2.1 Les obstacles comme motivations

Nous avons emprunté à Develay232 la notion d’obstacle médiateur. En proposant une situation d’apprentissage qui mette en évidence un obstacle à franchir233, s’agissant d’une tâche à réaliser et d’une habileté cognitive à installer, l’obstacle devient outil d’apprentissage et l’objectif devient un moyen. Les difficultés à tailler une veste, assembler des arrosoirs ou calculer des superficies constituent des objectifs et des obstacles médiateurs sans lesquels les enquêtés n’auraient pu apprendre ce qu’ils ont appris. Ainsi, même si nous n’en avons pas les détails, s’établit un rapport de contrat didactique234 tacite entre le patron et l’apprenti, entre l’alphabétiseur et son élève, favorisant le franchissement de ces obstacles. De telles situations pourraient être rencontrées dans n’importe quelle situation scolaire.

Au Mozambique comme partout ailleurs, les apprentissages scolaires sont conçus suivant le schème d’une transposition didactique. L’élève mozambicain rencontre l’obstacle dans la tâche à réaliser et ce faisant, installe les connaissances déclaratives et procédurales. Insistons sur le fait que les connaissances déclaratives font l’objet d’une attention particulière. Pourtant, les programmes nationaux de l’éducation primaire235, document de référence distribué aux instituteurs, témoignent d’un discours digne du constructivisme piagétien du plus vigoureux. Il n’est pas dans les intentions du Ministère de renforcer le caractère frontal de l’enseignement, bien au contraire. Il y encourage explicitement des dispositifs didactiques et des organisations pédagogiques sollicitant une grande diversité d’habiletés cognitives. En revanche, les maîtres n’ayant qu’un niveau de formation initiale réduit sont nombreux à reproduire l’enseignement rigide, plutôt répétitif et frontal qu’ils ont connu.

Dans la sphère non formelle, la manière qu’ont le patron ou l’alphabétiseur de disposer ces obstacles et la manière qu’a l’élève de les aborder diffèrent considérablement des situations d’apprentissage scolaires. Elle apparaît d’abord dans la relation d’échange laboral entre le patron et l’apprenti. Cette relation n’offre pas l’espace protégé qu’est censée proposer l’institution scolaire. Si la tâche est mal réalisée trop souvent, l’apprenti est sommé de partir sans préavis. La juridiction du travail consent que des accords gré à gré puissent être passés dans le secteur « traditionnel » et ce type de relation paraît impossible dans le cadre scolaire236. Toutefois, les dispositifs didactiques mis en place dans les cours d’alphabétisation n’engagent pas cette relation d’échange. Elles n’apparaissent pas non plus dans les groupes d’apprentissage ouverts, de vannerie ou de couture, qu’on peut quitter sans être redevable. On voit donc que les modalités pédagogiques peuvent varier considérablement d’une situation d’éducation non formelle à l’autre. La notion d’obstacle y est permanente et la relation de sujétion peut parfois y être très forte. Ceci est d’autant plus visible que les contenus d’apprentissage ont souvent ceci en commun qu’ils sont liés à un certain type de production mettant en jeu une richesse (tissu, métal, temps...) qui peut être perdue.

Si certains programmes d’éducation non formelle sont centrés sur une autre forme, sur des apprentissages touchant à la vigilance et à la notion de risque237, ceux-ci utilisent une didactique discursive essentiellement, limités qu’ils sont par des situations qu’on ne peut expérimenter du fait de leur dangerosité. Dans ce cas, le contrat didactique nourrissant la relation entre le public et l’animateur renvoie davantage à des dispositifs d’introspection expectative, les individus ayant à exercer à leur propre endroit une fonction de vigilance accrue.

Le lien entre patron et apprenti est également éloigné de la notion d’espace protégé censé exister au sein de l’espace scolaire, il entraîne même une forte sujétion. Mais si la notion d’obstacle est médiatrice dans tous les dispositifs d’apprentissage, la notion d’obstacle premier est, dans le cadre de l’éducation non formelle, un élément préalable à ce dispositif. Qu’entendons-nous par obstacle premier ?

