1.2. Le concept de développement local

La mondialisation a déplacé peu à peu les lieux de pouvoir traditionnellement concentrés dans les mains de l’Etat vers d’autres enceintes. Suscitant tour à tour des sursauts de communautarisme et des espérances dans de nouvelles instances de décision, le territoire pourrait être « ‘cette nouvelle arène où  des groupes hétérogènes stratégiques s’affrontent, mus par des intérêts matériels et symboliques plus ou moins compatibles ’»216 Le vocable arène, en insistant sur la notion d’espace localisé offre un avantage intéressant : il restitue le caractère interactionniste des événements qui s’y déroulent. Il reste que la délimitation du territoire n’est pas réglée. Il ne peut être délimité par les seules structures administratives qui le gèrent, le sentiment d’appartenance des populations lui confère également ses bornes et ses frontières. Au Mali, l’établissement de l’échelon communal et de l’échelon des cercles fut l’aboutissement d’un processus de consultation de la nation et a débouché sur l’établissement de nouvelles structures administratives. En France, la notion de pays ne relève en revanche d’aucune limite administrative217.

Lorsqu’en France, le ministre Savary218 établit une profonde rupture avec la tradition centralisatrice et égalitaire de l’Etat en invoquant la notion de territoire éducatif bénéficiant de surcroît d’un traitement différencié, celui-ci convenait non seulement de l’inadéquation du système scolaire dans un espace donné, mais désignait également la conjugaison de facteurs multiples. Parmi ceux-ci, étaient relevées les insuffisances dans le domaine du travail, des loisirs et de l’habitat. Tirant les leçons de cette décentralisation en forme de discrimination positive, Bavoux219 élargit le champ de responsabilité du territoire en direction du jeune adulte, ne la limitant plus à la seule éducation de l’enfant, et l’étendant à ses aspects scolaire et non scolaire. On assiste donc à un possible élargissement des espaces éducatifs. L’éducation en appelle ainsi à une philosophie de l’urbanité, à une philosophie du territoire qui n’est en définitive qu’un projet local de société. Au niveau international, la déclaration de Barcelone220 assigne ainsi à la ville une pleine responsabilité dans le registre éducatif. La Fédération internationale des villes éducatrices y indique que « ‘la ville sera éducatrice quand elle reconnaîtra, exercera et développera, outre ses fonctions traditionnelles (économiques, sociales, politiques et de prestations de services), une fonction éducatrice dans le sens où elle assumera une intentionnalité et une responsabilité vis-à-vis de la formation, de la promotion et du développement de tous ses habitants en commençant par les enfants et les jeunes.’ »

L’espace éducatif élargi s’assigne alors des missions politiques : « ‘le rôle de l’administration municipale est aussi bien d’obtenir des dispositions législatives provenant d’autres administrations, de l’Etat ou de la région que de mettre au point des politiques locales qui se révèlent possibles, tout en encourageant la participation des habitants à un projet collectif, à partir des différentes institutions et organisations civiles et sociales aussi que d’autres formes de participation spontanée../...La ville envisagera les opportunités de formation de façon globale. L’exercice des compétences en matière éducative doit s’effectuer dans le contexte plus large de la qualité de la vie, de la justice sociale et de la promotion ses habitants.’ »221 . Dès lors, la gestion du fait éducatif scolaire et non scolaire étant liée à une dimension locale, la perspective du développement local peut séduire. Elle comporte pourtant de redoutables travers. Le territoire n’est pas un cadre inerte. « ‘C’est toujours l’effet d’une série d’opérations de localisation, de construction continue et plus ou moins concertée d’univers pratiques et symboliques ad hoc, on bâtit toujours de l‘entre soi, du propre, du ici, c’est pas comme ailleurs ’»222. Aussi, le concept de développement local peut-il satisfaire aux exigences organisationnelles des différents espaces d’éducation, sans pouvoir en supporter, encore moins les assumer, les conflits de finalités. Dans le contexte des pays en développement, les éléments qualifiant une « politique de la ville » sont encore embryonnaires. Les initiatives de gestion concertée des quartiers dans le registre éducatif sont rares, et lorsqu’elles existent, demeurent dépourvues de moyens et ne permettent pas à des entités plus vastes de jouer leur rôle d’instance politique et décisionnelle pour l’éducation. Le premier axe de notre hypothèse de recherche affirmait que la sphère géographique d’apprentissage au sein d’un système non formel est un espace ouvert, sans code d’accès précis, caractérisé par des attributs multiples (architecture non standardisée, situation dans l’espace habité). Ce point nous paraît maintenant élucidé concernant l’éducation non formelle. Prise entre une gestion privée individuelle ou collective et une gestion publique territoriale encore mal assise, elle ne bénéficie pas des moyens du système scolaire centralisé.

