Chapitre 10 – Le suffixe –e

Tout au long de cette étude sur les voix du wolof, nous avons présenté l'ensemble des suffixes de dérivation verbale qui entrent dans le champ de la voix. Nous avons ainsi délimité 6 voix dont les fonctions sont marquées par un ou plusieurs suffixes. Dans ce chapitre, nous voulons revenir sur la forme –e décrite pour des voix différentes présentant, ainsi, des effets variables sur la valence et/ou des fonctions sémantico-pragmatiques différentes.

Dans les chapitres 4 (causatif) et 5 (applicatif), cette dérivation a comme effet commun une augmentation de la valence. Dans le chapitre 6, nous avons tenté de voir si les mécanismes d'augmentation de la valence de cette forme (causatif / applicatif) peuvent être reliés selon différents critères sémantiques. L'hypothèse d'un syncrétisme causatif/applicatif a été retenue pour la dérivation –e, bien que cette question ne puisse pas être considérée comme tout à fait réglée. Nous avons également émis l'hypothèse que les suffixes causatifs –lu, –loo et –le sont le résultat d'un amalgame du suffixe applicatif –al avec d'autres marqueurs de voix, supposant ainsi pour ces formes un syncrétisme du suffixe –al applicatif évoluant vers des fonctions causatives. À ce propos, nous avons indiqué que l'amalgame le plus probable pour le marqueur causatif –le correspond au cumul du suffixe applicatif –al et du marqueur de pluralité de relations –e mis en évidence dans le chapitre 7. Nous reviendrons sur cette hypothèse ultérieurement.

Dans ce chapitre, nous revenons sur les différentes fonctions de réduction de valence de la forme –e. Nous tentons de voir s'il est possible de lier les différentes fonctions de cette forme sous un même type de dérivation. Nous nous inspirons pour cela de la situation observée dans différentes langues qui possèdent une dérivation dont les fonctions sont, dans d'autres langues, réparties sur plusieurs marqueurs.

Les différentes fonctions de la forme –e en wolof liées à une diminution de la valence sont reprises ci-après. Dans le chapitre précédent (suffixe –le), nous avons posé l'hypothèse que le –e ayant servi à construire ce suffixe est à considérer comme une ancienne marque de dérivation passive ou du moins d'une voix détransitivante. Dans le chapitre 8, nous avons montré que cette dérivation a, avec les verbes trivalents (non dérivés ou dérivés), une fonction de réduction de la valence puisqu'elle permet d'omettre l'objet récepteur, elle est également possible avec certains verbes bivalents et permet alors d'omettre l'objet patient. Enfin, dans le chapitre 7, nous avons posé l'hypothèse que les dérivations de co-participation en wolof incluent un marqueur de pluralité de relations qui permet de véhiculer différents sémantismes selon qu'il est seul ou accompagné d'autres dérivations.

Toutes ces dérivations ne montrent pas explicitement une réduction de la valence. La dérivation –le s'adjoint à des bases intransitives sur lesquelles la composante –al permet d'ajouter le possesseur (bénéficiaire) de l'argument sujet qui présente les propriétés décrites par le prédicat. La seconde composante –e du suffixe –le a pour fonction de réorganiser les fonctions syntaxiques des deux arguments.

‘599 a. Téere yi baax nañu.
livre déf.P ê.bon P3P
Les livres sont bons.

b. Téere yi baaxal nañu góor gi.
livre déf.P ê.bon-appl P3P homme déf.
Les livres sont bons pour l'homme.

c. Góor gi baaxle na téere yi.
homme déf. ê.bon-le P3S livre déf.P
L'homme a de bons livres.’

