1.3.1. Définition de la notion de temps stratégique

En premier lieu, nous estimons indispensable de fixer les contours de cette notion.

Ce concept peut être vu comme :

  • Un élément essentiel du courant rationaliste qui considère que «les hommes font des projets, qu’ils peuvent, dans une certaine mesure prévoir l’avenir et qu’ils sont capables d’atteindre les buts qu’ils se donnent » 48 . Le futur devient donc ce qui doit être modelé à travers un changement d’état, lui-même mesuré à l’aune du nombre d’actions mises en œuvre pour anticiper le futur. Le but de la planification est principalement d’anticiper les risques, d’ « aplanir » une situation, en évitant les dérapages.
  • Un élément essentiel du courant incrémentaliste (Cyert, March, Simon, Crozier…), au sein duquel le temps devient un élément d’une démarche heuristique, essayant de limiter les rigidités présentes dans l’approche rationaliste. Ici, le temps est vu comme un facteur qui permet aux risques, mais aussi et surtout, aux opportunités de se manifester.
  • Un élément servant à la comparaison de deux états successifs comme le souligne Le Moigne, phase qui va servir à définir une action et par là même un processus. La caractérisation d'une action passe par la notion de processus : celui-ci résultant dela conjonction d'un transfert temporel (déplacement dans un espace) et d'une transformation temporelle (modification de morphologie) 49
  • Un élément dérivant d’une opposition maîtresse entre la théorie et la pratique puisée dans la mythologie grecque. Dans la culture hellénique, Aiön, le Temps éternel donne naissance à deux fils : Chronos dont s’inspire le courant dit rationnel en permettant la périodicité et par-là même la planification ; et Kairos, qui incarne le temps des opportunités, des risques mais aussi des récompenses. La vision occidentale est très imprégnée de cette dichotomie qui donne lieu à une approche, un courant de pensée et donc à des actions spécifiques.
  • Un élément non divisible qui ne doit en aucun cas séparer la théorie de la pratique. Comme le note Jullien 50 (1996) «ce temps qui ne connaît pas le partage de la théorie et de la pratique, qui n'est donc ni «chronique ni «kaïrique », ni périodique ni risqué, ce temps qui ne se répète jamais mais sur lequel on peut compter, je crois qu'on ne pourrait l'appeler plus justement que le temps stratégique «.

C’est précisément cette dernière acception du concept que les stratégies linéaires et/ou adaptatives n’assimilent pas. Elles ne s'axent que sur une phase temporelle délimitée, soit le court terme soit le long terme, et n'assurent pas la liaison étroite entre ces deux espaces temps. Le long terme y est vu comme dérivant de la position rationaliste sous la forme de planification, et le court terme comme le domaine de l’incrémental. Dans cette optique, les réponses stratégiques apportées sont déphasées par rapport à l’évolution de l’environnement. Selon Schneier, Shaw et Beatty 51 (1992) les sociétés ont recours à des processus tels que le downsizing car elles sont en fait en retard sur leurs concurrents dans leur propre secteur d’activité et n’ont pas accompagné les transformations successives de l’environnement dans lequel elles se situent, ainsi que l’illustre la démonstration suivante :

Figure 1.12. : cercle vicieux des réductions d’effectifs
Figure 1.12. : cercle vicieux des réductions d’effectifs

Notes
48.

Saint-Sernin, B., 1983 , La décision : conjecture métaphysique ou réalité observable, in Bertrand Roy (sous la direction de) , La décision, ses disciplines, ses acteurs, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, p.182

49.

Le Moigne, J.L., 1997, La théorie du système général : théorie de la modélisation, PUF, 258 p.

50.

Jullien,F.,1996, traité de l’efficacité, ibid.

51.

Schneier, Shaw et Beatty,1992, Companies’ Attempts to Improve Performance While Containing Costs : Quick Fix Versus Lasting Change, Human Resource Planning Vol 15 n°3 p 1-25