6.3.3. Visée utilitaire, intégrative et sociale

Afin de faciliter la compréhension de cet ensemble de visées, un nouveau détour par l’histoire des arts martiaux peut être utile, afin de nous faire percevoir l’évolution et leurs apports respectifs transposés à l’organisation :

Durant des années, les arts martiaux n'ont eu d'autre objectif que de développer des techniques à des fins meurtrières. La pratique du Bujutsu, qui comprenait la connaissance des armes, la maîtrise de soi et le développement de la puissance, s’est répandue en raison de son aspect utilitaire. Le Bujutsu fut en fait davantage un apprentissage en vue d’acquérir une méthode efficace destinée à l’élimination d'un adversaire qu'un entraînement des corps au maniement des armes. Le Bujutsu est apparu comme une réaction des guerriers (Bushus) à un univers hostile : le Japon féodal (du 8ème au 19ème siècle), et fut surtout axé sur des méthodes de combat (Wasa) ayant un but utilitaire et destructif. Il intégrait également les aspirations humaines de l'époque, à savoir le règne de l'individu. Le Bujutsu incarnait la base des arts martiaux à l'époque des Samouraï et l’on comprend aisément qu’il fut pratiqué uniquement par des militaires à la recherche de techniques plus efficaces les unes que les autres dans une vision de destruction purement utilitaire, à savoir servir son seigneur et défendre sa vie. Cet aspect transposé à l’entreprise illustre particulièrement la recherche de profit.

Cependant les arts martiaux sont porteurs de visées plus ambitieuses. Tous tendent vers la transformation de l'individu grâce à la recherche constante de lasagesse, de l'équilibre, de l'intégration à la société. Cette progression des arts martiaux ne fut possible qu'après une évolution historique.

Pendant l'ère Meiji (du 19ème au 20ème siècle), le Japon a évolué dans un environnement de paix relative ou intermittente. Le Bujutsu s’est alors débarrassé de son aspect instrumental, fonctionnel et stratégique du combat et s'est orienté vers un aspect plus spirituel et moral des conceptions taoïstes. Les techniques de combats développées par le Bujutsu se sont transformées pour devenir des formes rituelles ou «Kata».

Le Budo visait plus à définir une forme de comportement ne cherchant pas à obtenir la destruction de l'adversaire mais bien son contrôle. Cette intégration, sur le plan psychologique, de l'attitude zen dans la préparation du combat avait pour but de former le guerrier, lui donner plus de cohérence, plus d'efficacité dans son action au combat, même si l'exemple le plus significatif du Budo est représenté par un moine bouddhiste exécutant un Kata. Le Budo représente la phase d’intégration des arts martiaux et de l’ouverture de ces derniers vers d’autres formes d’arts traditionnels (ikebana, kabuki..). Cette facette reflète plus particulièrement le lien qui peut exister entre l’entreprise et la société dans son ensemble, l’une bénéficiant de l’apport de l’autre et vice-versa.

Il ne faut cependant pas perdre de vue que le Bujutsu et le Budo n'évoluèrent jamais séparément. Il y eut toujours interaction entre ces deux visions des arts martiaux. L'élément utilitaire défini par le Bujutsu est toujours implicitement contenu dans le Budo. A la version initialement axée sur des techniques destructives, s’ajoute une éthique (Budo) mais également un troisième élément, plus ample et évolutif : une vision d'intégration à l'univers.

Le Do est la phase la plus difficile d'accès. La technique et la prise de conscience de l'aspect spirituel conduisent les pratiquants à s'interroger sur la finalité des arts martiaux. Se rapprochant encore plus des principes taoïstes d'intégration à l'univers, le but ultime est d'atteindre le Do ou «la voie». Le Do aspire à se servir du Bujutsu et du Budo afin d'atteindre une meilleure intégration du corps et de l'esprit, mais aussi une meilleure intégration de l'homme à l'univers. Une telle transformation ne peut se faire que dans un environnement favorable, c’est-à-dire en période de «paix» (Le Do s'est principalement développé après 1945 au Japon ; les Américains ayant interdit la pratique d'arts de combats, les grands maîtres ont transformé un art de guerre en art de vie).

