Cas des écoles des pays riches

La première idée à examiner dans le cas des pays où les études sur l’école sont les plus abondantes serait sans doute celle-ci: le modèle pédagogique scolaire serait-il caractérisé par l’immobilisme ? Il semble en effet que l’école soit caractérisée par un immobilisme implacable. Affirmer en effet que l’Education nouvelle succédant à la première guerre mondiale a fait entendre sa cause au plan mondial, national ou même local relève de l’irénisme. « L’école ne bougera pas, on peut, à certains moments croire qu’elle se met en marche ; elle tourne seulement sur son pivot et ramène sa face inchangée ; elle dispose d’une certaine puissance : l’inertie » affirmait Gilliard en.... 194167.

On parle d’abîme entre la cause pédagogique, les textes officiels et la vie quotidienne de la classe. On assisterait à une stagnation de l’innovation de la pratique chez une majorité d’enseignants conservateurs qu’une minorité novatrice ne peut entraîner. Coombs68 déplore la lenteur de l’école qui, en 1968, peine à assimiler les connaissances et méthodes nouvelles pourtant disponibles. Ce minoséïsme traduirait-il encore aujourd’hui un regard dépressif à l’égard du changement ? L’Ecole ne saurait se transformer alors que l’on assiste depuis des décennies à des chantiers de réflexion, expériences novatrices, expérimentations, vastes réformes et sursauts irréversibles et que nous arrive l’apport des sciences cognitives. Ce paradoxe établi, Avanzini passant au crible l’ensemble des méthodes et leur impact dans l’institution scolaire arrive à la conclusion que «les méthodes traditionnelles d’enseignement et de travail demeurent »69. Constat ancien certes, mais qui nous éclaire sur ce que devrait être une méthode pédagogique: des finalités, une progressivité didactique et une représentation psychologique de l’élève par l’enseignant. La modification de l’un ou des trois pôles entraînerait un régime incertain des finalités et ne générerait qu’une rénovation partielle à défaut d’une transformation des méthodes.

«L’immobilisme dit Avanzini, s’il persiste, n’est ni l’émanation de l’enthousiasme des enseignants pour une méthode traditionnelle, frontale et directive », mais est caractérisé par l’impossibilité de mettre en place un système substitutif. L’école serait partagée entre un conservatisme qu’elle condamne et des initiatives locales restées ponctuelles malgré les encouragements ou les exhortations du pouvoir central à les mettre en oeuvre. L’Ecole, outre qu’elle ne peut modifier la société qu’elle habite, serait incapable de se transformer elle-même. Le processus de contagion de l’innovation atteindrait au contraire le domaine extra-scolaire et l’immobilisme traduirait en réalité une crise des méthodes dans l’univers scolaire. « Aujourd’hui, on enseigne sans but, comme on produit sans but, comme on vit sans but. Et les textes officiels, avec leurs poncifs, ne servent que de cache misère » regrette Reboul70. L’école française, comme l’école européenne et finalement l’école asiatique ou africaine, en tant qu’Institution générale serait disqualifiée par un fixisme éternel. Ce qui caractériserait encore davantage l’institution scolaire résiderait dans les sollicitations que celle-ci exercerait à l’endroit de la mémoire des élèves. Si l’apprentissage par coeur d’une manière générale dans les pays industrialisés a cessé d’être une panacée, la mémoire demeure pourtant un élément moteur des systèmes d’enseignement et des pratiques pédagogiques. Un des points majeurs de la didactique générale consisterait dans l’encouragement à développer la capacité double des élèves à stocker des informations et à les organiser. Ces deux éléments seraient, indique Lieury71, les deux variables les plus prédictives de la réussite scolaire. La mémoire n’en serait pas la condition suffisante mais très largement nécessaire. Souvent dévalorisé et assimilé à l’apprentissage par coeur, le rôle central de la mémoire dans l’apprentissage étaie partiellement la conception piagétienne de l’intelligence qui souligne l’importance des structures mentales de type logico-mathématique. Certaines méthodes destinées à remédier à l’échec scolaire sont basées sur les pratiques de raisonnement logique, avec l’attente d’une répercussion sur la totalité des apprentissages pour l’ensemble des disciplines scolaires. Paradoxalement, ce primat de la pensée logico-mathématique reste encore peu prédictif des capacités des élèves à réussir à l’école. En revanche, la mémoire médiée par la lecture demeure le mode privilégié d’acquisition des connaissances. Le temps d’enseignement à l’école primaire serait donc largement dédié à ce type d’activité.72  La thèse de Lieury accréditant la part importante de la mémoire est particulièrement observable dans les pays en développement où le système scolaire fonctionne encore avec l’apprentissage par coeur généralisé.

