1.2. Défaillance du système de classification

Le travail de description consistant à conduire une analyse programmatique des activités d’éducation non formelle a été mené à plusieurs reprises. Les réserves générales de Hallak45 relatives à ce secteur insistent sur « ‘la qualité déplorable d’animateurs peu motivés, un manque de ressources matérielles démobilisant, l’approximation des buts et des méthodes.’ » En somme, indique-t-il, «‘le grand rêve de démocratie participante de la décolonisation a été déçu. Les populations n’ont pas été rendues conscientes de leurs besoins parfois les plus fondamentaux, ni mises en situation de pouvoir les exprimer, ni informées du droit à leur satisfaction.’ » Pourtant, en 1989, Bhola46 prophétisait que «‘l’éducation non-formelle connaîtra une expansion lente mais régulière dans les pays en voie de développement pendant encore de nombreuses années, car les tâches sont considérables. Avec le temps, une partie de l’éducation non-formelle acquerra un caractère formel pour devenir une éducation formelle de substitution tandis qu’une autre partie continuera à répondre aux besoins nouveaux et spécifiques d’une société désireuse de s’enrichir sur le plan ’

‘culturel et en quête de paix’ » Localement, l’éducation non formelle québécoise est analysée par Bibeau comme une dynamique de liberté d’entreprise. Celui-ci opère pourtant une restriction dans ses choix. Elle est liée au taux de scolarisation d’un pays industrialisé proche de 100% qui exclut des analyses le public en âge d’être scolarisé. Il s’agit donc d’une éducation non formelle qui concerne essentiellement le public adulte à l’intérieur duquel se distinguent trois traits dominants. D’une part, l’E.N.F. au Québec concerne l’éducation populaire autonome, d’autre part la formation professionnelle et enfin la formation visant l’épanouissement personnel. Selon l’auteur, ce dernier aspect n’est pas à ranger de manière définitive dans la catégorie E.N.F. car de nombreuses barrières s’opposent à la condition d’accessibilité, notamment celle des coûts privés. En effet, le domaine de la formation professionnelle concerne «les activités organisées par les intervenants suivants : institutions culturelles telles que musées, bibliothèques, clubs, cercles, centres d’observation consacrés au développement du loisir scientifique et naturaliste, centres d’initiation aux activités sportives; des écoles de langues et finalement des cliniques de santé physique ou mentale. L’ensemble de ces activités vise l’activation des processus de développement personnel et 40% des adultes participant à l’éducation non formelle sont inscrits à ce type d’activité, contre 38% en formation professionnelle. L’autre obstacle à classer ces activités dans le registre non formel, indique le rapport, s’atteste dans l’émergence d’un véritable marché privé donnant lieu davantage à des entreprises commerciales qu’à des entreprises éducatives désintéressées. Toutefois, le Rapport ne veut pas méconnaître l’importance de cette fonction commerciale au plan social et se garde, au vu d’informations fragmentaires, de l’exclure définitivement d’une typologie de l’éducation non formelle.

Koupstov47, analyste du système soviétique, juge fondamentale la division entre éducation de base correspondant chez lui au système scolaire depuis le pré-scolaire jusqu’à l’université et éducation supplémentaire avec dans chacun des cas des subdivisions entre enseignement général et enseignement professionnel. L’éducation supplémentaire vise les populations déjà engagées dans la vie active et veut promouvoir « ‘l’adaptation sociale et l’adaptation aux différentes conditions de production’.» L’auteur déplore l’absence d’une classification internationale adéquate. Il reproche notamment à la classification de l’U.N.E.S.C.O. de ne pas tenir suffisamment compte des différents sous-systèmes.

L’analyse argentine de Gallart48 qualifie l’éducation non formelle en fonction de ses activités réservées aux adultes, sans adopter les principes graduels de l’institution scolaire ni ceux des activités substitutives para-formelles.

L’analyse hongroise d’Inkei/Koncz et Pocze49, quant à elle, distingue trois domaines d’éducation : le système classique, le système non-classique et l’éducation supplémentaire. Dans ce paysage, l’éducation non-classique recouvre tous les types d’enseignement développés en dehors de la sphère d’influence de l’organisation éducative centrale : activités mises en place par les entreprises, des initiatives spontanées individuelles ou collectives mais aussi les activités organisées par les mécanismes du marché. L’éducation classique et supplémentaire correspondent au système scolaire classique.

Carron et Carr-Hill ont montré les limites des classifications et la fragilité de la classe E.N.F. . L’essor de l’éducation non formelle étant organique, disent-ils, il conduit à surimposer une classification nécessairement issue de l’expérience d’un nombre limité de pays. Or, ces classifications par un procédé inductif tentent de réduire au point focal les activités et les contextes fort divers. Il est alors frappant de constater, affirment-ils, que chaque contexte étudié introduit de nouveaux points focaux et d’autres distinctions ne contribuant pas à éclaircir le domaine. On obtiendrait avec ce système une multiplication préjudiciable des catégories. Les auteurs rapportent l’hypothèse établissant un lien entre le niveau de développement d’un pays et le degré d’expansion de l’E.N.F., hypothèse générant deux courants de pensée contradictoires. Ainsi, selon le premier courant, l’E.N.F. diminuerait en proportion du développement d’un pays. L’autre plaiderait au contraire pour l’idée que l’essor de l’E.N.F. est fonction des ressources générées par le développement socio-économique des pays.

