Le système des voix en wolof

Dans cette étude, on a désigné comme “système de voix” l'ensemble des marqueurs verbaux qui entraînent des modifications des relations entre les fonctions syntaxiques et les fonctions sémantiques des arguments que régit le prédicat. Sur ce principe, deux groupes se dégagent immédiatement parmi les suffixes de dérivation verbale : les suffixes qui permettent une augmentation de la valence et ceux qui entraînent un remodelage des rôles sémantiques attribués par le prédicat. En revanche, la reconnaissance de suffixes réduisant la valence sans remodelage des rôles sémantiques reste un point relativement problématique.

Les voix qui augmentent la valence dans cette langue touchent soit l'argument sujet (voix causative), soit un terme périphérique (voix applicative). Nous commençons par la voix causative.

Dans le chapitre 4, plusieurs suffixes –e, –al, –lu, –loo et –le montrent des modifications de la valence du prédicat sur lequel ils se suffixent en ajoutant un sujet au rôle sémantique de causateur. La fonction syntaxique et le rôle sémantique de l'ancien sujet varient selon les suffixes.

Les marqueurs –al et –e s'appliquent sur des verbes monovalents dont le sujet est le siège du procès. Les contreparties ainsi créées sont leurs correspondants transitifs causatifs : ñuul 'être noir' ñuul-al 'noircir', tudd 'se nommer' tudd-e 'nommer'. L'ancien sujet devient un objet patient. Toutefois, malgré ces similitudes, l'analyse de ces deux suffixes diverge. En effet, la non productivité actuelle de la dérivation –e nous a conduit à la présenter avec les causatives lexicales, tandis que la productivité de –al permet d'inclure cette dérivation avec les autres suffixes de causation dans le groupe des causatives morphologiques.

Les autres causatives morphologiques sont construites à l'aide des suffixes –loo, –lu et –le. Ces suffixes s'appliquent sur des bases dynamiques et inchoatives. Le suffixe –loo correspond sur le plan typologique à la dérivation causative canonique. Lorsqu'il s'applique sur des verbes transitifs, la fonction syntaxique du sujet agent du prédicat non dérivé est modifiée, il prend la fonction syntaxique d'objet au même titre que l'objet patient. L'argument ajouté prend, lui, la fonction syntaxique de sujet et a un rôle sémantique de causateur. Ainsi, les verbes bivalents présentent avec cette dérivation une structure trivalente (SN S 1 V SN O 2 SN S caus. V-loo SN O 1 SN O 2 ). Sur le plan des transformations syntaxiques, le suffixe –le présente les mêmes modifications (SN S 1 V SN O 2 SN S caus. V-le SN O 1 SN O 2 ), tandis que les structures syntaxiques des prédicats dérivés par –lu ne présentent pas en surface de modification de la valence, puisque l'ajout du sujet causateur avec ce suffixe va de pair avec l'effacement de l'agent de l'action causée (causataire) (SN S 1 V SN O 2 SN S caus. V-lu SN O 2 ).

Les différentes utilisations de ces dérivations dépendent du sémantisme que véhicule chacune de ces formes. Lorsque nous avons décrit le sémantisme de ces causatives dérivées, nous nous sommes basée sur l'hypothèse de Shibatani et Pardeshi (2001), selon laquelle les différentes causatives des langues montrent un continuum sémantique. Les résultats de l'analyse sémantique des causatives en wolof nous a conduit à valider cette hypothèse (cf. tableau 46, ci-dessous) et à remarquer dans ce continuum le suffixe –le, qui permet uniquement d'exprimer des causations sociatives d'action jointe et assistive, ce qui semble d'après Shibatani et Pardeshi (2001) être un phénomène typologique assez rare. La spécificité d'une dérivation causative sociative dans cette langue est due, à notre avis, à l'amalgame –al-e–e correspond au marqueur de pluralité de relations ; nous y reviendrons plus loin.

Dans ce chapitre, nous ne nous sommes pas restreinte aux dérivations causatives, nous avons observé l'expression de la causation au sens large. Ainsi, en ce qui concerne le système causatif du wolof, nous avons pu mettre en évidence que la rareté des causatives lexicales s'explique dans cette langue par la productivité de la dérivation en –al qui permet de créer les contreparties causatives des verbes intransitifs. Les causatives à prédicat complexe (tax a V et tax di V)et les causatives périphrastiques (complétives), construites à l'aide d'au moins trois prédicats : tax, def et bàyyi, permettent d'exprimer différentes causations indirectes. Dans le tableau 46 où nous reprenons le sémantisme que l'on peut attacher à chaque causation, on peut voir que les causatives morphologiques en –loo partagent avec ces constructions causatives l'expression de la causation indirecte.

