3.2 Hypothèse de recherche

Les différentes définitions de l’éducation non formelle étant basées sur un spectre très large de qualification, l’hypothèse de recherche affirme que la qualification de l’éducation non formelle est fondée sur la connaissance et l’apprentissage et, de surcroît, devrait convenir à toute situation d’éducation non formelle.

En nous appuyant sur les précédentes définitions de l’éducation non formelle, nous avançons alors que  l’éducation non formelle est qualifiée par quatre traits : la connaissance construite en situation d’éducation non formelle est locale, contingente, à usage immédiat et hétérodoxe. En conséquence, dès lors que ces quatre caractéristiques s’estompent pour tout ou partie, l’éducation non formelle s’institue ou disparaît.

Rapportés au concept de connaissance, il convient de préciser la signification des mots contingente, locale, hétérodoxe, usage immédiat. Pour cela, nous puisons principalement dans quatre champs connexes : la didactique et la pédagogie, la phénoménologie, l’épistémologie et dans une certaine mesure l’ethnographie. Ces quatre champs connexes constituent notre posture de travail tout au long de notre recherche.

Le schéma ci-dessous présente ces quatre champs regroupés en deux axes croisés représentant des polarités. En se situant au point de rencontre de ces deux axes, l’éducation non formelle disparaît ou s’institue. Chaque axe et chaque polarité sont déclinés plus en détail à la suite du schéma.

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Figure 1 : Modélisation de l’hypothèse de recherche

La partie supérieure de l’axe vertical indique le type de localisation de l’apprentissage. Premièrement, l’espace d’apprentissage centralisé est un lieu caractérisé par une architecture, des matériaux, certaines dimensions, un emplacement particulier au sein de l’espace occupé par le groupe de population auquel il est destiné. L’apprentissage y requiert aussi un outillage didactique particulier. La sphère géographique d’apprentissage au sein d’un système non formel est un espace ouvert, sans code d’accès précis, caractérisé par des attributs multiples (architecture non standardisée, situation dans l’espace habité variable). Par ailleurs, les objets prototypiques (manuels, outils didactiques) sont difficilement identifiables et conservent une réalité en dehors des situations d’apprentissage. Un recueil ethnographique est nécessaire pour qualifier cet espace d’apprentissage. L’ethnographie de l’éducation constitue le champ de référence de cet axe de recherche.

