Le drame de Mbàbba Kumba

Il était un village qui s'appelait Mbàbba Kumba.

Nul ne sait son emplacement aujourd'hui. Mais les anciens ne l'ont pas oublié pour ses gloires, plus particulièrement son drame et celui de ses habitants.

Móodu était un père de famille généreux, élégant et courageux. Mais son défaut était d'être têtu.

A cinq jours de la Tabaski 82 , il fit appeler ses deux femmes, Kumba la première et Nogaye la deuxième, et leur dit:

- Je ferai ce que personne n'a jamais fait afin que vous sachiez que votre chéri n'est pas un petit homme et qu'il a beaucoup d'estime pour sa famille.

C'est alors qu'arrivèrent ses deux fils. Chacun d'entre eux alla s'asseoir près de sa mère après avoir salué l'assemblée.

- J'ai la ferme intention de célébrer le grand jour, la Tabaski, avec un mouton comme personne n'en a jamais vu!

Qui fait ce que personne n'a jamais fait, disent les anciens, verra ce que personne n'a jamais vu 83 .

Móodu est allé au marché. Dieu seul savait à quoi il pensât.

C'est au crépuscule que les villageois aperçurent notre téméraire poussant devant lui un énorme mouton jaune en direction du village.

- Quoi donc! N'est-il pas fou, celui-là ?, s'écrièrent les gens détalant à toute allure en direction de la place du village où se tenait père Sàmba le chef du village:

- Père Sàmba! Levez-vous avant qu'un scandale n'advienne. Móodu veut notre malheur. Il veut immoler un mouton jaune pour. la Tabaski et chacun sait que cela provoquerait la fin du monde.

Père Sàmba dispersa alors l'assistance et se leva brusquement pour aller chez Móodu.

Patience, car un remède peut parfois engendrer une maladie.

Peu de temps après, Móodu arriva et salua Père Sàmba des deux mains 84 .

- Kumba, Kumba, dépêche-toi de m'apporter la cola sous le canari 85 .

Kumba fit la commission. Père Sàmba la pria, en tant que reine de la maison 86 , de rester pour assister à la discussion.

Après s'être attardé sur l'agriculture et plusieurs autres sujets, le chef du village se tut et fixa Móodu dans les yeux:

- Mon brave, lui dit-il, qu'as-tu envisagé de faire ?

- A propos de quoi ? Il ne me semble pas avoir compris où vous voulez en venir.

- Toute mon inquiétude vient de ce mouton destiné à la fête. Je ne comprends pas tout le mal que tu t'es donné. Tu pouvais obtenir sans efforts un mouton dix fois plus beau.

Pendant que la discussion se poursuivait chez Móodu, la clameur et les rumeurs avaient envahi le village.

- Móodu, tu n'es pas un étranger ici. De tes aïeux qui ont vécu et ont été inhumés ici, on ne peut que témoigner paix et sens de l'honneur. Ils n'ont jamais agi en irresponsables, pas plus qu'ils n'ont suivi leurs désirs au détriment de leurs proches. Tu n'ignores pas que le mouton jaune est le totem de la contrée. Provoquer sa mort accidentelle impliquerait un bain rituel dans l'autel des ancêtres. Quel serait alors le prix de son sacrifice pour la Tabaski !.

C'est ici que s'arrête mon entretien avec toi. Tu as plusieurs jours devant toi; réfléchis avant d'agir. Toute conséquence fâcheuse ne retombera que sur toi. Que la paix soit avec toi !”.

Père Sàmba ne donna pas à Móodu le temps de s'exprimer. Il repartit immédiatement chez lui.

- Chéri! dit Kumba à Móodu, tu l'as entendu de tes propres oreilles. La parole d'un ancien se réalise toujours quel que soit le temps que cela peut prendre.

- Tais-toi ! Je suis le seul ici à porter une culotte et à faire pousser une barbe! Personne ne doit mot dire 'quand je parle ! Je ne me soucie pas de paroles dont la seule motivation est la jalousie! C'est l'habitude des aînés du village de nous accabler de recommandations : “Ceci est interdit, cela est de mauvais augure, cela est une malédiction”. Qu'ils ne me dérangent pas ! Personne ne dédaigne l'aisance niais il faut peiner pour la mériter.

Ni les rencontres en tête à tête, ni même les disputes ne purent faire changer Móodu d'opinion.

Je pense que c'est ce qui advenait à notre ami. Sur les lieux de la prière, certains le convièrent à un tête-à-tête pour qu'il revienne sur sa décision au nom de l'estime mutuelle et du bien-être commun.