Une étude publiée par le B.I.E.73 décrit la part disciplinaire comparée pour chaque pays : il apparaît qu’à la lecture des programmes officiels, c’est la langue maternelle qui requiert le plus long investissement en apprentissage à l’école primaire et ce serait ici encore la méthode expositive la plus utilisée, requerrant prioritairement la mobilisation des facultés mnésiques des élèves. D’autre part, la réflexion pédagogique dégage traditionnellement deux grandes polarités au sein de l’Ecole observe Meirieu74. L’une vise la promotion du sujet, l’autre vise la promotion de la culture. La première polarité est animée par un courant théorique marqué par son absence de pénétration des pratiques scolaires malgré les courants de l’Ecole Nouvelle et du naturalisme pédagogique. Mais l’ensemble des dispositifs, notamment ceux inspirés par une philosophie de l’éducation plaçant l’apprentissage au niveau endogène a contribué à asseoir, en en améliorant les pratiques localement, l’idée que l’école reste chargée des apprentissages fondamentaux : lire, écrire, compter. Ces dispositifs ont par ailleurs et pour leur malheur alimenté l’opprobre de leurs détracteurs. Pourtant, en même temps que l’Ecole devait favoriser ces types d’apprentissages, celle-ci aurait eu pour mission de modifier la société dans son entier par un phénomène de contagion, tiré de l’expérience même de l’idée de la micro société scolaire. Ce fut et c’est encore, quoique dilué, le propos des pédagogies institutionnelles. Entreprise elle-même aussi anecdotique et qui n’a, dans la pratique, que peu de retentissements. Herbart75, père de la « pédagogie expérimentale » ou encore Binet et Simon avec leur échelle métrique de l’intelligence n’auront guère plus d’emprise sur les pratiques quotidiennes, ou en tout cas, peu s’en réclament. D’une manière générale, la distorsion entre les sciences expérimentales et les sciences ou pratiques d’enseignement ne semble faire naître de réelle assise dans les pratiques, suffisamment stable, large et durable. Ni l’un ni l’autre des domaines de recherche n’emportent l’enthousiasme des enseignants. « ‘La pédagogie expérimentale réfute les exhortations et le dogmatisme de la pédagogie générale, alors que cette dernière accuse la première de frénésie expérimentale.’»76 Quel que soit le courant, aucun n’attesterait fermement le déni du lire-écrire-compter, toute réserve étant faite par ailleurs sur ce raccourci néfaste, mais en assurerait l’appropriation par des modalités particulières.

Concernant la deuxième polarité, celle qui place la culture comme objet principal de

l’Ecole, deux éléments peuvent lui être attribués. L’un placerait la culture dans une perspective de survalorisation quasi ontologique, accentuant une surdétermination culturelle de l’individu. Ainsi, la culture sur laquelle la pédagogie et la didactique scolaires se centreraient serait vécue dans la pensée marxiste comme objet émancipateur des masses, le sujet individuel psychologique n’existant pas. Plusieurs éléments viennent corroborer l’existence de cette idée. Il n’y aurait pas de pédagogie, elle ne serait qu’illusion et mystification, elle masquerait l’ordre qui nous enveloppe et la surdétermination ambiante. Enfin, le didactisme, avatar de la didactique, suffirait selon ce courant à faire assimiler les connaissances à l’individu en les organisant jusqu’à l’obsession. Seule cette organisation serait garante de leur assimilation par l’individu. Si l’on arrive à percevoir ce que l’école ne fait pas et à discerner ce qui n’a pas eu de prise, nous restons cependant plus circonspect sur la définition ou la qualification d’une pédagogie scolaire générale en usage. Nous le sommes d’autant plus que des signes de mobilité sont décrits, faisant légèrement osciller l’idée d’un immobilisme pédagogique devenue banale. L’immobilisme redouté se fissurerait en effet à la faveur de quelques signes, dont le plus flagrant serait l’essor des didactiques disciplinaires mais également la prise en compte du sujet à travers la notion, devenue vulgate, de profil pédagogique 77 ou des structures cognitives désormais un peu mieux connues des pratiques enseignantes dans les pays industrialisés. Ces outils seraient des moyens de régulation de l’apprentissage qui, à petits pas, trahiraient l’immobilisme structurel de l’école.