La moitié des personnes justifient leur entrée dans l’apprentissage par des raisons de nécessité économique, et un peu plus de trente par l’envie d’apprendre. Mais 67 sur 78 disent avoir trouvé dans cet apprentissage un moyen d’améliorer leurs conditions matérielles d’existence. On pourrait arguer de la relativité de ces conditions précaires puisque le caractère de nécessité économique ne concerne que la moitié des enquêtés seulement. Mais en observant attentivement les résultats de l’enquête, on s’aperçoit que presque toutes les personnes ont choisi un apprentissage susceptible, et c’est ce qui s’est produit, d’améliorer leurs conditions de vie matérielle. Il faut donc comprendre que ces personnes sont animées par une raison principale, d’ordre économique, mais qu’elles n’apprennent pas ces nouveaux savoirs comme on ferait un pensum. Elles y trouvent même une satisfaction importante comme si elles avaient tenté de réduire leurs difficultés économiques en les liant à un désir d’apprentissage. S’en tenir au fait que nécessité fait loi est une explication superficielle. La valeur heuristique importante des motivations des usagers requiert que celles-ci soient explorées. Nous nous projetons alors dans un domaine intra-personnel dont on peut penser qu’il est «cognitivement impénétrable» ou bien qu’il est tellement sujet à des empreintes culturelles ou sub-culturelles qu’elles les détermineraient toutes. Le champ cognitif du désir et de la motivation a été largement décrit. La boîte noire est maintenant un peu moins opaque.

La question des besoins ou des nécessités fait l’objet de réserves importantes. En présentant l’homme comme déterminé par une gamme de besoins, on verrait facilement ses motivations comme une réponse à ceux-ci, dont la nature et le fondement sont discutables. Ainsi, le besoin de réponse affective, le besoin de sécurité ou de nouveauté pourraient constituer des réponses rapides et commodes. Linton238 rappelle que « ‘les formes prises par le comportement humain ne peuvent pas être expliquées par les besoins des individus »’. En invoquant les besoins, on ne libère aucune heuristique et on ne confère à l’individu qu’une responsabilité limitée dans ses décisions.

En invoquant la culture comme génératrice de toutes nos décisions, on risque de céder à un biais de sur-détermination culturelle. Celle-ci, pouvant aller jusqu’à la survalorisation ontologique239. Ainsi, la culture peut constituer un autre mode explicatif , incommode celui-là, et nous ne l’évacuerons pas. Nous affirmerons simplement qu’il n’entre pas dans les possibilités de cette étude de distinguer sérieusement la variable culturelle dans le champ de motivation des enquêtés. Fort probablement, celle-ci joue un rôle puissant, qui nous est malheureusement inaccessible.

Le terme même de motivation a une fortune imparfaite. Tantôt traduite en désuétude, tantôt considérée comme clé de la compréhension des conduites, la motivation sera entendue ici dans la conception qu’en expose Nuttin240. Celui-ci, s’inspirant partiellement de la cybernétique voit dans la dynamique du comportement un schème où la situation de départ exprime un état non satisfaisant, mais où le sujet est capable de concevoir à l’issue du schème les conditions nécessaires à sa satisfaction. En l’occurrence, une personne affectée par une situation précaire concevra comme but la sécurité de sa situation ultérieure. Ce sera son standard. Pour cela, la position du but à atteindre s’avère nécessaire, entraînant une certaine discrépance241. Mais la distance observée entre le projet et le but à atteindre n’entraîne pas pour autant de dynamisme, comme « le rat perdu dans ses pensées », le sujet n’agit pas. Il manque le « ressort » pour passer du projet à l’action. Ce passage du cognitif à « l’exécutif » n’est pas mu par la seule idée du but à atteindre. Le but n’est que la concrétisation d’un dynamisme plus général, il oriente l’individu motivé vers la satisfaction qui peut lui convenir à travers une série d’actes-moyens qui y conduisent. Ces actes moyens constituent le ressort, ce dynamisme que la discrépance n’insuffle pas. Ainsi, les actes-moyens sont-ils des cours d’alphabétisation ou de couture. L’attrait pour les actes moyens devient « ‘ainsi le canal par où la motivation pour le but est dérivée sur l’acte moyen ’»242. Ce procédé de dérivation explique que plus la motivation est grande pour le but-projet, plus la motivation pour l’acte-moyen est grande, les déclarations d’engagement dans un processus d’apprentissage « ‘par curiosité ou pour apprendre ’» deviennent alors parfaitement cohérentes. Plus leur souci de pouvoir nourrir leur famille est important, plus efficace est leur participation aux moyens nécessaires pour y parvenir. Lorsque les enquêtés déclarent qu’ils n’avaient trouvé d’autre alternative à cet apprentissage, n’ayant en fait qu’un acte-moyen à leur disposition, le processus de dérivation investit totalement cet acte moyen : c’est en apprenant la couture ou la vannerie que je pourrai améliorer mes conditions d’existence.

