Monde des enquêtés et apprentissage.

La durée de la formation est beaucoup plus longue chez les hommes du fait de l’apprentissage chez un patron plus fréquent dans cette catégorie. Seulement cinq femmes ont un parcours d’apprentissage supérieur à 24 mois contre 23 cas masculins. Ce fait rejoint assez adéquatement les analyses de Bourdon, Jarousse et Mingat185. Les hommes enquêtés ne sont pas encore entrepreneurs et la durée de leur parcours ne peut qu’en être allongée. On doit imaginer combien long est ce temps compte tenu d’une espérance de vie moyenne plus courte, comparativement aux pays industrialisés, et compte tenu également de l’économie de subsistance où la stabilité dans un parcours d’apprentissage ne peut s’exercer que si une rétribution est obtenue en retour. Si les durées d’apprentissage pour les femmes sont plus courtes, elles ne bénéficient pas de rétribution en retour immédiat.

La fréquence des séances d’apprentissage traduit le même effort. L’apprentissage est quotidien chez la majorité des enquêtés, autant chez les hommes que chez les femmes. Cette fréquence journalière atteste un effort constant, bien que la durée d’apprentissage quotidienne soit plus courte chez les femmes, astreintes qu’elles sont à la gestion de leur foyer. Les conditions précaires des usagers de l’éducation non formelle, précisément pour les femmes, rendent en effet difficile une participation suivie aux différents groupes d‘apprentissage. Cette participation journalière doit être prise comme un indice sérieux de leur décision volontaire de suivre une trajectoire fondée ailleurs que dans une simple activité de loisir. Même si par ailleurs le contrôle social peut s’exercer et alimenter une certaine assiduité dans la fréquentation, il est fréquent d’assister au Mozambique à des désaffections notamment dans les groupes d‘alphabétisation, sans que l’abandon remette en cause la cohérence du groupe ou entraîne une disqualification, même relative, du sujet. Chacun comprend que la maladie dans un foyer ou les aléas de l’existence sont des conditions irréfragables qui obèrent une participation par ailleurs souhaitée. Les personnes abandonnant les séances d’alphabétisation en ressentent généralement une grande amertume. Chez les hommes, la relation contractuelle entre patron et apprenti engage une fréquence soutenue, gagée par la rétribution que l’apprenti reçoit en retour. Engagement auprès d’un tiers et obéissance à la loi qu’on s’est fixée en dépit des contingences matérielles difficiles, tels sont les attributs de la participation quotidienne.

Concernant l’accréditation de l’enseignant, la donnée importante réside dans l’auto-accréditation massive des enseignants des programmes d’éducation non formelle. Les accréditations existantes sont fournies par les institutions d’Etat ou politiques (parti), religieuse ou scolaire. Il n’existe pas de légitimation des enseignants autre que la reconnaissance par les usagers eux-mêmes du talent des enseignants. Notre traducteur nous a fait rencontrer l’un d’eux, ferblantier qui a décidé l’âge venant de transmettre son savoir à des plus jeunes. Aucune motivation pécunière ne semblait l’animer et si quelques personnes voyaient en lui l’enseignant qualifié, c’était uniquement en relation à la qualité du produit fabriqué et du profit qu’ils pouvaient en tirer une fois l’apprentissage terminé. Ainsi, la question de la non-certification officielle ne semble pas inquiéter les usagers. Leur participation à des actions garantissant un certain niveau de qualité par une certification de l’institution mère ayant plutôt moins de succès que les autres formules d’initiative totalement privée. Cette question de la certification a été soulevée par l’U.N.E.S.C.O. en 1947186 . Il est alors apparu nécessaire de fournir aux agents éducatifs du système formel comme du système non formel une formation commune, consistant en des programmes d’action polyvalents, visant la formation d’agents pouvant intervenir sur plusieurs fronts. Souffrant d’une désaffection marquée, cette antienne réapparut dans les années 70 pour s’essouffler à nouveau et resurgir enfin dans les années 80 sous des appellations diverses : éducation de base ou éducation fondamentale, en gardant toujours présente l’idée que les agents éducatifs pouvaient avoir une certification commune, de surcroît assurée par les services de l’Etat. Cette idée a été partiellement décrite, sans pour autant être totalement mise en oeuvre, dans les deux derniers plans stratégiques de l’éducation mozambicains, mais elle ne concerne que les actions d’alphabétisation des adultes. Tous les autres domaines, notamment la formation pré-professionnelle ou professionnelle (vocationnal training) étant exclus de ce type de projet.

