1.3 De l’impossibilité de parler de transfert cognitif

Un trait frappant dans les projets des enquêtés réside dans leur très faible mobilité géographique. Les enquêtés ne mentionnent aucun désir de déplacement. Cet élément peut paraître paradoxal compte tenu de la croissance des zones urbaines supposant une forte mobilité des populations rurales vers les villes. Il apparaît donc que les situations d’investissement des nouvelles compétences s’opéreront dans un contexte relativement sinon tout à fait proche de leur situation actuelle. Bien entendu, cette observation ne rend pas compte de la question spécifique du transfert cognitif, mais elle augure des conditions éventuelles du transfert.

Cherchons pour l’heure les raisons pratiques de l’absence de déplacement. Les voies de communication rares, les transports coûteux et les perspectives de trouver un emploi limitées favorisent de fait un certain immobilisme. Ces raisons ne doivent pas être tenues pour accessoires. Cependant, la littérature225 évoque également une certaine stagnation des techniques et une difficulté à adopter des savoirs techniques novateurs susceptibles de générer chez les artisans une amélioration de la production.

La réponse, en forme de tautologie, réside dans le fait que les nouvelles techniques ne peuvent être transmises par des agents qui ne les maîtrisent pas. Le patron ne peut enseigner des compétences dont il est dépourvu, l’alphabétiseur ne peut bien enseigner alors qu’il n’a pas été lui-même formé. En admettant que des techniques modernes puissent être connues des maîtres, les élèves en acquerraient-ils les principes sui generis ? Et seraient-elles transférables à des situations et des contextes nouveaux ? Nous avons tenté d’isoler ces deux niveaux dans le concept de connaissance locale et avons montré que la notion d’espace y était centrale. En revanche, s’agissant de la question du transfert cognitif, nous devons admettre que nous ne pouvons répondre. Plusieurs éléments en effet nous en empêchent.

Premièrement, les enquêtés sont pour la plupart en situation d’apprentissage. La question du transfert cognitif ne peut être envisagée alors même que les enquêtés n’ont pas pu être mis en situation avec des problèmes isomorphes dans des contextes nouveaux. Dans les parcours personnels, nous nous heurtons à cette absence d’expérience du transfert et dans le cadre de la recherche, nous n’avons pu expérimenter avec les enquêtés un éventuel transfert des compétences nouvellement acquises dans des contextes différents.

Quand bien même nous l’aurions tenté, le protocole d’entretien est trop lâche dans ses structures pour exprimer les éléments nécessaires à l’analyse du transfert cognitif. Aussi, nous ne pouvons affirmer que la connaissance en situation d’éducation non formelle est à faible transfert et à faible niveau de stimulations méta-cognitives comme nous l’avons affirmé. Cette partie de l’hypothèse reste donc sans réponse. Toutefois, cette question reste de la plus haute importance. Pour la traiter sérieusement, il conviendrait d’envisager les compétences en jeu dans les apprentissages, en centrant une expérimentation sur certains contenus. Une contrainte majeure apparaîtrait alors, celle des très fortes adhérences entre les projets des individus et les difficultés matérielles du contexte. Il est peu probable en effet que les difficultés d’un maçon formé en zone rurale et travaillant en zone urbaine sur des chantiers aux caractéristiques pourtant proches puissent être corrélées uniquement à un problème de transfert cognitif des compétences techniques. Un faisceau de variables viendrait immanquablement perturber l’analyse, essentiellement lié à des problèmes de précarité.

Nous ne disposons donc d’aucun élément factuel susceptible d’apporter une réponse à ce problème de transfert avec un traitement cognitiviste.

Mais si nous nous intéressons à ce que disent les enquêtés, ceux-ci évoquent leur apprentissage comme significatif d’une rupture d’avec leur vie d’avant. Ceci se manifeste par des attentes et des prises de risque. Si leur engagement a été jugé susceptible d’apporter une forme nouvelle à leur parcours professionnel, c’est parce que présidait ce que Poliak nomme226 l’indiginité. Que celle-ci soit culturelle (dans le cas des personnes s’alphabétisant) ou sociale (mettant en lumière un sentiment d’inutilité personnelle), les individus opèrent une introspection, lente et maturée ou bien brutale lorsque les situations contingentes deviennent si critiques qu’il « faut bien faire quelque chose ». Ce sentiment d’indignité si souvent mentionné oblige à un retour sur soi pénible. Le basculement des représentations et la recherche du passage de l’indignité à un statut plus acceptable, outre qu’il engage un travail affectif, constitue une habileté cognitive indépendante des habiletés techniques ou disciplinaires. Ceci nous amène à considérer au chapitre suivant un pan considérable de la réalité de l’éducation non formelle, celle qui touche aux motivations.

Platon nomme la connaissance des arts « ‘la science propre à l’homme de conserver sa vie’ ».227 Conserver sa vie, c’est lui protéger sa valeur et c’est parce que préside à la décision d’apprendre un faisceau motivationnel ayant trait à cette indignité que nous envisageons maintenant cet autre élément constitutif de l‘éducation non formelle : la contingence.

Notes
225.

Notamment CALLAWAY (A.) Op. cité, p.200.

226.

POLIAK (C.),  La vocation d’autodidacte,  Paris, l’Harmattan, 1992. Nous ne reviendrons pas par ailleurs sur la très grande ambiguïté du terme autodidacte qui, dès lors que l’on s’intéresse à l’apprentissage et à la notion de conflit socio-cognitif , ne revêt aucune réalité.

227.

PLATON, Protagoras , Paris, Garnier, 1960, 320d, 322d