Nuttin évoque également la baisse de la motivation lorsque le degré d’instrumentalité de l‘objet moyen est faible. Si les perspectives d’entrée dans l’apprentissage avaient été limitées par un niveau préalable de certification trop élevé, des conditions d’entrée dans l’espace inaccessibles, limitées par l‘éloignement, par une somme d’argent trop importante à verser lors de l‘inscription ou par des contenus d’apprentissage de niveau trop élevé, alors le degré d’instrumentalité de l’objet-moyen aurait été faible. Or, nous nous trouvons dans des cadres d’apprentissage non limitatifs. Leur fort degré d’instrumentalité autorise donc les enquêtés à voir en eux un objet-moyen efficace, augmentant le caractère de réalité possible du but à atteindre. Cette analyse est corroborée par celle de Pailhous243 bien qu’il ne concède pas de fixité au but initialement prévu, celui-ci serait en effet modifié par les moyens nouveaux dont l’individu dispose pendant son apprentissage.

Aussi, dès lors que l’on distingue les deux niveaux de motivations, on peut parler de faisceau de motivations. La motivation instrumentale (apprendre un métier, apprendre à lire) et la motivation liée au but final (la sécurité alimentaire) ne peuvent être dissociées. Bien entendu, nous considérons ici l’individu comme rationnel, posant ses actes et recherchant des objet-moyens efficaces dans l’accomplissement des buts. Et nous souscrivons dans la présentation précédente à l’idée que la force de ces objet-moyens alimente le ressort de la motivation. Nous avons évacué ici l’idée que l’accomplissement de certaines étapes instrumentales peuvent être liées à des ressorts impulsifs, passionnels, voire irrationnels. Ceux-ci peuvent trouver leur source dans un environnement culturel : un système de valeurs prônant le dépassement de soi ou la responsabilité vis-à-vis d’autrui peuvent tout aussi bien fonder l’entrée dans l’apprentissage. Mais on peut le trouver également dans un enfouissement personnel d’expériences. Dans ce cas, on se trouverait alors dans le cadre de ce que Nuttin nomme « ‘la personnalisation de la motivation «. Le but devient « mon but », le comportement qui le poursuit devient «mon acte’» . Les apports de la psychanalyse peuvent être efficaces pour décrire cette personnalisation. Ainsi, la ténacité avec laquelle les sujets peuvent poursuivre leurs buts et les actes instrumentaux qui les sous-tendent peut-elle rendre compte d’un enjeu personnel majeur. Il en va ainsi de certains comportements obstinés au sein de la formation des adultes. Il y aurait alors identification du sujet au but qu’il s’assigne. Si nous avons mentionné la difficulté dans notre travail à nous saisir de la variable culturelle, nous pouvons en revanche nous saisir de la puissance de l’idéologie.

