1.1.1. La stratégie militaire et stratégie d'entreprise

Il nous semble important de retrouver la genèse de la définition du concept de stratégie avant de déterminer les conditions dans lesquelles le qualificatif de proactivité peut lui être appliqué.

L’un des fondements principal de cette définition est le lien qui existe entre la stratégie militaire et la stratégie d’entreprise. Pour Martinet 10 (1990), il est possible de «définir un cadre fondamental commun à la stratégie militaire et au management stratégique des entreprises. Dénommé stratégique, ce cadre serait défini comme une discipline de recherche totalisante et unifiée dans laquelle s'exprimeraient les stratégies propres à chaque contexte «. Dans ce cadre, on remarque déjà la place prépondérante que revêt l‘environnement, le contexte étant, pour sa part et par définition, ce à quoi doit répondre la stratégie.

Cependant pour Bouilloud 11 (1994), la liaison qui existe entre le champ stratégique militaire et la stratégie d’entreprise ne peut être qu’une liaison artificielle, un «construit » qui dérive d’une «métaphore anecdotique » et non point de la « généalogie » au sens de Piaget 12 .

Il nous a semblé toutefois important de relever des similitudes entre la définition de la stratégie militaire et la stratégie d’entreprise.

Nous nous appuierons principalement sur Liddle Hart (1962) pour soulever les points communs aux deux domaines. Cet auteur 13 souligne trois lignes de convergence principales:

  • la politique fondamentale qui détermine l'objet de la guerre : objet à atteindre,
  • la grande stratégie, dont le rôle « consiste à coordonner et diriger toutes les ressources de la nation ou d'une coalition afin d'atteindre l'objet politique de la guerre » : affectation des ressources ;
  • la stratégie définie comme « l'art de distribuer et de mettre en œuvre les moyens militaires pour accomplir les fins de la politique » : mise en œuvre pratique.

Nous retrouvons dans cette définition la structure basique de la stratégie :

  • la fixation d’un objectif à atteindre,
  • l’identification et l’affectation de ressources,
  • la notion de pilotage stratégique.

Ceci étant posé, nous sommes alors en mesure de repérer deux composantes particulières de la stratégie, comme le note Le Roy 14 (1999), une position dite conflictuelle où l’on se bat contre un adversaire plus ou moins intelligent, et une position plus rationnelle où l’on cherche, grâce à l’affectation de ressources adaptées, à atteindre un but.

Poirier 15 (1965) va plus loin et intègre dans la définition même de la stratégie une idée d’anticipation, la stratégie devenant alors une «décision rationnelle anticipant l'avenir, c'est-à-dire fondée sur la possibilité intellectuelle de choisir, au vu d'une information sur toutes les situations futures que l'on peut concevoir et comportant des données incertaines, des modes d'action capables de maîtriser cette incertitude «.

Nous voyons se mettre en place un certain nombre d’éléments définissant une stratégie : rationalité, anticipation, information, traitement de cette dernière, incertitude et mode d’action.

Des auteurs tels que Lavalette et Niculescu (1999) donnent une définition plus précise encore de la stratégie, cette dernière étant entendue comme « l'art de sélectionner et d'optimiser les ressources et les moyens de toute nature dont elle peut disposer, afin d'atteindre un ou plusieurs objectifs de progrès, cela en imposant à la concurrence l'emplacement, le moment et les conditions de la lutte concurrentielle « 16 .

Cependant, il faut noter que la stratégie militaire peut être appréhendée de deux façonsdifférentes. La majorité des études menées sur le parallèle entre la stratégie militaire et la stratégie d’entreprise découlent d’une vision que nous pourrions qualifier d’occidentale. Une lecture plus originale puise ses racines dans la manière dont les Chinois abordent l’art de la guerre. Bien qu’appliquées toutes deux au même objet : la stratégie militaire, les deux approches présentent des différences notables. Le tableau met en évidence les principales lignes de divergences.

