C – Une tentative d'explication

Les affinités entre les constructions en –le et les différentes constructions que nous venons de présenter, appuient l'hypothèse selon laquelle ce suffixe –le serait le résultat figé d'une ancienne double dérivation proche du cumul applicatif-passif. Le sémantisme particulier de possession des propositions en –le du wolof se retrouve dans le cumul applicatif-passif d'autres langues, il est seulement plus restreint, ce qui conforte l'idée d'un processus diachronique de figement d'une construction autrefois productive.

Ainsi, nous suggérons le scénario suivant. À une certaine étape de son histoire, le wolof aurait eu la possibilité de combiner le suffixe applicatif –al avec un suffixe *–e ayant une valeur passive (ou peut-être une valeur plus large d'intransitivation) pour former une construction semblable à celle décrite ci-dessus sur l'exemple du tswana. Ensuite, la perte de productivité du suffixe *–e aurait eu pour effet la réanalyse de –(a)l-e comme un seul morphème autorisant des propositions où le sujet est le possesseur d'un objet qui subit ou présente un état particulier dénoté par le verbe de la proposition. Dans cette construction, le terme désignant l'objet possédé aurait perdu les caractéristiques qui l'identifiaient comme oblique au stade où *–e était encore isolable comme morphème de passif.

Afin d'expliquer cette dernière étape, on peut émettre l'hypothèse que la perte du caractère oblique de l'objet possédé ait été favorisée par une contamination de cette construction par la construction du verbe transitif am 'avoir'.

‘581 Su ma amoon màrto ak pont, daajaat siis bi. (Fal)
hyp. N1S avopir-PASSÉ marteau avec clou clouer-it. chaise déf.
Si j'avais eu un marteau et des clous, j'aurais réparé la chaise.’

En dépit de la non existence des constructions applicatives, à l'heure actuelle, sur les verbes non accusatifs et de la forme transitive de cette construction, nous pensons donc que la double dérivation fournit une hypothèse diachronique plausible, bien que l'argumentation reste très spéculative, pour les constructions en –le du wolof.

Payne et Barshi notent qu'une analyse causative des CPE peut également être proposée au niveau sémantique, mais qu'aucune langue ne permet d'identifier de marqueur causatif dans les constructions à possession externe dérivées. L'analyse des données du wolof paraît alors intéressante. Comme nous l'avons précisé dans le cadre de l'analyse de la forme –al, la dérivation causative fonctionne uniquement avec les verbes intransitifs, la dérivation applicative avec les transitifs. Bien que diachroniquement ces dérivations montrent des formes différentes, l'analogie des formes synchroniques pour ces deux voix ne semble pas innocente si l'on observe l'étendue de ce syncrétisme d'un point de vue typologique. Nous ne reviendrons pas sur ce phénomène développé dans le chapitre 6 puisque, pour étayer cette hypothèse en wolof, nous n'avons malheureusement pour le moment que notre intuition.

L'identification de la forme –e pose plus de problèmes puisque synchroniquement la dérivation passive en wolof n'existe pas. Cependant, plusieurs points nous permettent de penser que le –e de –le est le vestige d'une ancienne forme de dérivation intransitivante qui a pu, en plus d'autres fonctions, avoir une fonction passive. D'une part, Pozniakov nous a signalé qu'une forme –e pour la dérivation passive est attestée en buy, langue identifiée comme la plus proche du wolof dans la branche Nord du groupe ouest-atlantique 70 . D'autre part, il existe en wolof, d'un point de vue synchronique, une forme –e qui permet une dérivation antipassive restreinte sémantiquement (chapitre 8) et une dérivation réciproque (chapitre 7). Ces fonctions se rattachent souvent à une dérivation moyenne (cf. chapitre 3), or il est fréquent que des formes originellement moyennes acquièrent des fonctions de type passif 71 . Nous reviendrons plus amplement sur cette hypothèse diachronique d'un suffixe –e moyen dans le chapitre suivant.

Notons, pour finir, que cette hypothèse permet de mieux comprendre les particularités de deux verbes dérivés en –le. En effet, cette forme montre au moins avec deux verbes des modifications différentes de celles déjà décrites. Le premier neex 'plaire' est un verbe ambivalent, c'est-à-dire que sans dérivation particulière il peut avoir une structure intransitive ou une structure transitive. Dans les deux cas, le sujet réfère à une entité dont on décrit un état.

