Perception des savoirs et de l’enseignement

Très massif en effet est le sentiment de rattachement des savoirs appris en situation d’E.N.F. aux savoirs scolaires : 72 personnes sur 78 affirment que ces savoirs (pourtant de type professionnel pour la plupart) sont enseignés à l’école. Ils les relient prioritairement à l’Education Visuelle et Technologique (E.V.T.), au dessin et aux mathématiques. Une observation s’impose, elle consiste à mentionner l’intervention de l’enquêteur pour suggérer les différentes disciplines scolaires auprès des populations qui en ignorent parfois tout. En revanche, il n’y a pas eu d’intervention de l’enquêteur pour cette question : « ces savoirs sont-ils enseignés à l’école ? » La réponse est spontanée et elle est accompagnée par l’enquêteur pour le choix de la ou des discipline(s) de rattachement. L’E.V.T. est décrite dans les programmes officiels181 comme « ‘établissant un lien entre la découverte sensorielle du monde et la connaissance scientifique ’». En réalité, le dessin entre également dans ce cadre. Les mathématiques «scolaires» sont décrites par l’enquêteur par le jeu d’exemples concernant les éléments de numération (ordre sur les nombres, techniques opératoires), géométrie et mesure, résolution de problèmes. Le paradoxe ne réside pas dans les habiletés cognitives effectivement en jeu dans l’apprentissage scolaire et dans l’apprentissage des adultes dans les différentes situations : couture, maçonnerie, menuiserie, ferblanterie...tous ces savoirs exigent la maîtrise de concepts mathématiques. Il réside davantage dans l’identification à une forme de réussite scolaire a posteriori. Chacune des activités mentionnées ci-dessus (tirage de plan, mesure, calcul) nécessite l’usage du papier et du crayon. Autant d’attributs sommaires de la personne instruite alors que, rappelons-le, l’analphabétisme et la non-utilisation du papier et du crayon restent encore largement répandus. L’apprentissage de ces habiletés cognitives est comparable en tout point à cette affiliation que constitue le passage par l’univers scolaire. Aux mêmes effets, président des causes différentes. L’enseignement en situation d’E.N.F., décrit par 55 personnes comme le couple observation/expérimentation, est considéré comme le moyen privilégié d’apprentissage. Ce couplage simpliste est voulu. Difficile en effet de demander à des personnes une analyse du style d’enseignement sans rallier les descriptions hâtives et convoquer le langage commun.

L’ enquêteur décrit les situations où « ‘d’abord on regarde, on pose des questions et on essaie ensuite ’». La fréquence des réponses pour théorie et pratique, autre vulgate des termes désignant les styles d’enseignement, est faible. Cette dichotomie ne semble pas opérante, Barbier182 évoquant cette vieille opposition qui «‘accompagne des organisations durables du social ’» voit évoluer cette séparation de manière significative. Elle nous renseigne pourtant sur une forme d’épistémologie spontanée de la connaissance.

Enfin, la mémoire et l’écriture comme mode d’enseignement (« ‘on apprend forcément quelque chose quand on écrit, les élèves à l’école écrivent beaucoup’ ») sont peu évoqués. L’expérimentation, le tâtonnement et surtout l’existence d’un modèle à observer constituent donc le mode de description favori. Dans cette description de « l’essai erreur avec modèle », l’apprentissage par imitation est proche. Winnykamen183 indique qu’il faudrait apporter de sérieuses réserves au modèle d’apprentissage par imitation lorsque celui-ci n’est pas un guidage ou un compagnonnage : ‘« nous proposons de considérer comme interactions de guidage toute situation interpersonnelle (souvent dyadique) où se retrouvent les trois conditions principales suivantes : dissymétrie plus ou moins spécifique ou générale face à la compétence à acquérir, enrôlement effectif des partenaires et différence mais convergence des buts dans l’interaction’ ». Le terme d’imitation n’apparaît d’ailleurs que deux fois dans les résultats. 

Par ailleurs, les enquêtés voient une similarité des méthodes d’enseignement entre les systèmes formels et non formels. Là encore, les déclarations corroborent l’idée de proximité des savoirs d’E.N.F. avec les savoirs scolaires. Elles vont dans le sens d’une grande similarité des méthodes d’enseignement entre les deux systèmes. Alors que la mémoire est un indicateur majeur de réussite scolaire, qu’on peut déplorer ou regretter, et que l’écriture constitue l’une des activités les plus visibles dans la sphère scolaire, les enquêtés ont le sentiment d’être enseignés comme ils le seraient à l’école. Le compagnonnage et le guidage ne caractérisent pourtant pas le type d’enseignement des classes mozambicaines. Le patron ou le moniteur du groupe est décrit comme étant plutôt un professeur. On retrouve dans les descriptions masculines du professeur le statut d’un homme détenant le savoir. Cette relation entre le patron/professeur et l’élève renforce le paradoxe de la similarité des méthodes d’enseignement et des savoirs entre les deux mondes. Mais il s’agit dans ce type de réponse d’obtenir une restitution de la personnalité de l’individu chargé d’enseigner ces savoirs. Il n’existe aucune modalité coopérative ou de pair-éducation clairement décrite. En revanche, les enquêtés n’ont aucun mal à dire qui est le dépositaire du savoir. Celui-ci n’est pas diffus, mais s’incarne bien dans une personnalité précise. Si le style professeur est davantage marqué dans l’interprétation qu’en donnent les hommes (63% pour les hommes contre 25% pour les femmes), on doit confronter cela à la représentation collective de l’instituteur ou du professeur. Outre qu’il représente le poste envié de fonctionnaire, il incarne parfois celui qui a été mis en place par le pouvoir. Sans céder à des interprétations débridées, il semble loisible d’envisager le style du patron comme celui du professeur, alliant la méthode (plutôt autoritaire) au pouvoir (du savoir et de l’argent). Il est difficile d’interpréter la fonction d’animateur décrite par les hommes. L’animateur en zone rurale est incarné par l’attitude débonnaire du personnage facétieux et jovial qui, à l’occasion du recensement, des programmes d’éducation à la santé ou des campagnes de vaccination organise des réunions et réalise des palestras, sortes de démonstrations publiques ou de discussions autour d’un thème. Ce type d’activité est largement répandu en Afrique. Nous avons, lors de précédents déplacements au Mozambique, accompagné à plusieurs reprises une troupe des mouvements de jeunesse mozambicaine dont les animateurs n’avaient comme préoccupation que de faire rire leur auditoire. Cette pratique est donc assez facilement identifiable.

