UNIVERSITE LUMIERE LYON II
Institut des Sciences et Pratiques d’Education et de Formation
THESE
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DOCTEUR DE L’UNIVERSITE LYON II
Le 02 juillet 2002
Education non formelle :  la forme absente
Contribution à une épistémologie des classifications internationales en éducation
Sous la direction de Monsieur le Professeur Charles GARDOU
Jury
Monsieur le Professeur Michel DEVELAY
Madame la Professeure Liane MOZERE
Monsieur le Professeur Jean-Jacques PAUL

REMERCIEMENTS

Nos remerciements vont d’abord au Professeur Charles Gardou. Ses conseils et ses encouragements nous ont été précieux. Qu’il trouve ici l’expression de notre pleine reconnaissance.

Ils vont aussi à l’ensemble des personnes qui ont contribué à cette recherche au Mozambique.

A Emmanuelle.
A Coline, Mathilde, Théo.

« Il fallait bien pour classer les espèces, les prendre par quelque endroit, partie ou membre, et encore un endroit assez solidement attaché à elles pour qu’il ne s’en sépare pas lorsqu’on le saisit. »
Francis Ponge

« Plume déjeunait au restaurant quand le maître d’hôtel s’approcha, le regarda sévèrement et lui dit d’une voix basse et mystérieuse : « ce que vous avez là dans votre assiette ne figure pas sur la carte »
Henri Michaux

RESUME

Le suivi de la couverture universelle d’éducation pose à la communauté internationale des problèmes d’ordre politique et technique : comment favoriser l’accès généralisé à l’éducation, particulièrement dans les pays en développement ? En effet, la couverture universelle d’éducation scolaire ne sera pas satisfaite avant plusieurs décennies. D’aucuns voient dès lors dans l’installation de formes alternatives d’éducation un mode compensatoire à l’insuffisante provision d’éducation scolaire. L’éducation non formelle remplirait ce rôle. Sous qualifiée au sein des classifications internationales en éducation, l’éducation non formelle est également sur-qualifiée par le propos et la portée qu’on lui attribue dans les classifications. Le partage de la sphère éducative en secteurs formel, non formel et informel pose de sérieux problèmes au planificateur. L’étude s’attache à la mise à l’épreuve de la validité de la classification formel/non formel. L’éducation non formelle ne répond à aucun critère de spécification des éléments propres au savoir et à l’apprentissage. C’est ce que montre une enquête réalisée au Mozambique auprès d’un échantillon d’usagers de l’éducation non formelle. La classification est inadéquate.

L’éducation non formelle demeure la forme absente. Sa miscibilité avec l’éducation scolaire lui confère pourtant une quasi forme, impermanente et inaccessible aux classifications classiques en éducation. Il convient donc, dans l’optique du suivi de la couverture universelle d’éducation, d’opérer une rupture dans le système classificatoire en abandonnant d’une part le terme d’éducation non formelle, en cessant d’espérer d’autre part que les classifications en éducation peuvent être opérées par la détermination de spécificités excluantes.

SUMMARY

The follow up of the universal education access sets the international community political and technical problems : how to promote general access to education, especially in developing countries ? Actually, the educational coverage will not be fulfilled before decades. There are some who believe in alternative educational shapes as compensatory ways to balance the insufficient scholar education provision. Non-formal education would be cast in this part. Non-formal education is both over and under qualified in the field of international educational classifications. The division of the educational field in formal, non-formal and informal spheres sets severe questions to planners. The study applies itself to test the validity of the formal/non-formal classification. Non-formal education falls short to expectation about specification of criterias linked to learning and knowledge. This point is detailed in a survey conducted in Mozambique close to non-formal education system population sample. The classification is inadequate.

Non-formal education remains as the absent shape. However, its miscible character with formal education gives it virtual un-standing shape. But this is an unattainable goal to describe moving shapes for classical education classifications. In the purpose of the universal educational coverage to signify the breaking in the classification system, surrendering the non-formal word and the expectation in an educational specified classification.

MOTS-CLES

Apprentissage, classification internationale, éducation non-formelle, institutionnalisation, miscibilité, savoir, spécificité, territoire.

Avant-propos

Enseignant et directeur d’école pendant quelques années, éloigné des problèmes éducatifs des pays en développement, l’univers de la coopération internationale en éducation a pourtant tôt fait de nous arracher à la sphère scolaire française. L’air des confins a ainsi largement stimulé une reprise d’études en sciences de l’éducation après une première expérience de chef de projet en Haïti. Placé dans la perspective de la coopération en éducation, ce cursus a été fécondé par l’attachement à différents terrains d’action et à divers objets éducatifs : formation d’adultes, formation d’enseignants, insertion socio-professionnelle, planification scolaire jusqu’aux formes éducatives les plus diversifiées telles que l’éducation de masse ou l’éducation non formelle. Chargé ensuite de la coordination des projets éducatifs pour une Organisation Non Gouvernementale, c’est bien dans le registre de la coopération internationale en éducation qu’il faut chercher les racines de cette recherche. Nos activités universitaires actuelles en tant qu’attaché de recherche et d’enseignement en éducation comparée renforcent cet enracinement.