Cette double dérivation a été suggérée par l'observation du même phénomène dans d'autres langues (peul, tswana), mais ces constructions ont également été identifiées comme des constructions à possession externe de par le lien implicite qu'elles introduisent entre les arguments de la proposition et par l'absence de destitution en fonction oblique de l'entité possédée. De même, la dérivation –e intervenant dans les constructions en –le peut, comme dans les différentes fonctions énumérées ci-dessus, être analysée comme impliquant une faible distinction des participants (un faible degré d'individualisation des participants). Ce faible degré d'individualisation des participants s'observe, dans ces constructions, dans le traitement du possédé qui, à la différence de la double dérivation applicatif-passif, n'est pas traité comme un oblique. En effet synchroniquement, rien ne permet d'indiquer que l'ancien sujet a subi une destitution en oblique (599). Il est alors possible de présenter ces constructions comme proches des constructions à possession externe où le lien entre le possesseur et le possédé est si fort que le traitement syntaxique du possédé ne peut être comparé au traitement d'un argument totalement indépendant du premier argument régi par le prédicat. Dans les constructions à possession externe, le possesseur et le possédé doivent être vus comme une seule entité composée, l'état dénoté par le prédicat touche cette entité complexe en son entier, et ce quelles que soient les fonctions syntaxiques dans lesquelles entrent ces arguments. Autrement dit, les modifications syntaxiques entraînées par cette dérivation sont accompagnées systématiquement d'un remodelage des rôles sémantiques affectés par le lien de possession entre ces deux arguments. Dans le chapitre 7, nous avons également montré que les dérivations réciproques –e, –oo, –ante et la dérivation d'action collective –andoo remodèlent les rôles sémantiques du sujet-agent et de l'oblique comitatif, sans pour autant modifier systématiquement les fonctions syntaxiques attribuées à ces arguments. Cette absence de modification syntaxique des propositions dérivées s'explique en partie par la stratégie comitative mise en évidence pour le wolof. Enfin, seule la dérivation –e, identifiée dans le chapitre 8 comme une dérivation de type antipassif, implique systématiquement une réduction de la valence. Cette réduction est productive sur les bases trivalentes, elle affecte l'argument récepteur. Les fonctions mises en évidence pour cette dérivation mettent en jeu l'aspect et le faible degré d'individualisation de l'argument récepteur.

Les différentes fonctions de la dérivation –e ainsi expliquées permettent de supporter l'hypothèse d'une origine commune présentant un trait sémantique de faible degré d'individualisation d'un participant.

La première voix à laquelle on pense, pour rattacher ces différentes fonctions, est la voix moyenne. Dans le chapitre 3, nous avons montré que sur le plan typologique, la voix moyenne a de nombreuses fonctions qui s'éloignent plus ou moins du cumul de rôles sur le sujet, tel que celui décrit pour la fonction réfléchie. Selon cette hypothèse, l'extension de la dérivation moyenne de la forme –e aurait été plus large que celle décrite pour –u (chapitre 3), cependant elle se serait dégradée et ne serait synchroniquement visible que sur certaines opérations.

La seconde hypothèse est de rattacher cette dérivation au marqueur de réciprocité. Dans certaines langues, ce marqueur est différent morphologiquement des marqueurs réfléchis et moyens. Son évolution est, cependant, décrite comme évoluant vers des fonctions marquées dans d'autres langues par la dérivation moyenne, selon les caractéristiques sémantiques propres aux événements réciproques : la faible distinction des participants (Kemmer, 1993), tandis que le trait sémantique de pluralité des participants (Maslova, 2000 et Lichtenberk, 2000) permet une extension vers des fonctions co-participatives non strictement réciproques.

Dans la section suivante, nous reprenons les différentes fonctions que présente le suffixe –e. Nous montrons que l'évolution d'un marqueur détransitivant, parfois identifié comme un marqueur de voix médio-passive, présente dans certaines langues les mêmes fonctions que celles identifiées pour la dérivation –e du wolof. Ensuite, nous verrons que la même analyse reste compatible si l'on pose que la fonction d'origine de ce marqueur était d'indiquer la réciprocité. En conclusion, nous donnerons l'hypothèse qui nous semble la plus compatible avec les données, en tenant compte dans la mesure du possible de l'évolution de marqueurs moyen, collectif et passif dans les langues génétiquement liées au wolof.