Meirieu78a montré la ruine et les effets pervers des grandes thèses socio-économiques au sein desquelles le maître, dans sa classe, n’avait qu’à attendre le grand soir du renouveau pédagogique, confortant en réalité un système qu’il prétendait combattre. L’enjeu pédagogique de cette fin de siècle se situe en fonction d’une Ecole devenue une nécessité sociale avant que d’être nécessaire à la vie sociale. Ce que l’Ecole doit transmettre, dit-il, c’est essentiellement l’acquisition de capacités méthodologiques et l’acquisition de compétences permettant à l’élève « ‘de comprendre et de maîtriser son inscription dans l’Histoire’ ». De même, l’Ecole doit favoriser le développement des facultés créatrices délivrées de l’utilitarisme et enfin, elle doit permettre d’outiller les élèves afin qu’ils puissent lucidement opérer un choix professionnel. Mais ajoute-t-il, la spécificité de l’Ecole, ‘« la seule mission qui puisse vraiment la justifier, est de contribuer à la construction des personnes en s’appuyant spécifiquement sur le cognitif’.»

Or, une « bonne » méthode dit l’auteur noue trois éléments qui, chacun, comportent ou induisent des dérives possibles. Le savoir comporte une dérive programmatique, une méthode centrée sur l’apprenant exclusivement comporterait une dérive psychologisante et une méthode principalement tournée vers le formateur induirait une dérive démiurgique. Cette réflexion montre que l’uniformité ne fait pas loi dans le système éducatif d’autant plus que la pratique pédagogique se distingue par ses situations d’apprentissage : imposition/collective, individualisée, interactive... que par ses outils d’apprentissage (écrit, parole, images, audio-visuel, imitation, matériels). Giordan79 insiste pourtant sur la persistance d’un modèle d’enseignement transmissif, frontal, suscitant désintérêt et ennui : « ‘la racine du mal crève les yeux : des programmes boursouflés, confectionnés non sur un programme éducatif, mais sur la base de corporatismes étroits’ » L’apprentissage n’aurait, d’ailleurs, en dehors de l’école, aucune valeur : passeport aléatoire pour une insertion sociale hésitante. La mécanique de la motivation opère peu : «‘le travail mâché, prédigéré, l’absence de risque, l’organisation progressive des notions du supposé-simple au complexe ne créent aucune dynamique chez l’élève’ » rappelle l’auteur80. De ces considérations, dont on conviendra qu’elles ne concernent pas que l’école française, mais à des degrés divers les systèmes scolaires en général, on ne peut se satisfaire. Si l’on accepte une relative diversité des méthodes d’enseignement, il semblerait qu’à un autre niveau, la puissance scolaire puisse même céder à l’éclatement.

Pour qualifier cet éclatement, Meirieu81 utilise le vocable de babélisation du système scolaire, caractérisé par la montée du consumérisme éducatif. Cette babélisation entamerait l’unité républicaine, car, ignorant les obstacles à l’établissement du lien social, l’Ecole nierait ainsi les clivages de la société globale : obstacles culturels, sociaux, économiques. Or, la dimension pédagogique prend ici tout son sens. Le lien de l’Ecole avec la vie devient primordial. Non au sens où l’Ecole serait hors la vie, suivant l’optique de Neil82, elle est par définition hors la vie, à l’abri, mais au sens où l’école doit faciliter l’insertion dans la vie par le biais de la culture universelle, au sens patrimonial, ou de la promotion des capacités sociales et professionnelles des individus. Ecole des professeurs ou Ecole des professionnels : le discours oppose des disciplines scolaires fondées sur un modèle universitaire d’une part et des mises en situation dans des séquences d’enseignement les plus proches possible de la vie authentique d’autre part. Un modèle promeut le sens, l’autre l’utile. Aucune des deux visées, pourtant, n’exclut nécessairement ce que Meirieu qualifie le « moment pédagogique », ce décrochage qui fait que la résistance d’autrui au savoir oblige à une invention pédagogique. Ce moment serait caractérisé par la sollicitude, elle-même constituée par l’accompagnement des âmes et l’instrumentation de l’esprit. Ce qui gangrène l’école indique Meirieu, c’est la confusion entre tâche et objectif. La première, fugace, n’indiquerait en rien l’atteinte ou la non-atteinte d’un objectif. Ce dernier est caractérisé par une «‘habileté mentale stabilisée et réinvestissable dans d’autres situations ’»83. Ainsi, à confondre les deux, les situations pédagogiques mettant en place l’intervention de partenariat avec le milieu : associations, professionnels, représentants des services de l’Etat, favoriseraient les adhérences locales utilitaristes et productivistes au détriment d’un savoir libérateur dégagé des impératifs immédiats, affectifs ou sociaux. Dans cette dispersion dont la pédagogie semble parfois se nourrir, trois formes de partenariat s’offrent à l’enseignant : interventions plurielles susceptibles d’élargir une notion abordée en classe, le contrat de collaboration, plus structuré car il met l’accent sur le statut du discours (démonstration, témoignage...) enfin, l’atelier de professionnels. Chacun de ces trois domaines reste menacé d’une dérive, celle de l’utilitarisme. Ces trois formes de partenariat ne sont pas anecdotiques car elles réfractent en quelque sorte quelques-uns uns des postulats implicites de l’éducation scolaire. Si Meirieu défend une pédagogie absolue, somme toute assez théorique et non advenue, son raisonnement en polarités nous renseigne sur la difficulté à qualifier le discours pédagogique le plus descriptif des pratiques. Quelle est la pratique modale ? La question demeure en suspens. Il est plus aisé de définir le fonctionnement pédagogique de l’Institution scolaire par défaut. L’Institution de l’Ecole chargée de maintenir le lien social apparaît comme incarnant une diversification et un flou des méthodes. Si ceci vaut pour le cas français, Dewey84, de son côté indiquait que « les méthodes d’enseignement sont unifiées dans la mesure où elles ont pour but essentiel de donner de bonnes habitudes de pensée » Ainsi, cette tentative de présentation des pratiques pédagogiques scolaires met en lumière dans le cas des pays à faible revenu et des pays riches une difficulté importante à qualifier aisément un modèle pédagogique qui puisse caractériser l’institution scolaire.