Les arts martiaux évoluent alors vers une discipline de comportement ne s'appliquant pas uniquement à la classe des guerriers ou des militaires. Le travail de socialisation amorcé par le Budo atteint son apogée dans le Do. Les pratiquants des arts martiaux recherchent alors la meilleure façon d'être en phase avec leur environnement. Ceci signifie à la fois choisir la meilleure technique pour répondre à une attaque mais aussi ne pas se dissocier de l'attaque : l’attaque et la défense forment un tout qu'il s’agit d’équilibrer. La recherche de l'universalité a toujours été au centre de l'enseignement des grands maîtres, qu’il s’agisse de maître Kano ou de O Sensei Moreihi Ueshiba.

Il ne faut pas perdre de vue que cette intégration n'est que travail et recherche permanente sur soi et sur les autres, ce qui explique qu'une personne pratiquant les arts martiaux (à un certain niveau) est perpétuellement à la recherche du Do.Cette dernière phase correspond à une phase de socialisation, intégrant le rôle des arts martiaux dans la recherche d’une éthique et dans l’utilisation des ressources physiques et spirituelles pour transformer une discipline en mode de vie.

Cet axe s’inscrit dans une perspective globale de profit dont bénéficie la société dans son ensemble.

Une stratégie proactive intègre les trois axes qui viennent d’être développés (utilitaire, intégratif et social) et pourrait s’énoncer ainsi : une stratégie proactivecomporte trois éléments intrinsèques. En première intention, elle consolide la capacité de survie de l’organisation en vérifiant que les techniques de production de valeur ajoutée sont maîtrisées. En même temps, elle organise la cohésion des acteurs et la cohérence des actions autour de l’atteinte d’objectifs communs clairement identifiés. Enfin elle réalise l’intégration des différents éléments (humains, productifs, techniques, outils) au moyen d’un pilotage cohérent de ces derniers, dans le respect d’une certaine éthique. Enfin, ce type de stratégie se traduit par la maîtrise de concepts centraux en gestion, le temps et l’espace d’intervention, afin de profiter pleinement des occasions offertes par l’environnement mais aussi pour susciter ces dernières.

Le tableau suivant résume, à partir des principaux concepts empruntés aux arts martiaux, les convergences entre une stratégie dite linéaire et une stratégie dite adaptative ainsi que les spécificités de chacune.

Figure 6.4 : Grille de convergences / spécificités
  Convergences
spécificité
Stratégie adaptative et/ou linéaire Stratégie socio-économique et proactive
KY Nécessité de mobiliser l’énergie des acteurs

Positionnement de la définition de l’énergie principalement par rapport à un changement d’état

Importance de la rapidité apportée à la mobilisation de l’énergie
Mobilisation de l’énergie en direction de l’environnement externe uniquement

Absence de nomenclature des types d’énergies

Définition floue et non pragmatique de l’énergie

Energie diffuse (non concentrée)
Energie utilisée en interne et en externe

Identification de différents types d’énergies

Définition d’actes concrets générateurs d’énergie (actes de pilotage)

Energie concentrée et spécifique
KOKYU Importance de la coordination

Importance de la synchronisation

Importance de l’affectation des ressources
Absence de réseaux structurés véhiculant l’énergie

Dichotomie de la stratégie/mise en œuvre

Absence de relais interne
Construction de réseaux informationnels

Absence de séparation théorie/pratique

Irrigation de l’ensemble de l’organisation
MA-AI Nécessité d’une planification

Identification de zones d’influence
Séparation espace/temps

Planification rigide

Lenteur du temps de réaction
Intégration espace/temps

Planification adaptable

Anticipation

Identification des champs d’interaction

Notes
253.

Adaptée d’après Savall et Zardet, 1995, Maîtriser les coûts performances cachés, ibid p. 230