A – Voix médio-passive

Lorsqu'une langue présente une voix moyenne très étendue qui couvre également des sémantismes qui sont, dans d'autres langues, couverts par la voix passive, cette voix est alors nommée médio-passive ou neutro-passive. Plusieurs langues sont connues pour l'extension particulière de leur voix moyenne (russe, espagnol). Dans cette section, nous comparons les différentes fonctions de la forme –e du wolof avec le marqueur de voix médio-passive du russe. Nous incluons également les fonctions d'un suffixe (–i) du soninké. Dans cette langue, comme pour le wolof, la dérivation en question n'est plus productive, mais les fonctions qu'elle présente permettent de faire l'hypothèse d'une ancienne voix médio-passive, avec parfois des emplois de type antipassif. L'intérêt de cette comparaison tient au fait que ce marqueur –i du soninké ne présente pas les faits d'amalgame qui compliquent l'analyse de la situation du wolof.

Ces comparaisons montrent, d'une part, que les dérivations médio-passives productives (russe) montrent les mêmes fonctions que les dérivations en –e du wolof. Et d'autre part, que les langues (soninké) pour lesquelles une ancienne voix médio-passive peut être décelée de manière relativement sûre exhibent, d'une façon plus claire que le wolof, les fonctions que nous avons isolées pour la dérivation –e, puisqu'elles ne reposent pas sur des hypothèses d'amalgames diachroniques.

  • Remarque

Les marqueurs de voix moyenne dans ces deux langues sont des suffixes, –sja pour le russe et –i pour le soninké. Le suffixe du russe ne pose pas de problème particulier, il présente seulement une variante –s' lorsqu'il est suffixé à un radical se terminant par une voyelle. En revanche, le –i du soninké n'est pas toujours reconnaissable au premier abord sur les verbes à voyelle finale. Les règles phonologiques qui permettent d'expliquer les terminaisons dans ces cas sont :

A + i —> e
O + i —> e
U + i —> i

À l'exception de trois lexèmes monosyllabiques qui présentent les formes dérivées par –i suivantes :

ˆáa faire —> ˆáNi
Kòó Dire —> kòNí
Tùú connaître —> tùjí

Bien que le soninké soit une langue à ton, le suffixe –i est présenté sans ton, car il ne modifie pas le schème tonal des verbes auxquels il s'applique.

Dans cette section, nous commençons par montrer que ces affixes présentent des modifications de la valence typiques de la voix moyenne. Nous avons vu dans le chapitre 3, que certaines classes verbales des actions sur le corps peuvent échapper au marquage moyen, mais que les actions de toilette sont, dans les langues à système moyen, généralement marquées. La fonction moyenne liée à ces prédicats est la fonction autocausative.

  • soninké (Creissels, 1992 : 14)
‘600 a. jàXàré n d' ìí rèmmé m boorà.
femme déf. acc.+ poss enfant déf. déshabiller
La femme a déshabillé son enfant.

b. jàXàré m boorè.
femme déf. déshabiller-i
La femme s'est déshabillée.’
  • russe (Creissels, CP)
‘601 a. Mat' moet rebënka.
mère.ABS laver.S3S enfant.OBJ
La mère a lavé l'enfant.

b. Ivan moet-sja.
Ivan.ABS laver.S3S-MOY
Ivan se lave.’

Ces suffixes marquent également des fonctions dont le sémantisme est plus éloigné du pôle réfléchi que celui de la fonction autocausative, ils s'étendent en effet à la fonction décausative qui se rapproche de la voix passive. Cette fonction, comme la fonction autocausative, est synchroniquement remplie en wolof par la dérivation –u. Toutefois, une recherche plus systématique des dérivations en –e, permettrait à notre avis de trouver quelques traces où –e a un sémantisme moyen décausatif. Dans les derniers moments de notre analyse, nous avons trouvé le cas du verbe rax 'mélanger' qui, dérivé par –e, présente l'événement comme spontané.

  • wolof
‘602 a. Meew mi saful dara, (Fal)
lait déf. avoir.le.goût.de rien

dafa mel na dañu ci rax ndox.
EVerb3S sembler compl. EVer.3P loc. mélanger eau
Le lait n'a pas de goût, on dirait qu'on y a ajouté de l'eau.

b. Ceeb bi dafa raxe [; ku ko lay dinga ci am bu sew ak bu dijj.]
riz déf. EVerb3S mélanger-e (Fal)
Le riz est mélangé [; si on le tamise, on obtient du riz entier et du riz brisé.]’
  • soninké (Creissels, 1992 : 14)
‘603 à dà làbó n doppá.
S3S acc.+ couteau déf. planter
Il a planté le couteau.

b. làbó n doppè.
couteau déf. planter-i
Le couteau s'est planté.’
  • russe (Geniusiene, 1987 : 264)

604 Noz ploxo zatocil-sja.
knife badly whetted-RM
The knife got hardly wetthed.

Ensuite, les marqueurs du russe et du soninké sont utilisés pour des fonctions qui, dans d'autres langues, peuvent être marquées par des morphèmes spécifiques : l'antipassif et la réciprocité. Nous n'avons pas d'indication sur l'extension possible des marqueurs du russe et du soninké vers l'expression d'actions collectives.