Deuxièmement, et cela ne peut être évoqué sans de prudentes réserves, on peut considérer que deux niveaux se superposent dans cette qualification : le lieu d’apprentissage évoqué plus haut et le statut de la connaissance. La connaissance peut-elle être locale ? On pourrait opposer local à universel. Le rapport au locus, le lieu, existerait-il dans la connaissance et dans sa construction ? Develay125 précise qu’au fond, il n’existe de théorie de l’apprentissage pour les sujets apprenants qu’approximative. Une théorie de l’apprentissage exige en effet de « ‘traiter des relations qui unissent de l’intérieur le sujet connaissant au savoir qu’il produit’ »126. En ce sens, la connaissance ne sera que locale puisqu’elle s’installe dans une logique de soi à soi. Develay127 rappelle que l’apprentissage se distingue par trois traits : le sens, l’habileté cognitive et le transfert. Le concept d’habileté cognitive s’illustre dans celui d’apprentissage dont Develay 128 souligne « ‘qu’il est le résultat d’une mise en oeuvre par l’apprenant à partir de son système de représentation de la situation, d’une habileté cognitive’ ». Il n’apparaît pas de topique géographique marquée clairement dans la question de l’habileté cognitive. En revanche, celle du transfert évoque la notion de glissements spatio-temporel par la translation qui s’opère d’une circonstance d’apprentissage à une circonstance de mise en oeuvre des nouveaux skills dans une activité. Richard129 indique « ‘qu’il y a peu de transfert entre les problèmes isomorphes dont le contexte diffère fortement’ ». L’importance du contexte serait puissante et un faible changement de contexte n’implique pas un transfert important. Dans le registre économique d’analyse de formation sur le tas, Bourdon, Jarousse et Mingat130 indiquent que les connaissances acquises dans le secteur économique informel sont peu transférables dans le secteur économique formel. En revanche, il convient de rappeler que les activités méta-cognitives favorisent le transfert, la délocalisation, le déracinement pour un autre lieu d’exercice des nouvelles compétences. Aussi, la connaissance locale peut se définir comme une connaissance à faible transfert qui ne serait pas favorisée par un apprentissage à haut niveau de stimulations méta-cognitives. Le transfert faible est lié à la proximité du lieu physique d’apprentissage du lieu d’exercice. Cet élément concernant le caractère local de la connaissance constitue une toile de fond cognitive difficile à explorer. La partie inférieure de l’axe vertical atteste l’existence d’un obstacle premier, c’est-à-dire d’un problème réel à résoudre, comme motivation à l’apprentissage. On n’apprend pas nécessairement dans une perspective définie, la motivation doit alors être suscitée par la médiation d’un intermédiaire pédagogique, créant artificiellement une situation d’appétence. Cette situation de préparation ou de motivation présente chez des sujets volontaires pour l’apprentissage n’existe pas nécessairement chez tous les sujets en situation d’apprentissage. C’est parce que préside à leur motivation un obstacle à franchir, nécessaire, qu’on peut parler d’obstacle premier ou d’obstacle contingent. La contingence, comme concept philosophique, désigne ce qui est imprévisible ou encore l’existence d’événements fortuits. Il indique ce qui peut être ou ne pas être. Mais si l’on doit s’attacher au caractère d’imprévisibilité de la contingence, il nous faut considérer son antonyme : la prévision. Prévoir, c’est envisager l’avenir en prenant les précautions nécessaires. Besnier131 souligne que « ‘le théoricien de la connaissance se demande comment s’effectue cette élaboration qui a conduit au savoir, par quels prismes la réalité est passée avant de devenir un objet pour le sujet qui connaît’ ». La construction de la connaissance en passe, dit Besnier, par un prisme représentatif préalable. Nuttin132 utilise le concept d’objets-moyens contingents. Ces derniers augmentent l’intensité motivationnelle, favorisant d’autant l’efficacité de l’apprentissage. Il existerait donc dans la construction de la connaissance une grammaire de la contingence, fondatrice de la motivation. Pourtant, la psychologie cognitive n’intègre pas le concept de contingence en tant que tel. S’il nous paraît opportun, c’est qu’il est complémentaire de celui d’expérience : ex-perire, sortir du péril. C’est cette acception de la contingence que nous retiendrons : l’existence est faite d’échecs ou de réussites qui, entretiennent avec l’apprentissage et la connaissance un rapport étroit par le stimulus motivationnel qu’ils induisent. C’est qu’en vivant des expériences, que nous aurions pu ne pas vivre, nous sortons d’un péril. Ce péril a parfois exigé de notre part un apprentissage de nature et de durée variables. Motivation et expérience conjuguent ensemble certains éléments de construction du savoir. Si la connaissance est construite par leur entremise, c’est que lui précède un élément fortuit, qui aurait pu ne pas être.

Par ailleurs, la connaissance nourrit un rapport étroit entre les variables du projet et de l’information. Nous proposons ci-dessous deux schématisations de l’apprentissage. La première montre que l’apprentissage ne succède pas à un échec préalable ou à une situation d’expérience douloureuse.

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Figure 2 : schématisation d’un schème d’apprentissage

Une situation contingente peut précéder l’apprentissage, elle constitue en soi un autre obstacle, il s’agit d’un obstacle premier, un problème réel :

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Figure 3 : schématisation d’un schème d’apprentissage avec obstacle premier contingent

L’obstacle médiateur est un dispositif didactique et pédagogique en dehors du monde réel, et renvoie à la notion de tâche médiée. L’existence du premier obstacle, l’obstacle contingent, peut n’être pas obligatoire dans l’apprentissage si celui-ci est considéré comme une norme sociale. La pédagogie et la didactique éclairent cet axe.