Toutefois, ces deux causations s'opposent respectivement entre une causation indirecte intentionnelle et non intentionnelle (–loo vs. tax et def), les causatives périphrastiques en def sont moins utilisées et expriment une causation non intentionnelle plus forte que les causatives en tax (périphrastique et à prédicat complexe). Cette différence de sémantisme reflète assez bien le processus de grammaticalisation vers lequel semble évoluer le verbe tax. Les causatives en bàyyi 'laisser' entrent, elles, dans la causation dite permissive.

Le second type de voix qui permet dans cette langue d'augmenter la valence du prédicat est la voix applicative. Cette dérivation a, en wolof, deux formes –al et –e qui affectent des obliques aux rôles sémantiques différents. La dérivation applicative –al permet d'ajouter un argument nucléaire bénéficiaire, récepteur ou comitatif à la valence du prédicat dérivé. La dérivation –e affecte, elle, des arguments aux rôles sémantiques instrumental, manière et locatif (sans inclure toutefois la destination). Cependant, selon le rôle sémantique du terme périphérique affecté par la dérivation, les constructions applicatives ne sont pas toujours canoniques. Les applicatives canoniques –al et –e sont attestées pour les rôles récepteur (–al) et instrument/manière (–e). Dans ce cas de figure, les applicatives sont dites canoniques car la fonction des arguments récepteurs et instrument/manière est modifiée dans les propositions dérivées : SN S 1 V SN O 2 prép. SN 3 SN S 1 V-al/-e SN O 2 SN O 3 . D'un autre côté, les particularités de cette voix dans les langues du monde nous ont permis de traiter dans le cadre de la voix applicative des constructions dérivées qui ne présentent pas toutes les caractéristiques attendues. Ces applicatives non canoniques se divisent en deux types, les applicatives à caractère obligatoire et les applicatives non canoniques proprement dites. Les applicatives à caractère obligatoire sont en rapport étroit avec le rôle sémantique de bénéficiaire. Les langues qui présentent ce type d'applicative sont des langues qui n'ont pas d'autres moyens syntaxiques, comme les adpositions, d'introduire ce type d'argument dans une proposition, ce qui est le cas du wolof.

On trouve également dans cette langue des applicatives non canoniques. Elles ont été mises en évidence pour les deux dérivations, mais elles sont restreintes à des rôles sémantiques spécifiques : locatifs pour le marqueur –e et comitatif pour le marqueur –al. La dérivation applicative –al modifie le statut syntaxique du comitatif qui prend la fonction d'objet, mais les constructions dans lesquelles cette dérivation s'applique sont restreintes à l'Emphatique du complément (marque de conjugaison) ou à la relativisation. La dérivation applicative –e est également, avec les locatifs, restreinte aux mêmes constructions, cependant les modifications qu'elle entraîne sur ces arguments ne changent pas toujours le statut syntaxique de ces arguments, ils gardent le plus souvent les caractéristiques d'un oblique marqué par une préposition. Toutefois, dans ces applicatives non canoniques, la présence de l'argument affecté est rendue obligatoire par la dérivation. De plus, nous avons pu mettre en évidence que pour les applicatives en –e non canoniques, le rôle sémantique de l'argument introduit par ci est précisé, affiné à la fois par la dérivation et le sémantisme du prédicat.

Nous sortons maintenant des voix qui augmentent la valence pour nous centrer sur les voix qui impliquent un remodelage des rôles sémantiques. En wolof, les marqueurs dont l'effet sur les rôles sémantiques ne se limite pas à une simple redistribution sont –u/ku, –e, –le, –ante, –oo et –andoo. Ils ont été décrits comme apportant des modifications de type : dérivation moyenne (–u/ku), antipassive (–e), co-participative (–e, –oo, –ante et –andoo) et de possession externe (–le). Dans le chapitre 10, nous avons indiqué que les dérivations en –e traitées dans des chapitres à part (chapitre 8 pour l'antipassif, chapitre 7 pour la réciprocité), pouvaient être rassemblées sous une même dérivation –e dont la principale fonction est d'indiquer une pluralité de relations. Cette marque –e a également été mise en évidence pour d'autres fonctions. Cependant, à la différence des fonctions réciproque et antipassive, pour ces autres fonctions, le marqueur de pluralité de relations ne fonctionne pas seul, il est amalgamé avec d'autres morphèmes. Nous rappelons ci-dessous les descriptions effectuées pour chacun de ces trois cas de remodelage des rôles sémantiques : voix moyenne, marqueur de pluralité de relations seul (réciproque et antipassif), et les cas où l'analyse implique de reconnaître ce marqueur comme un élément de suffixes dont la décomposition peut être plus ou moins problématique. Nous reviendrons un peu plus loin sur ces hypothèses de composition.