Nous pouvons aborder malgré tout le cas de l’éducation non formelle et tenter d’identifier ce qui pourrait en caractériser les formes pédagogiques.

Notes
67.

Cité par AVANZINI (G.),  Immobilisme et novation dans l’institution scolaire , Toulouse, Privat, 1978, p.8

68.

COOMBS (P.-H.) Op. cité, p.42

69.

AVANZINI (G.),  Op. cité, pp.31-77

70.

REBOUL (O.),  Qu’est-ce qu’apprendre   ? , Paris, PUF, 1997, p.181 

71.

LIEURY (A.),  La mémoire, du cerveau à l’école , Paris, Flammarion, 1997

72.

25.3 heures hebdomadaires d’enseignement dans les pays pauvres et 24,8 heures dans les pays riches , sources B.I.E.,  L’utilisation du temps en classe , Genève, Information et Innovation en éducation, n°92, sept.1997 

73.

B.I.E.,  Temps consacré à l’enseignement et à chaque discipline durant les quatre premières années de l’école primaire, Genève, Information et Innovation en éducation, n°96, sept.1998 

74.

MEIRIEU( Ph.), Pour une éducation conforme aux droits de l’homme , Paris, Casterman, 1985

75.

in MORIN (L.), BRUNET (L),  Philosophie de l’éducation, les sciences de l’éducation ,  Bruxelles, De Boeck, 1992, p.131

76.

MORIN (L.), BRUNET (L),  Op. cité, p.138

77.

Inspirée des travaux d’Antoine de la GARANDERIE dans les années 1980. voir GARDOU (C.), dir. La gestion mentale en questions, à propos des travaux d’Antoine de la Garanderie, Toulouse, Erès, 1995.  

78.

« Le temps est bien fini des grandes synthèses socio-économiques au terme desquelles, le maître, dans sa classe, apparaissait complètement manipulé par un système tout puissant. Les effets pervers de ces thèses sont aujourd’hui bien connus : subordonner le moindre changement à l’avènement d’une révolution radicale », MEIRIEU (Ph.),  L’école, mode d’emploi, Paris, ESF, 1985, p.86

79.

GIORDAN (A.), Apprendre ! , Paris, Belin, 1998, p.76

80.

GIORDAN (A.), Op. Cité, p.103

81.

MEIRIEU (Ph.) , La pédagogie entre le dire et le faire , Paris, ESF, 1995, p.45

82.

NEIL (A.-S.) ,  Libres enfants de Summerhill , Paris, Maspero, 1981

83.

MEIRIEU (Ph.), La pédagogie entre le dire et le faire , 1995, Paris, ESF, p.159

84.

DEWEY (J.),  Démocratie et éducation, Paris, A.Colin, 1990, p.218