Nous avons indiqué également que les objets prototypiques de l’éducation non formelle (manuels, outils didactiques) sont difficilement identifiables et conservent une réalité en dehors des situations d’apprentissage. Ceux-ci « n’envahissent » pas le territoire, c’est à dire que leur présence n’affecte pas l’environnement au point de quasiment le définir. En effet, les outils du ferblantier, la machine à coudre ou la truelle ne sont pas des productions typiques de ces systèmes d’apprentissage. Ce sont avant tout des outils de production. En revanche, voyant un tableau noir ou des pupitres, il nous est difficile de ne pas penser à l’école.

Au niveau symbolique, le livre n’est pas un élément largement diffusé. Pays au peuple essentiellement rural, le Mozambique fait figurer sur son drapeau la houe croisée à la mitraillette, coiffant la déclaration d’Indépendance. L’hymne national223exalte les vertus de la lutte, du travail et de l’indépendance. Il y aurait dans ces deux supports symboliques de l’hymne et du drapeau une mystification de l’outil, essence de la nation et instrument des finalités de la société. Or, malgré les éclats oratoires passés224, le livre n’apparaît pas comme un outil d’émancipation dans le discours symbolique. Le livre, archétype de l’éducation scolaire est pratiquement invisible dans notre étude. Les seuls ouvrages qu’il soit possible d’acheter à Inhambane sont les rares livres scolaires d’occasion, parmi lesquels figurent d’anciens ouvrages techniques écrits par les Russes ou les Cubains, au moment de la coopération des pays du bloc communiste. Ces livres n’ont aucun sens en dehors de la sphère scolaire et leur utilisation est très rare chez les enquêtés. Il est possible, dès lors, d’affirmer que l’absence d’objets prototypiques d’apprentissage constitue une spécificité de l’éducation non formelle au Mozambique. Au travers de la notion d’espace local, nous avons également émis l’hypothèse qu’elle pouvait englober l’idée de connaissance.

On peut alors s’interroger sur la manière dont les savoirs s’agencent et s’imbriquent dans le contexte des enquêtés. Nous avons indiqué que deux niveaux se superposaient dans la notion de connaissance locale. L’espace physique et l’espace symbolique ont été envisagés mais l’exploration du problème de transfert des connaissances dans d’autres contextes présente d’importantes difficultés.

Notes
216.

DE SARDAN (J.P.) « Antrhopologie et développement », Paris, Karthala, 1999, p.157

217.

Que sont en France le vin « de pays », ou encore le « pays limousin » ?

218.

Inventeur des Zones d’Education Prioritaires, Z.E.P., en 1981

219.

BAVOUX (P.) « L’école et la ville » in PAQUOT (T.), LUSSAULT(M.), BODY-GENDROT (S.) ,  La ville et l’urbain, état des savoirs , Paris, La découverte, 2000, p.290

220.

Fédération des villes éducatrices « Déclaration de Barcelone, Charte des villes éducatrices », Barcelone, Novembre 1990

221.

Fédération des villes éducatrices, Op. cité, principe 2 de la Déclaration

222.

de LA PRADELLE (M.) « La ville des anthropologues », in PAQUOT (T.), LUSSAULT (M.), BODY-GENDROT(S.), «  La ville et l’urbain, état des savoirs », Paris, La découverte, 2000, p.50

223.

« Longue vie au FRELIMO, guide du peuple mozambicain. Peuple héroïque qui, l’arme à la main, chassa le colonialisme....le peuple mozambicain, travailleurs et paysans, engagé par le travail, produira notre richesse. »

224.

« Un peuple armé de livres »