Le poids de la menace assourdit et aveugle sa victime.

Les jours qui les séparaient de la Tabaski s'étaient écoulés avec la rapidité de l'éclair. Même si s'impatienter pour un événement était tabou, celui-là en valait la peine pour les gens de Mbàbba.

Le mieux dans un événement est d'être spectateur.

C'est aujourd'hui Tabaski, le grand jour tant attendu. Móodu s'est levé à l'aube et a lavé son mouton en compagnie de ses deux fils. Il s'est ensuite occupé de sa personne comme il se devait. La matinée des jours de fête est quasiment réservée aux hommes. C'est pourquoi ses deux femmes n'ont eu pour préoccupation que de passer au tamis la cour 87 de la maison et de parfumer à l'encens leurs chambres respectives: elles attendent le retour de leur mari de la prière.

Notre ami s'en retournait vers la maison d'un pas rapide. Cela ne pouvait signifier qu'une profonde douleur et la ferme volonté d'en finir avec toute cette histoire.

Deux valent mieux qu'un, demandez-le à celui qui en a fait les frais dans un combat.

Maugréant, Móodu dit: “Je ne suis le serviteur de personne, ni l'adorateur de personne hormis Dieu. Je ne me préoccupe pas de frivolités. L'avenir n'est qu'entre les mains de Dieu. Vive l'insouciance alors!

La richesse n'est pas un remède contre la mort, mais contre le déshonneur. Revenir sur ma parole ? Ah non jamais !!”

Il ne sert à rien de se précipiter.

Ayant égorgé son mouton, notre ami se rappela subitement qu'il avait prêté ses outils de boucherie aux Njaay. Il se précipita aussitôt chez eux.

Entre temps, le fils de la première femme demanda à son demi-frère de s'allonger afin qu'il fasse avec lui ce que leur père avait fait du mouton.

Là où la biche saute, le faon ne peu que sauter (Tel père, tel fils).

Croyant que cela n'était qu'un jeu, le jeune garçon se coucha selon les instructions de son aîné. D'un trait, le couteau traversa le cou de part en part. L'aîné avait tué le cadet sans même s'en rendre compte. '

L'enfant ne sait rien mais il faut le prémunir pour l'avenir.

On ne sait pas ce que fit Nogaye quand elle vit le fils de sa co-épouse penché sur son fils avec un couteau maculé de sang. Sans trop chercher à comprendre, elle se jeta sûr lui et l'égorgea d'un coup.

A peine s'était-elle relevée que Kumba lui bondit dessus. La mêlée fut de courte durée et elles tombèrent toutes les deux raides mortes. De retour à la maison, Móodu poussa des cris si forts que la cour de la maison se remplit aussitôt d'une foule aussi dense qu'une ruche d'abeilles.

- Il vaut mieux et le plus rapidement possible que l'on s'occupe de ce mouton avant qu'il ne s'occupe de nous. L'issue est la suivante : que celui qui a tout provoqué aille glisser ce malheur dans le puits tari et que l'on n'en parle plus, décidèrent les gens de Mbàbba.

Penché sur le rebords du puits, Móodu voulut se débarrasser du mouton. Par malheur les pattes de derrière de l'animal s'accrochèrent aux amulettes qu'il portait autour du cou. A peine commença-t-il à se débattre qu'il fut entraîné dans le puits jusqu'à la ceinture. Il se mit à crier au secours.

“Est acte de bravoure toute fuite réussie. “

Le nombre de personnes venues à son secours était si important qu'ils provoquèrent un glissement de terrain autour du puits. Tous les habitants y furent ensevelis.

C'est ainsi que l'on m'a raconté le drame de Mbàbba Kumba.

Notes
82.

Dernier mois du calendrier wolof (lunaire). Fête religieuse musulmane commémorant le sacrifice d'Abraham au cours de laquelle on égorge un mouton.

83.

Ce proverbe signifie que celui qui innove en quoi que se soit est le seul à en tirer les bénéfices ou à subir les inconvénients qui en découlent.

84.

En signe de respect.

85.

Les noix de cola sont enfouies sous les réserves d'eau elles-mêmes contenues dans les canaris (marmites en terre). Ainsi elles restent fraîches et tendres.

86.

Dans le ménage polygame, la première femme occupe une place prépondérante. Elle est la première dame.

87.

La cour est passée au tamis pour en nettoyer le sable et le rendre plus fin.