Figure 1.1. : Eléments de comparaison entre l’approche occidentale et l’approche asiatique de la stratégie militaire
Approche occidentale de la stratégie militaire Approche asiatique (chinoise) de la stratégie militaire
L’obtention d’un résultat décisif par la destruction des armées ennemies
(doctrine de Schlieffen)
L'objectif de la guerre, quand elle est envisagée du point de vue de la transformation, devient la déstructuration de l’ennemi
Une science articulée autour de principes universels La stratégie est de s'adapter : les transformations s'ensuivent sans interruption, il y a chaque fois une configuration donnée avec son potentiel particulier : que ce soit dans un sens ou dans l'autre,
L'observation des conflits militaires passés C'est en fonction de la situation qu'on se détermine
La capacité des généraux à adapter les principes à la situation Faire évoluer la situation de façon telle que l'effet résulte progressivement de lui-même et qu'il soit contraignant

Alors que s’impriment en projection, d’un point de vue occidental les courants de pensée rationalistes (école française) ou politiques (école allemande avec notamment Clausewitz) de la stratégie, cette dernière est perçue du coté asiatique, comme un axiome déclencheur d’effet, effet qui va devenir contraignant puisque partie prenante d’une situation.

Dans l’approche occidentale, nous pouvons dégager avec Le Roy 17 (1999) les axes guidant la réflexion stratégique :

  • recherche d’une universalité permettant de fonder une science articulée autour de principes stables et définis ;
  • recherche du réel directement observable par l'identification de ces principes (approche historique) ;
  • adaptation empirique de la science grâce au génie militaire (adaptation de ces principes à une situation donnée ).

Nous noterons au passage le parallèle qu’il est possible de faire entre le génie militaire et le génie entrepreneurial tel qu’il a été développé par Schumpeter 18 .

En nous plaçant toujours dans l’optique occidentale, il ne reste plus à ce stade qu’à isoler, ainsi que l’a fait Clausewitz 19 (1955), les principes suprêmes de la stratégie, à savoir :

  • la réunion des forces dans l'espace, c'est-à-dire la concentration des forces (aucune séparation des forces armées) ;
  • la réunion des forces dans le temps, c'est-à-dire l'utilisation simultanée et non pas échelonnée des forces en vue d'une seule collision ;
  • l'économie des forces, c'est-à-dire la coopération des forces afin qu'aucune ne reste inactive.

Le modèle chinois, pour sa part, nous propose une interprétation totalement différente des composantes de la stratégie. Selon Jullien (1996), «plus précisément toute sa stratégie (stratège chinois) consiste à faire évoluer la situation de façon telle que l'effet résulte progressivement de lui-même et qu'il soit contraignant» 20

Dès lors, au cœur de la stratégie chinoise, nous retrouvons, non plus l’environnement et le contexte, éléments déterminants dans la définition occidentale de la stratégie, mais la capacité à modifier les données d’une situation, à influer sur l’environnement de façon telle que celui-ci se transforme et devienne de lui-même favorable au stratège.

Nous voyons bien que nous nous trouvons face à deux visions totalement divergentes de la stratégie, pas forcément contradictoires, mais qui vont actionner des mécanismes de nature complètement différente dès la conception même de la stratégie d’entreprise.

Nous verrons que les germes de la proactivité sont déjà présents dans la définition de la stratégie militaire, version asiatique, germes qui seront ensuite repérables dans les stratégies proactives. L’approche occidentale quant à elle, engagera plutôt vers une démarche propice à la mise en placede stratégies linéaires et adaptatives, héritières naturelles du rationalisme des Lumières et des approches politiques allemandes.

Notes
10.

Martinet A.C (1990) Epistémologie de la stratégie, in Martinet A.C (Ed) Épistémologie et Sciences de gestion, Economica, Paris

11.

Bouilloud J.P. (1994) Théorie et pratique de la stratégie. Proposition pour une logique conditionnelle, Bouilloud J.P. et Lecuyer B.P. (ed), (1994) L'invention de la gestion, L'Harmattant; Logiques de gestion Paris

12.

Voir en particulier Beth E.W. et Piaget J., 1963, Epistémologie, mathématique et psychologie, P.U.F, Paris

13.

Liddle Hart (1962) Histoire mondiale de la stratégie, Plon, Paris

14.

Le Roy F (1999), Stratégie militaire et management stratégique des entreprises, Stratéges et stratégies, Economica Paris 250p.

15.

Poirier L (1985) , Les voix de la stratégie, Fayard Paris

16.

Lavalette G et Niculescu M (1999), Les stratégies de croissances, Editions d’Organisation, Paris

17.

Le Roy F, 1999, Stratégie militaire et management stratégique des entreprises, op.cit

18.

Voir en particulier Quiles, J.J, 1997, Schumpeter et l’évolution économique : circuit, entrepreneur, capitalisme , Nathan 191p.

19.

Clausewitz C.V, 1955, De la guerre, Minuit paris

20.

Jullien F, 1996, Traité de l’efficacité, Grasset Paris 230p