Une vingtaine de missions entre 1992 et 2001 dans le domaine de la micro-planification éducative ont permis d’observer des systèmes éducatifs nationaux en grande difficulté. L’Asie du sud-est, l’Amérique centrale, l’Afrique sub-saharienne, le Maghreb sont en effet affectés par la désorganisation de leurs systèmes scolaires. Gravir à pied quotidiennement les mornes haïtiens et constater de près en quelle place y est tenue l’éducation invite au scepticisme. L’abysse entre les moyens, les politiques et la demande éducative y est si profond qu’il attise la séduction pour des formes d’éducation inédites, susceptibles d’embrasser tous les âges. Ces années de collaboration avec diverses organisations internationales ont été l’occasion de faciliter la mise en oeuvre de programmes éducatifs conçus avec les autorités souvent dépourvues de moyens et d’en assurer le suivi technique. Contrairement à certaines visions présentant le travail des organisations internationales comme une distribution de subsides larga manu, il s’agit de travailler dans un ancrage institutionnel fort, de prendre en compte des éléments de planification scolaire et d’ingéniérie éducative, avec une réelle limitation de moyens financiers. Les apports de l’économie de l’éducation s’avèrent alors précieux. A la fois en prise sur les éléments les plus prosaïques de l’enseignement et de l’apprentissage, la coopération internationale en éducation réclame aussi des contacts fréquents avec les différentes strates des systèmes éducatifs, depuis la direction de la planification jusqu’à l’usager de l’offre éducative. Dans ce cadre, il est courant d’avoir à utiliser le langage de la planification en référence à la Classification Internationale Type de l’Education 19971. S’agissant de la présentation d’un programme éducatif à des instances de financement ou de l’établissement d’un projet éducatif avec les autorités locales, le vocabulaire stabilisé de manière univoque est primordial. Les principaux partenaires, Ministères, Directions provinciales ou districtales, enseignants, Gouvernorats de province, représentations des instances multilatérales, autres organisations de développement enfin concourent à la mise en oeuvre de programmes d’appui aux politiques d’éducation dans les pays d’intervention. On imagine dès lors la nécessité d’un vocabulaire sans équivoque et ce d’autant plus que nous nous trouvons dans des contextes le plus souvent désorganisés suite à des crises politiques graves entraînant guerres civiles et économies délétères soulevant d’insondables difficultés. On le conçoit encore mieux dès lors que transitent aujourd’hui par le réseau Internet une quantité importante d’informations en comparaison des décennies précédentes.

Ainsi, le concept anglo-saxon de literacy est fort éloigné de celui d’alphabétisation tel que le G.P.L.I.2 en France le décrit. Le concept d’alphabétisation fonctionnelle et celui d’alphabétisation conscientisante apportent des éclairages différents à un processus devenu insaisissable. Le concept d’éducation de base, de formation vocationnelle (vocational training) sont les exemples d’une désormais vulgate s’ajoutant à d’autres qualifications plus anciennes encore d’usage. Le vocabulaire circule mais il semble ne plus traduire un enracinement conceptuel très clair. On assiste depuis la fin des années soixante et des années soixante-dix à une floraison lexicale intense, parfois luxuriante, et paradoxalement à une dilution des enracinements théoriques.

Nous observons aujourd’hui une réelle difficulté à indiquer de manière précise, simple et compréhensible les registres d’action éducative dès lors qu’ils ne sont plus clairement et explicitement mis en oeuvre dans un cadre scolaire. Il suffit en effet de s’en écarter pour qu’immanquablement, se pose la question de la qualification du registre éducatif. Chaque dépôt de projet auprès d’un financeur, chaque négociation avec les autorités locales réclame de préciser l’univers touffu de l’action éducative non scolaire. Au Nicaragua où un travail de structuration des quartiers spontanés suite à des déplacements de population a généré une dynamique d’éducation des adultes et des jeunes en déshérence, le problème se pose. Au Cambodge, dans le district de Samlot, une politique d’accès à l’éducation pour tous exige que soient qualifiés les axes précis de travail. Aussitôt apparaissent une myriade de dénominations : éducation des adultes, éducation inclusive,  formation expérientielle, éducation permanente, continuée, dont peu finalement retiennent l’attention des planificateurs. Il est toujours possible de s’entendre et l’on s’accorde, de guerre lasse, sur une définition de courtoisie davantage que l’expression d’une véritable caractérisation des actions éducatives.