Les enquêtés ne mentionnent pas un vocabulaire trop technique, ils le jugent plutôt accessible. Lorsqu’il est signalé, le changement de vocabulaire atteste une modification de l’univers par rapport aux termes employés usuellement. Alors qu’un vocabulaire technique ne nous paraît pas nécessairement déstabilisant, il revêt une réalité différente au sein d’une population dont le niveau de connaissance technologique est assez, voire très faible. Nous n’aurions relevé cette différence sans les remarques de notre traducteur-enquêteur.

Un fort sentiment de dévalorisation personnelle avant l’inscription dans les activités d’apprentissage apparaît nettement. Les individus se disent déclassés socialement, inaptes, inutiles, autant de qualificatifs marquant les signes d’un profond désarroi. Ce dernier est conforté par la réponse concernant les raisons d’entrée en apprentissage. Pratiquement la moitié (40/78) des personnes ont vu dans l’opportunité d’apprentissage un moyen d’améliorer leurs conditions d’existence et une petite moitié (31/78) se sont lancés dans une activité par intérêt ou par curiosité. Le sentiment de dévalorisation peut ainsi se lire à deux niveaux. Au niveau collectif, le sentiment d’inutilité et l’impérieuse nécessité de pourvoir aux besoins personnels ou familiaux engage l’individu devant le groupe. Mais la personne voit également dans l’éducation non formelle une opportunité d’accomplissement personnel. Dans tous les cas, être reconnu pour son utilité ou rehausser l’estime de soi traduit une demande de reconnaissance importante. D’autre part, 67 personnes sur 78 indiquent une amélioration de leurs conditions d’existence. Sans que nous ayons pu l’observer ou le vérifier, il semble que l’organisation de ce type d’activités réponde de manière opportune aux exigences du marché du travail, du reste restreint. Les opportunités d’apprentissage ont en effet été peu nombreuses. Dans 49 cas sur 78, les enquêtés n’ont pas eu de choix. C’est plutôt par dépit que ces personnes se sont engagées dans un processus d’apprentissage, et que faute de mieux, elles s’en contentent.

Les déclarations des enquêtés à propos de leur sentiment de maîtrise montrent que cette dernière sera achevée lorsqu’ils pourront améliorer leurs conditions d’existence de manière plus nette. Ce sentiment de maîtrise passe largement avant le sentiment de maîtrise technique (64 sur78 contre 34 sur 78). Leurs projets sont jugés rationnels par l’enquêteur dans 66 cas sur 78, six personnes sont prévoyantes et seulement 4 d’entre elles lui paraissent alimenter un rêve. Dans notre description succincte du caractère rationnel du projet, il s’agit d’un mode d’anticipation opératoire, avec son train d’objectifs, d’étapes et une polarisation sur un but. Ce dernier s’établit lisiblement en «établissant un niveau de performance, il est guidé par une norme interne à l’action elle-même»187  . Ce but consiste pour les enquêtés à améliorer leurs conditions d’existence, on l’a vu, mais en interrogeant leurs déclarations vis-à-vis du niveau acceptable de performance qui les rendrait qualifiés et capables d’atteindre leur but, ceux-ci indiquent deux niveaux de réponse. Le premier considère que l’acquisition du niveau technique favorise l’atteinte du but d’apprentissage à atteindre pour 38 cas sur 133 (plusieurs réponses possibles), le deuxième considère que l’amélioration des conditions d’existence (66 cas sur 133) suffit à lui seul à satisfaire aux exigences de l’apprentissage. La notion d’autonomie (savoir faire seul quelque chose en produisant sa propre règle de qualité) apparaît seulement dans neuf cas, avec un nombre important de non-réponses. Ces dernières sont imputables au type d’information que les enquêtés pouvaient délivrer. Plusieurs hypothèses à cela: tout d’abord, le projet pouvant être soumis à une certaine forme de secret, le dévoiler pouvait le compromettre. Une autre hypothèse consiste à considérer que le niveau à atteindre n’est pas clairement défini. Dans une perspective d’anticipation opératoire, « le projet ne peut porter sur un long terme trop conjectural » indique Boutinet. Il est donc possible, sans que nous puissions le vérifier, que la durée d’apprentissage figure parmi les obstacles à la clarté de l’anticipation.

On a sans doute perçu au fil de cette contextualisation les nuances que masque une grille d’entretien, a fortiori simplifiée. Nous proposons maintenant une synthèse rapide de la première partie, il nous faut ensuite envisager le caractère particulier de l’éducation non formelle au Mozambique en considérant la question de l’apprentissage : c’est l’objet de la deuxième partie .

Notes
185.

BOURDON (J.), JAROUSSE (J.-P.), MINGAT (A.) .Op. cité, p.7

186.

UNESCO,  Education de base, fonds commun de l’humanité , Paris, UNESCO, 1947.

187.

BOUTINET (J.-P.), Op. cité, p.76