque, soit comme une relation collective. Dans la section A – 1.2., nous avons noté que cette double interprétation est tranchée par le contexte, en effet, la valeur de vérité générale de la proposition tend à l'interpréter comme une action collective.

‘508 Jigéen ñu màggat ñi dinañuy diwoo taagut, (Fal)
femme jonc. ê.vieux déf.P FUT3P-inacc. enduire-oo ocre.rouge

bu seen bët di bas.
temp. poss3P œil inacc. couler
Les vieilles femmes s'enduisent d'ocre rouge quand les yeux coulent.’

Dans l'exemple suivant, le prédicat lëng entre dans la classe des verbes de position du corps qui ordinairement ne sont pas compatibles avec la dérivation moyenne. Il est, cependant, possible de retrouver dans cette proposition le cumul d'une fonction moyenne (autocausative) et du marqueur de pluralité de relations qui indique que le remodelage des rôles sémantiques impliqué par la fonction autocausative est le résultat d'une relation réciproque.

‘509 Ñaari xarit yaa ñu lëngoo di doxantu. (Fal)
deux-conn. ami déf.-ESuj N3P tenir.par.l'épaule-oo inacc. marcher-antu
Les deux amis se promènent en se tenant par les épaules.’

L'exemple suivant illustre le cas de la fonction décausative de la dérivation moyenne, dans ce cas précis le sujet est présenté comme un événement spontané. Le marqueur de pluralité de relations permet d'interpréter cette dérivation comme réciproque.

‘510 Seen wax ji woroo nañu. (Fal)
poss2P parole déf. trahir-oo P3P
Vos propos ne s'accordent pas.’

Par conséquent, le marqueur de pluralité de relations nécessitent avec certains verbes une dérivation moyenne, même lorsque cette dérivation n'est ordinairement pas autorisée sur ces prédicats. Cette dérivation permet le remodelage des rôles sémantiques attribué par le prédicat non dérivé qui n'est pas une fonction intrinsèque de la dérivation –e.

Church indique que la différence entre les fonctions inverses impliquées par –ante et –oo doivent être perçues comme des situations réciproques vs. situations d'union, respectivement, qu'il schématise de la façon suivante :

Pour notre part, nous supposons que le cumul des rôles lié à la dérivation moyenne et le marqueur de pluralité de relations permet d'exprimer des relations réciproques, mais qu'à la différence des relations réciproques prototypiques, les relations marquées par –oo doivent être interprétées au plus proche du sémantisme du verbe et sont le véritable résultat du cumul des fonctions des deux dérivations. Le verbe dégg 'entendre' a des significations différentes selon qu'il est dérivé par –ante etpar –oo. La dérivation moyenne *déggu 's'entendre' n'est pas attestée, cependant, la valeur lexicale du prédicat se retrouve dans la dérivation dégoo 's'entendre'. La dérivation –ante a également une fonction réciproque, mais le verbe dérivé déggante 'recevoir des nouvelles l'un de l'autre' ne correspond pas à la relation inverse A entend B et B entend A.

En résumé, la dérivation –e indique une pluralité de relations. Lorsqu'elle est suffixée aux prédicats dénotant des événements naturellement réciproques, elle indique la réciprocité ; lorsqu'elle est cumulée au marqueur de simultanéité –and(u), elle indique des actions collectives simultanées. Les actions prototypiques réciproques nécessitent un marqueur plus explicite –ant pour lequel nous n'avons malheureusement pu fournir de source probable, mais que nous reconnaissons synchroniquement comme le marqueur de relation inverse qui, cumulé au marqueur de pluralité de relations, exprime la réciprocité et les autres événements liés à cette fonction (actions en série et actions à alternance d'agents). Par ailleurs, lorsque le marqueur de pluralité de relations est cumulé à la dérivation moyenne, il permet d'exprimer la réciprocité, mais à la différence de –ante, la dérivation laisse intacte le sémantisme verbal.

En conclusion, les dérivations à participants multiples en wolof permettent essentiellement d'indiquer la réciprocité, seul la dérivation –andoo marquant exclusivement des actions collectives. Sur ce point, le wolof diverge des langues pour lesquelles il est possible de dégager un marqueur de pluralité d'action, langues dans lesquelles la fonction la plus productive est la fonction collective, même si ces valeurs collectives nécessitent parfois des marqueurs supplémentaires 65 .

Notes
65.

À titre d'exemple, nous pouvons indiquer le cas des langues du groupe océanique de la famille austronésienne. Dans ces langues, un marqueur de pluralité d'action a pu être reconstruit il prend selon les langues et selon les valeurs les formes *paRi ou *paRi-verbe-i. Les fonctions de cette dérivation incluent les actions réciproques, chaînées, collectives, converses, distribuées, répétitives, dépatientives (antipassif) et moyennes.