‘582 a. Sa mas bi neex na ma. (Fal)
poss2S projet déf. plaire P3s 1S
Ton projet me plaît.

b. Rawante bi neex na. (Fal)
course déf. ê.plaisant P3S
La course est intéressante.

c. Jaaykat bi neexle na tey,
vendeur déf. ê.plaisant-le P3S aujourd'hui

jënd nañu ñiir yi mu ame woon yépp. (Fal)
acheter P3P talisman déf.P N3S posséder PASSÉ tous
Le marchand a fait une bonne affaire, on a acheté tous les talismans qu'il avait.’

Le second est un verbe que l'on ne trouve que sous des formes dérivées, mais pour lequel on peut poser une ancienne base jaax 'être embarassé'. Les formes attestées actuellement sont jaaxal 'étonner, embarrasser, inquiéter quelqu'un' et jaaxle 'être dans une situation embarrassante'. La forme jaaxal peut, sur la base du chapitre 4, être découpée en jaax verbe intransitif d'état, le morphème –al correspond dans ce cas à la dérivation causative 72 .

‘583 a. Moom kay, jaaxal na ma ! (Fal)
3S vraiment étonner P3S 1S
Lui vraiment, il m'étonne !

b. Jaaxle naa, xawma fu may jële dund. (Fal)
ê.embrassé-le P1S ne.pas.savoir-1S loc. N1S-inacc. prendre-e nourriture
Je suis dans une situation embarrassante, je ne sais où prendre de la nourriture.’

Comme on peut le voir, les formes dérivées par –le n'ont pas de structure transitive. Pour neexle cette affirmation est plus difficile à soutenir, puisque nous n'avons qu'une seule occurrence de cette forme dans notre corpus. En revanche, pour jaaxle nous avons trouvé une fréquence d'utilisation de cette forme assez remarquable et toutes présentent une structure intransitive. Dans certains cas, comme pour le verbe jaaxle qui présente de façon systématique une absence de l'objet possédé, certaines propositions, trouvées chez Church et attestées par nos informateurs, ont une structure argumentale intransitive, l'argument omis correspond à l'objet possédé.

‘584 Ana seen màngo ? (Church)
où poss2p mangue
Où sont vos mangues ?’ ‘ Man, lekk naa sama bos, waaye Musaa dafa bonle. (Church)
1S manger P1S poss1S réd.possé. mais moussa EVerb3S ê.mauvais-le
Moi, j'ai mangé la mienne, mais celle de Moussa était mauvaise.’ ‘585 Dama rafetle, moom dafa ñaawle. (Church)
EVerb1S ê.beau-le 3S EVerb3S ê.laid-le
J'en ai un joli, lui il en a un laid.’ ‘586 Am na alal ba doyle. (Church)
avoir P3S fortune ab. ê.suffisant-le
Il a suffisamment de biens. (litt. Il a des biens jusqu'à lui être suffisant)’ ‘587 Dafa tawtele (Church)
EVerb3S ê.mouillé.par.la.pluie-te
Il a des objets mouillés par la pluie.’

L'absence, dans certains cas, de l'objet possédé dans la proposition peut sans doute s'expliquer par le contexte. Dans l'exemple 584, la question porte sur l'objet possédé. Ainsi, dans la réponse, il n'a pas besoin d'être repris. Cette possibilité d'absence de l'objet possédé doit donc certainement pouvoir trouver des explications sur la fonction discursive de ces constructions. Cependant, la faible fréquence, dans les textes, de verbes dérivés par ce –le possessif ne permet pas, pour le wolof, de donner le cadre d'utilisation de cette dérivation. Cependant, si l'on s'appuie sur les descriptions faites pour d'autres langues dans le cadre des constructions à possession externe, ces structures et cette faible fréquence peuvent sans doute être éclairées.

Sur cette caractéristique, on peut alors poser l'hypothèse que la possession est connue ou supposée évidente par le locuteur puisque ces constructions sont utilisées pour adopter le point de vue du possesseur. De ce fait, la présence de l'objet possédé n'est pas toujours nécessaire. En résumé, nous proposons que la dérivation actuelle en –le permet de construire des propositions à identifier comme des constructions à possession externe qui proviennent d'une ancienne double dérivation applicative-'passive' devenue opaque et qui, de toutes les possibilités d'interprétation qu'ont généralement de telles constructions, n'aurait retenue que l'interprétation possessive.

Notes
70.

cf. figure 1.

71.

cf. Les formes 'pronominales' du verbe russe ou espagnol qui cumulent toutes ces fonctions.

72.

cf. chapitre 4, A – 4.2.