La partie droite de l’axe horizontal suggère la temporalité du transfert des connaissances. Nous posons l’hypothèse que les savoirs construits en situation d’E.N.F. ne sont pas à usage différé, mais à usage particulièrement proche dans l’échelle du temps. La notion d’immédiateté de l’usage des connaissances dans le champ du réel évoque un aspect utilitariste ou pratique de la connaissance, d’autres diraient fonctionnel. Plus on avance sur cet axe en direction du centre, plus l’usage de la connaissance nous permet de référer à la formation globale de l’individu. En effet, l’appartenance à une culture et la notion de patrimoine culturel transmis en partie grâce à l’appropriation d’un savoir scolaire renvoient à l’idée de formation globale. Dans cette perspective, l’aspect fonctionnel ou utile de la formation n’est pas souligné. Mais l’exploration de cet axe requiert la prise en compte de la notion de projet dans une démarche d’apprentissage. Du même coup, s’insère la nécessité d’investiguer la question de la conscience et particulièrement celle de la conscience intentionnelle, de l’intention d’agir sur le monde.

Dans une perspective projective, le savoir est rapidement réinvesti dans les situations où chacun peut mesurer son utilité. Le terme d’usage, étymologiquement proche de celui d’emploi ou de pratique a par expansion pris le sens de pratique communément admise : les us et coutumes ou les bons usages. L’usage de cette connaissance insiste donc sur l’immédiateté, voire l’urgence du transfert. On peut opposer à cet usage différé l’idée selon laquelle la connaissance, et notamment l’appropriation de la « connaissance de type scolaire » constitue une étape de la formation globale de l‘individu dont il tirera les profits dans un âge plus avancé. L’ancrage théorique est phénoménologique.

Enfin, la partie gauche de l’axe horizontal explore les champs notionnels de référence. Plus un savoir est constitué en discipline, plus le statut de la vérité scientifique est puissant. La notion de savoir scolaire est à entendre dans la relation de filiation parfois lointaine que les savoirs entretiennent avec les matrices disciplinaires qui sont à leur origine. Dans le domaine scolaire, cette filiation est aujourd’hui bien décrite malgré l’évolution générale des disciplines scolaires et l’avènement de la notion d’interdisciplinarité. On peut considérer que les savoirs directement issus des champs scientifiques de référence sont des savoirs orthodoxes. En revanche, l’hétérodoxie des savoirs d’E.N.F. s’alimente dans une filiation trouble, imprécise. Elle ne se rapporte pas à un champ disciplinaire clair, qu’on pourrait opposer aux savoirs de type scolaire. On mentionne souvent la différence entre les savoirs procéduraux et déclaratifs. Bien que nous souscrivions pleinement à cette distinction, nous ne pensons pas qu’elle soit significative du caractère hétérodoxe ou non des savoirs d’éducation non formelle. Nous insistons sur le fait que les savoirs construits en situation d’éducation non formelle ne sont pas affiliés de manière directe à des savoirs disciplinaires de type scolaire, que nous appelons savoirs orthodoxes. On pourrait considérer que ce terme d’orthodoxie révèle une certaine acrimonie à l’égard de l’institution scolaire, comme si celle-ci véhiculait une conception rigide du savoir, évoquant la vérité des docteurs de la Loi. La racine doxa, l’opinion, peut en effet paraître équivoque, L’épistèmê, au sens platonicien, rend mieux compte de la rationalité des connaissances. Cependant, il nous semble que la notion d’hétérodoxie s’incarne dans la recherche d’une vérité dans certains types de savoirs qui ne sont pas de nature scolaire. Savoirs de contrebande, savoirs « au noir », telle serait l’hétérodoxie des savoirs construits dans les situations d’éducation non formelle. Le champ théorique de référence de cet axe est épistémologique.