En observant les contenus d’apprentissage des hommes déclarant le style d’enseignement plutôt « animateur », on s’aperçoit que six d’entre eux apprennent la couture, un la ferblanterie, trois la charpente et un la cimenterie. Rien dans ces contenus n’invite particulièrement à la facétie. Sans doute faut-il y voir une relation interpersonnelle tout à fait satisfaisante. En revanche, on comprend mieux chez les femmes la notion de convivialité facilement observable dans les groupes de femmes au milieu desquelles l’animatrice est généralement enjouée et bavarde. La notion de modèle ne se rencontre d’ailleurs que chez les femmes. Notre traducteur nous indique qu’il s’agit là d’une dimension marquant l’admiration mais une admiration stimulante. Le fait de « vouloir ressembler à... » semble radicalement différent du sentiment de respect un peu distant que semblent exprimer les hommes vis-à-vis de leurs « enseignants ».

Le référentiel est constitué dans la plupart des métiers par des pièces déjà construites, qui constituent à la fois l’objectif de travail et indiquent les étapes à poursuivre. Si l’on peut trouver chez certains couturiers des patrons de couture en papier journal, épinglés et faufilés, nous n’avons pour notre part jamais vu de référentiel écrit pour les activités professionnelles, mis à part dans des centres d’apprentissage de niveau secondaire, inexistants dans la zone de l’enquête. Cependant, un plan de construction, un patron de couture ou les mesures d’une découpe en ferblanterie peuvent être perçus comme un référentiel. Lors des entretiens, les questions étaient comprises de la manière suivante : « avez-vous un document ou des exemples qui vous disent ce qu’il faut faire et comment il faut faire ? « . Nous nous trouvons ici devant un curriculum implicite d’une autre nature que le curriculum latent décrit par Landsheere et Delchambre184. Le curriculum est pensé par les élèves de manière globale, excédant les supports du type plan ou patron. Il semble que les élèves envisagent en effet le curriculum comme la forme holistique de l’objet à construire, un panier, un arrosoir, une maison ou un pantalon, lire un journal ou écrire une lettre. Si l’on suit cette voie, on s’aperçoit alors qu’elle est cohérente avec le type d’enseignement décrit par les adultes enquêtés. Alors qu’ils apprennent, disent-ils, surtout par imitation de modèles ou par expérimentation, sans support didactique écrit, le guidage va les amener naturellement en direction de la forme globale vers laquelle ils tendent. Dans ce cas, nul besoin d’avoir un référentiel écrit. Lorsque De Landsheere décrit le curriculum nucléaire, cette idée peut s’appliquer aux tâches précises pouvant apparaître dans les nomenclatures des éléments d’apprentissage. Ainsi, savoir coudre une fermeture à glissière et coudre un ourlet entrent dans le champ du curriculum nucléaire, de curriculum noyau ou encore de core-curriculum. Lorsque 67 personnes sur 78 disent détenir ainsi les informations référentielles nécessaires pour s’assigner des objectifs d’apprentissage, elles n’envisagent pas qu’il soit nécessaire de décliner ces objectifs en sous tâches et sous objectifs. Les dix personnes, hommes, qui disent n’avoir pas de référentiel exercent les métiers de la ferblanterie, de la couture, de la menuiserie et la maçonnerie ou la fabrication de parpaings. Certains d’entre eux précisent qu’ils n’ont pas de référentiel écrit, mais qu’ils savent ce qu’ils doivent faire. La réalisation de la tâche semble procéder par référence à une certaine Gestalt.

Notes
181.

MINED,  Programma do ensino primario do 1° grau , Ministerio da educaçào, direcçao nacional do ensino primario, Maputo, 08-1996 p.64

182.

BARBIER (J.-M.),  Savoirs théoriques et savoirs d’action, Paris, PUF, 1996, p.1

183.

WINNYKAMEN (F.),  Apprendre en imitant ? , Paris, PUF, 1990, p.126

184.

De LANDSHEERE (G.), DELCHAMBRE (A.),  Les comportements non verbaux de l’enseignant, Paris, Nathan, 1979