Pour indiquer précisément le rôle potentiel de l’idéologie dans les facteurs motivationnels, nous devons distinguer plusieurs niveaux qui se recoupent. Le premier d’entre eux tient au fait qu’une idéologie constitue en réalité un idéal à atteindre. C’est le fait de l’utopie qu’on retrouve dans la notion de topique (topos, le lieu). La force motivationnelle qui s’attache à l’idéologie concerne le projet d’action, c’est à la fois une conviction et un programme d’action. Ainsi, l’idée du Bien ou l’idée de la responsabilité assumée par les individus est-elle sous-tendue par une idéologie renvoyant à la place que chacun doit tenir dans son propre espace. Assumer le bien-être matériel de sa famille et prouver son utilité sociale renvoient à une certaine idée du fonctionnement social et politique de son groupe. Les comportements et les conduites sont alors suggérés plus ou moins intensivement par ce dernier. Enfin, à la charge de la conviction portée par le groupe s’ajoute l’identification de l’individu à son projet. L’individu se construit idéellement, s’emparant à titre personnel de l’idéologie commune, dans un souci d’auto-développement pouvant aller jusqu’à l’aliénation motivationnelle244. Notre étude ne renseigne pas sur un phénomène de pression sociale tel que les enquêtés auraient dû, bien qu’ils puissent s’en défendre, subir l’injonction du groupe pour enfin subvenir à leurs charges. Toutefois, certains indices nous renseignent sur la portée d’une telle analyse au Mozambique. La génération des enquêtés a connu les interminables exhortations du F.R.E.L.I.M.O. l’invitant à trouver dans les forces de la nation le ferment de l’édification de l’homme nouveau, elle a connu les slogans écrits sur les murs245 et les stigmates idéologiques sont encore présents. Comte-Sponville et Ferry246, à propos des sociétés traditionnelles, parlent d’une nouvelle temporalité du Politique. Le modernisme politique invite au changement, à la mutation, à la réforme et au progrès, alors que les sociétés traditionnelles voient dans le maintien des systèmes et des coutumes l’essence même du Politique. L’avènement du nouveau système politique dans la société mozambicaine privilégiant un discours de l‘avenir a nourri une forme d’antagonisme avec le discours du passé tenu par le système politique traditionnel, compris durant la période coloniale. Sans préjuger de la force résiduelle d’une telle injonction idéologique, celle-ci nous semble cependant adéquate. On constate alors que la source motivationnelle tient une partie de ses forces du spectre instrumental aussi bien que du spectre idéologique. Mais le faisceau de motivations se nourrit aussi de ce que nous avons appelé obstacle premier, obstacle lié à la notion de contingence, ou, si l’on préfère de difficulté initiale.

Notes
232.

DEVELAY (M.),  De l’apprentissage à l’enseignement, Paris, ESF, 1992, pp.80,81   

233.

MARTINAND (J.-L.), Connaître et transformer la matière , Berne, Peter Lang, 1986, parle d’objectif-obstacle.

234.

La notion de contrat pédagogique est en effet impropre au moins par son caractère léonin.

235.

REPUBLICA DE MOCAMBIQUE, MINISTERIO DA EDUCACAO, Programma do ensino primario do 1 er grau, MINED, Maputo, 1996

236.

On parle ici d’une situation scolaire normale.

237.

Certains programmes non formels d’éducation à la santé, ou tout type de programme de prévention du risque

238.

LINTON (R.), Le fondement culturel de la personnalité , Paris, Dunod, 1986, p.16

239.

CAMILLERI (C.),  Anthropologie culturelle et éducation , Paris, Niestlé/Delachaux, 1983

240.

NUTTIN (J.),  Théorie de la motivation humaine , Paris, PUF, 1980

241.

Nous retiendrons la définition qu’en donne NUTTIN (J.), Op.cité, dans sa note, p.239 : « notion dynamique d’écart entre deux données ».

242.

NUTTIN (J.), Op. cité, p.269

243.

PAILHOUS ( J.),  » Les fonctions d’organisation des conduites et des données » in  Psychologie , Paris, Gallimard, 1987, p.917

244.

NUTTIN (J.), Op.cité, p.297

245.

« A bas le tribalisme, le régionalisme, le divisionnisme, l’obscurantisme! » encore visible sur les murs de bâtiments publics à Inhambane

246.

COMTE-SPONVILLE (A.), FERRY (L.),  La sagesse des modernes , Paris, Robert Laffont, 1998, p.616