Les quatre champs d’analyse ainsi présentés, attachons-nous maintenant à décrire la notion d’institutionnalisation de l’éducation non formelle.

Nous avons en effet indiqué qu’en conséquence de cette qualification spécifique de l’E.N.F., cette dernière s’institue ou disparaît. Par institution, il faut entendre la chose établie, et au commencement de laquelle on établit une règle, nécessairement partagée par un groupe, elle présuppose une doctrine et un système133. Si le sens latin d’institution désigne également les notions de formation ou d’éducation  puis par extension ce qui est construit par les hommes, nous retiendrons l’acception de chose établie, comportant une règle et un corps de doctrine.

Lorsque le savoir n’a pas de vocation contingente et qu’il n’a pas à fournir en premier effet le pain quotidien, mais qu’au contraire il s’agit d’un savoir mettant en jeu les connaissances collectives, patrimoniales, alors celui qui veut apprendre procède par affiliation et allégeance à un dépositaire du savoir, qu’il soit politique, religieux, scientifique ou les deux voire les trois à la fois. Le pouvoir confisque dans un premier temps le savoir pour en permettre l’appropriation par ses membres dans un deuxième temps. Plus la collectivité sera grande, plus le contrôle du savoir sera organisé et institutionnalisé. L’institution combat la connaissance locale, elle exige le savoir partagé sur l’ensemble de la zone sur laquelle elle exerce sa charge. Ainsi, les langues locales ne sont parvenues que de manière très inégale à se faire admettre par les pouvoirs politiques africains, asiatiques et européens. Ou alors, lorsque leur enseignement est enfin accepté, c’est parce qu’il préexiste des lois de décentralisation, c’est à dire une prise en main par une institution déconcentrée ou décentralisée de cet enseignement qui exerce à son tour sa charge sur l’ensemble de son territoire. Ainsi, tout programme d’éducation non formelle reniant des savoirs locaux et visant un partage étendu du savoir ainsi qu’un transfert dans d’autres domaines d’activités ou d’autres aires géographiques aurait tendance à s’institutionnaliser.

Lorsqu’un individu souhaite s’approprier des connaissances reconnues par l’ensemble de la communauté à laquelle il appartient, la certification de son apprentissage en passera nécessairement par une instance légitimement capable de le désigner comme tel. Abandonner l’hétérodoxie de ce savoir, c’est se conformer aux règles admises collectivement, c’est passer du statut de l’amateurisme à celui d’homme de l’art, désigné par ses pairs. Ce rapport entre le local singulier qui reconnaît et le collectif qui désigne marque le pas d’un processus d’institutionnalisation.

Enfin, toute connaissance qui ne serait pas appropriée dans un but de réinvestissement quasi simultané, aurait tendance à s’extraire de la non-formalité pour rejoindre l’institution. On n’apprend pas à jouer au foot-ball dans la rue comme on l’apprend dans un club de sport. Les termes de l’hypothèse de recherche ainsi posés, abordons les questions de méthode.

Notes
125.

DEVELAY (M.),  De l’apprentissage à l’enseignement, Paris, ESF, 1992, p.140

126.

SCHLANGER (J.), La situation cognitive ,  Paris, Klincksieck, 1990, p.135

127.

DEVELAY (M.), Op. cité, p.141

128.

DEVELAY (M.),  Op. cité, p.123

129.

RICHARD(J.-F.) Les activités mentales , Paris, Colin, 1990, p.162

130.

BOURDON (J.), JAROUSSE (J.-P.), MINGAT (A.), Formation et revenus dans le secteur informel : l’exemple de l’artisanat et du petit commerce urbain à Niamey, IREDU/CNRS Dijon, juillet 1989, p. 24.

131.

BESNIER (J.-M.), Les théories de la connaissance , Paris, Flammarion, 1996, p.14

132.

NUTTIN (J.), Théorie de la motivation humaine ,  Paris, PUF,1996, p.271

133.

REY (A.), Robert historique de la langue française, T2, , Paris, Robert, 1998 , p.1850