Le suffixe –u/-ku marqueur de voix moyenne permet de dériver différents prédicats qui montrent différentes fonctions selon leurs caractéristiques sémantiques et le type d'argument qu'ils peuvent régir. Sur le plan typologique, cette dérivation implique un cumul ou remodelage de rôles sémantiques sur l'argument sujet, mais permet également de centrer l'événement sur le patient et se rapproche dans ce cas de la voix passive. Les différentes fonctions attestées pour cette dérivation en wolof montrent que ce suffixe n'est utilisé que dans le cas où le remodelage ne se limite pas à un simple cumul, puisque la réflexivité est marquée par le pronom réfléchi possessif+bopp. Elle n'est pas nécessaire pour les verbes inchoatifs (self-agent) qui en wolof se répartissent dans les classes verbales de mouvement et positionnement du corps. Ainsi, le suffixe –u de voix moyenne permet d'exprimer des événements dits auto causatifs (réalisés sur soi-même par soi-même) uniquement pour les actions de toilette et des événements dits décausatifs, c'est-à-dire présentés comme survenant sans intervention extérieure ou minimisant cette intervention.

Nous abordons maintenant les différentes fonctions du marqueur de pluralité de relations –e seul. Dans le chapitre 8, il a été décrit comme montrant des effets de réduction de la valence. Cette réduction affectant l'objet des verbes dérivés, nous avons identifié cette dérivation comme un marqueur antipassif. Sur le plan typologique, les effets de ce marqueur ont été décrits comme non canoniques, puisqu'il n'autorise pas une destitution de l'objet en oblique, mais implique son omission. L'objet affecté est différent selon la valence du prédicat. Il correspond à l'objet-récepteur avec les verbes trivalents et à l'objet-patient avec les verbes bivalents. Ce marqueur fonctionne également sur les prédicats dérivés par –al applicatif lorsque ce dernier permet d'introduire un récepteur. Cette dérivation est utilisée pour donner une valeur d'habitude à l'activité décrite par le prédicat dérivé.

Dans le chapitre 7, cette dérivation est décrite comme un marqueur de réciprocité restreint aux événements naturellement réciproques. Il présente une réduction de la valence lorsque les deux participants sont repris par un indice sujet pluriel. Néanmoins, nous avons vu que les modifications syntaxiques qu'entraîne cette dérivation peuvent également être éloignées des constructions réciproques usuelles, lorsque l'argument qui cumule les rôles d'agent et de patient sur le sujet du prédicat non dérivé prend la fonction d'un oblique comitatif dans la proposition dérivée. Ces structures dépendent des contraintes qui sont cohérentes avec la stratégie comitative adoptée par le wolof.

Ce marqueur –e de pluralité de relation apparaît par ailleurs dans d'autres suffixes, ces amalgames ayant des effets qui nous ont conduite à présenter certaines de ces formes dans le chapitre 7 portant sur la co-participation et d'autres dans le chapitre 9 portant sur la possession externe. Nous résumons ici les effets de ces formes.

Les suffixes de dérivation indiquant la participation de plusieurs agents sont –ante, –oo, et –andoo. Les deux premiers marquent comme –e des relations réciproques. Le suffixe –ante a été décrit comme le second marqueur de réciprocité du wolof, il fonctionne en complément de –e qui est restreint aux événements naturellement réciproques. La dérivation –oo marque également la réciprocité. Sa spécificité par rapport aux autres marqueurs réciproques n'a pu être mise à jour, nous pensons cependant que ce sémantisme réciproque, qui, selon le contexte, peut, rappelons-le, être interprété comme une action collective non réciproque, est dû, en fait, à la dérivation moyenne –u qui entre dans la composition de ce suffixe. Nous y reviendrons plus loin. Le suffixe –andoo marque quant à lui des actions collectives simultanées. Toutes ces dérivations n'impliquent pas de réduction de la valence, le second participant garde le plus souvent sa fonction d'oblique, et seule la dérivation permet de réinterpréter cet oblique comme le second agent de l'action dénotée par le prédicat, selon les principes de la stratégie comitative 75 .

Autrement, le marqueur de pluralité de relations impliquant un remodelage des rôles sémantiques semble être également impliqué dans la dérivation –le (chapitre 9). Ce suffixe –le fonctionne uniquement sur les verbes monovalents. Les modifications complexes que cette dérivation implique ont été rapprochées des constructions à possession externe. En effet, la dérivation –le marque une relation de possession entre le sujet (possesseur) et l'objet (possédé) de la proposition dérivée.

De cette présentation du système des voix wolof, il est possible de tirer des conclusions d'ordre typologique. Dans le chapitre 2, nous avons dressé un schéma général des voix que l'on peut trouver dans les langues du monde. Ces voix se répartissent en trois champs selon les modifications de la valence : augmentation, diminution et remodelage. Nous indiquons ci-dessous, les éléments typologiques importants que les données du wolof mettent en évidence.

Notes
75.

Un autre marqueur verbal a été abordédans le chapitre 7 sur la co-participation, le suffixe –aale. Toutefois, nous avons montré qu'il fonctionne comme marqueur de co-participation uniquement avec des formes lexicalisées et présente d'autres sémantismes qui ne permettent pas de le regrouper avec les autres marqueurs de co-participation.