Fonction antipassive

  • soninké (Creissels, 1992 : 15)

605 a. lémúnù n dà tíjè ˆ ˆígá.
enfant déf. acc.+ viande déf. manger
Les enfants ont mangé de la viande.

b. lémúnù ˆ ˆígé.
enfant déf. manger-i
Les enfants ont mangé.

  • russe (Creissels, CP)
‘606 a. Sobaka kusaet Ivana.
chien.ABS mordre.S3S Ivan.OBJ
Le chien mord Ivan.

b. Beregite-s' sobaki, ona kusaet-sja.
garder.IMP-MOY chien.GÉN lui mordre.S3S-MOY
Méfie-toi du chien, il mord (litt. il se mord).’
  • wolof
‘607 a. Xaj a ko màtt. (Fal)
chien ESuj 3S mordre
Un chien l'a mordu.

b. Looy yox-yoxi ? Xaj bi du màtte. (Fal)
chien déf. ENég3S mordre-e
Pourquoi tu trembles ? Le chien ne mord pas.’

Fonction réciproque

  • soninké (Creissels, 1992 : 15)
‘608 ì sú háté mèe jií.
S3P tous séparer-i l'un.l'autre postpos.
Ils se sont tous séparés.’
  • russe (Creissels, CP)
‘609 a. Ivan vstretil Petra
Ivan.ABS rencontrer.PAS.MASC.SING Petra.OBJ
Ivan a rencontré Pierre.

b. Oni vstretili-s'
S3P rencontrer-PAS.PL-MOY
Ils se sont rencontrés.’
  • wolof

610 Ñu ngi doon xeexe ci koñu kër ñoom Paate. (Fal)
Prés3P Prés. PASSÉ battre-e loc. rue-conn. maison 3P pathé
Ils se battaient dans la rue de chez les Pathé.

Enfin, les morphèmes –sja et –i ont des utilisations de type quasi-passif. L'hypothèse d'une telle fonction pour le suffixe –e, a également été avancée dans le chapitre 9 pour expliquer les modifications qu'entraîne la dérivation –le. Dans ce chapitre, nous avons montré que les modifications du suffixe –le peuvent être rapprochées de la double dérivation applicative-passive de certaines langues, même si la fusion actuelle de cette forme rapproche synchroniquement cette dérivation des constructions à possession externe.

Fonction quasi-passive

  • soninké (Creissels, 1992 : 15)

611 a. àsá dà Xóllè N kárá.
Assa acc.+ calebasse déf. casser
Assa a cassé la calebasse.

b. Xóllè N káré ásà já màXá.
calebasse casser-i Assa foc. postpos.
La calebasse a été cassée par Assa.

  • russe (Creissels, CP)
‘612 a. Ucenye issledujut eto javlenie.
scientifique.ABS.PL étudier.S3P DÉM.OBJ phénomène.OBJ
Les scientifiques étudient ce phénomène.

b. Eto javlenie issledujet-sja ucenymi.
DÉM.ABS phénomène.ABS étudier.S3S-MOY scientifique.INSTR.PL
Ce phénomène est étudié (litt. s'étudie) par les scientifiques.’

Comme on le peut le voir, les fonctions de la voix médio-passive en russe et les fonctions restantes d'une ancienne voix médio-passive en soninké sont identiques à celles que l'analyse synchronique des dérivations avec une forme –e a pu mettre en évidence en wolof. Cette comparaison tend donc à valider l'hypothèse selon laquelle le morphème –e est la marque d'une ancienne voix médio-passive en wolof.

Si l'extension de la dérivation moyenne en –e incluait des fonctions moyennes, antipassives et passives, il est alors possible de parler de voix médio-passive. Ce type de marqueur peut évoluer en se focalisant, le plus souvent, sur une dérivation strictement passive, perdant ses emplois moyens (cf. latin). Cependant, le développement de l'ancienne voix médio-passive –e du wolof n'a pas suivi l'évolution traditionnellement décrite, puisqu'il n'existe à l'heure actuelle aucune dérivation passive dans cette langue.

Dans la section suivante, nous donnons les différentes hypothèses proposées pour l'évolution de tels marqueurs, afin de montrer que cette ancienne voix médio-passive n'entre pas en contradiction avec l'existence synchronique d'une dérivation moyenne dans cette langue. Ces scénarios d'évolutions proposent plusieurs issues pour les marqueurs moyens. Nous verrons alors si ces issues restent compatibles avec la perte de productivité de certaines fonctions et la spécialisation de –e comme marqueur de pluralité de relations (actions réciproques et collectives).