Carron, Carr-Hill et Lintott50 ont ainsi montré que les pays ayant un fort taux de scolarisation primaire ont les plus forts taux de participation des adultes à des activités non formelles d’éducation. Ainsi, la croyance traditionnelle selon laquelle l’E.N.F. joue surtout un rôle compensatoire pour les pays pauvres ne semble pas être confirmée par leur étude portant sur 23 pays. La conclusion indique en effet qu’un fort taux de scolarisation génère une forte demande d’éducation non formelle tandis qu’au sein des pays à faible développement socio-économique, l’E.N.F. y est particulièrement vulnérable. Enfin, il apparaît que les classifications catégorielles dépendent de manière très puissante de l’histoire éducative de chacun des pays et de l’histoire de ses propres structures sociales. Ainsi, la vitalité de l’éducation populaire reste liée au type de société et à son évolution historique. Les activités d’éducation en vue du développement personnel, autre point de classification, n’échappent pas à la règle : tous les domaines s’y trouvent représentés mais sa vitalité réside davantage dans l’approche commerciale et les pratiques consuméristes des usagers. Par ailleurs, l’émergence d’un marché non formel croissant répond à des demandes individuelles sans prise en compte du domaine collectif. Ceci traduit un nouveau rapport de l’homme avec la société civile, rapport marqué par les paradigmes de compétition, d’autonomie individuelle et une critique des systèmes collectifs. La formation professionnelle mise en oeuvre par les firmes, agences privées et institutions formelles, troisième point de classification, révèle une volonté d’absorption quasi systématique des initiatives non formelles dans le champ formel mais également de la part des systèmes formels une incapacité à réagir rapidement aux changements technologiques.

Ainsi, la question de la pertinence de ces classifications se pose en ces termes : faut-il abandonner le principe de classification des activités éducatives ?

Le projet de classification d’une activité aussi vaste et diversifiée semble en effet difficile à assumer. Ce principe doit-il être remis en question ? Les activités de catégorisation, de classement, d’ordonnancement constituent pourtant les opérations élémentaires de traitement des différences, nous indique Richard51. La notion de typicité intervient dans chacun de nos classements et les différents éléments d’un même concept ne sont pas également représentatifs de ce concept. C’est qu’il existe un ou plusieurs éléments permettant d’identifier un concept par ses attributs les plus typiques. Au sein du processus de classement inductif des systèmes éducatifs, on constate que les éléments de typicité peuvent varier d’une définition à l’autre. Le prototype d’éducation non formelle ne peut être éclairé par une lumière sans nuance et l’on peut affirmer qu’il n’existe pas d’exemplarité de la catégorie éducation non formelle en tant que catégorie ou classe homogène. Les différentes classifications fonctionnent par polarités où la capillarité joue à plein. Ce changement de catégorie par glissement est qualifié par Rosch et Mervis52 de « ‘ressemblance de proche en proche’ ». Deux écoles existent, concernant le processus intellectuel de catégorisation : l’école relativiste et l’école classique. Nous nous trouvons concernant l’éducation non formelle dans le cadre d’un classement de type relativiste (fonction continue dans un intervalle [0 ,1]) et non pas dans une perspective classique (fonction discrète 0,1). 

Il n’y a pas d’homogénéité des classes dans une perspective relativiste mais ce point ne constitue pas un défaut du classement, il est constitutif de toute activité de classification relativiste. Ce qui pose un problème, ce n’est pas l’activité de classification en elle-même, qu’elle soit inscrite dans une perspective classique ou relativiste mais la typicité des attributs du concept d’éducation non formelle qui sont mentionnés habituellement: contenus, certification, financement, âge du public...

Barsalou et Medin53 insistent sur la très grande variabilité des catégories notamment dans le classement des objets familiers au niveau individuel et contextuel, exacerbant le relativisme jusqu’à l’extrême. Notre travail ne réfute pas l’activité de classification en elle-même, au contraire, puisqu’il propose à sa manière une modélisation de classification, ce travail réfute la typicité des attributs des catégorisations concernant l’E.N.F. opérées jusqu’à aujourd’hui.

Parmi les attributs liés à la connaissance et à l’apprentissage, les modèles pédagogiques mis en oeuvre dans les différentes catégories formelle ou non formelle n’apparaissent pas, mis à part dans la classification de Carron. Ce dernier mentionne un fort modèle expérientiel, sans en dire plus d’ailleurs. Les autres modèles s’appuient sur des considérations enracinées dans la planification générale des systèmes.

Enfin, considérant avec Hamadache l’apparente dichotomie formel/non formel, il apparaît pour le moins nécessaire de questionner ce qui caractérise les pratiques pédagogiques des deux systèmes.

Notes
45.

HALLAK (J.) , L’éducation pour tous, grande espérance ou faux espoirs?, Paris, IIPE, 1990, p.14 

46.

BOHLA(H.-S.), Tendances et perspectives de l’éducation des adultes, Paris, UNESCO, 1989, p.78

47.

KOUPSTOV (V.), Diversification of education in the U.S.S.R. , Paris, UNESCO, 1986

48.

GALLART (M.), The diversification of the educational field in Argentina , Paris, UNESCO,1989

49.

INKEI (P.), KONCZ (G.), POCZE (G.) , The diversification of the educational field in Hungary, Paris, UNESCO, 1988

50.

CARRON (G.), CARR-HILL (R.) LINTOTT (J.), Comparative adult education statistics for eighty-four countries , Paris, UNESCO, (ST-85/S/6)

51.

RICHARD (J.-F.),  Les activités mentales, comprendre , raisonner, trouver des solutions,  Paris, Armand Colin, 1995

52.

ROSCH (E.), MERVIS (C.-B.), Family resemblances : studies in the internal structure of categories, Cognitive psychology, 16, 371-416 in RICHARD (J.F.), Op. cité, p.65

53.

BARSALOU (L.-W.), MEDIN (D.-L.), «Concepts, static definitions or context-dependant représentations ? » Cahiers de psychologie cognitive, Paris, 6,2,187 , 1986, in RICHARD, Op. cité, p.69