L’art de la conversation permet donc de contourner l’absence d’un jamais advenu esperanto éducatif, mais ses vertus restent limitées. Lorsque l’imprécision affecte des systèmes entiers, lorsque des Ministères de l’éducation utilisent des classifications et des sous-classifications absconses, l’interrogation devient plus que légitime, elle est nécessaire. Et lorsque la qualification nouvelle n’entre en vigueur dans les provinces reculées que plusieurs mois, voire plusieurs années après sa proclamation officielle, nous ne nous trouvons plus dans un ajustement mutuel du vocabulaire de circonstance, nous assistons à un véritable chaos conceptuel. Et cela est grandement préjudiciable pour l’étude des phénomènes éducatifs d’une part, pour la gestion des systèmes éducatifs d’autre part. Par peur des dogmatismes et des rigidités, chacun, financeur, concepteur, responsable politique, planificateur,  a finalement intérêt à maintenir un registre de langage approximatif, car chaque qualificatif constitue un arbre de la forêt, et par un jeu de repères langagiers, on arrive tant bien que mal à retrouver son chemin dans cette jungle lexicale. Ce foisonnement trouverait dans l’expression « éducation non formelle » la pierre philosophale. Cette qualification générique, désignant un ensemble diversifié d’activités éducatives est commode. Mais elle est risquée.

Nous avons eu l’occasion de travailler au Mozambique dans le cadre d’un programme national d’éducation non formelle, c’est-à-dire non scolaire. Il s’agissait d’un programme de prévention des accidents par mines anti-personnel dans les zones infestées. Des séjours répétés depuis 1995 dans cet immense pays et l’observation de l’évolution du système éducatif mozambicain ont permis de déceler de manière particulièrement visible toutes les ambiguïtés d’une telle classification dans le domaine de la planification. Nous avons donc retenu ce grand pays d’Afrique Australe comme cadre de recherche pour cette étude. D’autres cadres auraient pu convenir, sans doute avec de nombreux éléments de comparaison : les Philippines, le Cambodge ou certains pays d’Afrique sub-saharienne. C’est le Mozambique qui est apparu dans notre parcours comme le plus significatif et le plus exemplaire du point de vue de la clarté d’exposition de la situation.

L’environnement professionnel est donc à l’origine de cette recherche mais la portée de ce travail devrait contribuer à une clarification des classifications dans le domaine de la planification, domaine considéré encore à la marge des Sciences de l’Education en France, de même qu’il devrait contribuer à éclaircir un pan du comparatisme en éducation. Il ne s’agit pas d’un exercice purement formel, limité à l’exégèse d’un point de doctrine éducative et sans retentissement pratique. La communauté internationale insiste tardivement, à la suite du Congrès international de Dakar en vue de l’éducation pour tous (E.P.T.)3 sur la nécessité de disposer d’une série d’indicateurs pour le secteur non-formel, s’ajoutant aux dix-huit indicateurs internationaux de suivi de l’éducation. L’I.S.U.4 est chargé de mettre en place l’exploration de ces indicateurs. Les travaux d’organismes de recherche ou d’associations d’éducation comparée5 s’intéressent à cette question mais il est encore trop tôt pour qu’apparaissent de véritables indicateurs de suivi pour l’éducation non formelle. Pourtant, la question est ancienne et l’on peut s’étonner de la réponse internationale aussi tardive. Faure6, en 1972, souhaitant une «articulation  solide entre l’enseignement scolaire et l’éducation extra-scolaire» appelait de ses voeux la mise en oeuvre d’une éducation globale, laquelle devait articuler les différentes modalités éducatives. Cette ambition exige pour le moins de qualifier les systèmes avant que de les articuler. On s’apercevra que ce travail de qualification est aujourd’hui insuffisant, partiel, et équivoque.

Notes
1.

C.I.T.E. 1997

2.

Groupe Permanent de Lutte contre l’Illettrisme

3.

On trouvera également E.F.A. pour Education For All, UNESCO , Dakar, 2000

4.

Institut de Statistique de l’UNESCO

5.

voir le GRETAF, Groupe d’étude sur l’éducation en Afrique, notamment Contribution du GRETAF à la journée de consultation des ONG sur la « coopération des partenaires du développement au soutien de l’EPT  ,   UNESCO , 2 mars 2001, ronéo et ADEA, GTNFE , Association pour le développement de l’Education en Afrique, Groupe de Travail pour l’Education Non Formelle.

6.

cité in HAMADACHE (A.), Articulations de l’éducation formelle et non formelle, implications pour la formation des enseignants, Paris, U.N.E.S.C.O., 1993, p.3