2.2 Obstacle premier et contingence : le concept d’expérience

L’expérience peut-elle être un moteur de l’apprentissage ? L’expérience, indique Roelens247, constitue une rupture de la continuité. Cette rupture se manifeste par ces trois moments que sont la quête, l’épreuve et l’oeuvre. En nous plaçant du point de vue de la personne désireuse de réaliser une expérience, la quête acquiert une certaine vitalité selon le degré de conjonction des situations. Je cherche l’avènement de l’expérience car je ressens une forme de discrépance entre ma présence au monde et ma présence à moi-même. Le deuxième moment, l’épreuve, constitue l’espace au sein duquel je me place. Celui-ci me déstabilise mais me permet, une fois éprouvé, de recaler les cadres représentatifs de la réalité. Enfin, le dernier moment, l’oeuvre,  consiste en une métabolisation de cette rupture pour intégrer une nouvelle continuité et accomplir ainsi le but que je m’étais assigné. Ainsi, l’expérience réfracterait en termes métaphoriques le parcours des individus enquêtés, passant d’une situation initiale à une situation finale par le truchement d’une épreuve.

Le champ de la formation expérientielle a été bien décrit. Theil248 insiste sur le caractère déterminant du contexte, le sujet apprenant « ‘contre, malgré et grâce  à un contexte expérientiel, c’est à dire non intentionnellement structuré pour être éducatif’». Pineau249, de son côté, rapporte l’aspect hérétique des savoirs expérientiels dont ne peut nier ni l’existence, ni les produits pourtant refoulés «‘du temps de l’hégémonie scolaire’». Dominicié250, quant à lui, précise le caractère «‘plus solide, plus précis mais aussi plus rigide’» de l’expérience. Elle susciterait même «‘un réalisme défensif qui peut conduire au découragement’». Enfin, l’analyse de Landry251 définit la formation expérientielle comme « ‘une formation de contact direct mais réfléchi ’».

Tous parlent d’une possible formation par l’expérience, décrivant un processus d’apprentissage dans ses différentes phases. Si les personnes enquêtées entrent bien dans ce cadre, pourtant, lorsque nous évoquons dans notre hypothèse l’existence d’un obstacle premier, contingent, témoignant d’une impéritie préalable à l’apprentissage, nous parlons d’un autre type d’expérience.

Finger252 émet à propos de l’expérience une hypothèse inhabituelle. Celui-ci distingue en effet la formation expérientielle organisée de la formation par les expériences de la vie. Ces deux éléments renvoient ‘« à deux traditions philosophiques et épistémologiques irréconciliables’ ». Associant la formation expérientielle à une vision et à une justification scientifique de la formation issues du rationalisme des Lumières, il oppose une autre conception de l’expérience de la vie inspirée de la philosophie critique allemande de la modernité : la théorie romantique de l’expérience de la vie. Invoquant le vécu holiste de la personne, Finger déplore qu’aucun principe opératoire n’émerge de cette Lebendsphilosophie253, expliquant ainsi le primat actuel de la formation expérientielle inspirée des Lumières. La proposition de Finger est intéressante. Elle nous permet de comprendre la notion d’obstacle premier comme préalable à la décision d’apprendre. Finger voit dans la philosophie de la vie une opportunité de réhabilitation du sens entre l’individu et son environnement socio-culturel, réhabilitation centrale mais dangereuse dans les sociétés en crise. S’éloignant d’un certain mécanisme des explications par trop rationnelles, celle-ci aurait l’avantage d’utiliser des prémisses favorables à l’établissement du rapport qu’entretiennent les individus avec leur vie quotidienne. Elle ne serait pas mue par des objectifs d’apprentissage mais par une relation holistique de soi au monde. « ‘Avant Galilée et depuis Aristote, ce qui était vrai et ce qui était intelligible ne faisaient qu’un’» rappellent Morin et Brunet254.  Il existe en effet une rupture entre le monde sensible et le monde intelligible. Elle paraît à ce point consommée que l’expérience de l’homme et sa connaissance commune du réel devient suspecte à la rationalité.

C’est dans cette acception de l’expérience que nous situons l’obstacle premier. Il est caractérisé par ce trait expérientiel dans son acception sensible. Et en interrogeant plus avant le concept d’expérience inspiré de la philosophie de la vie, on observe qu’un type d’expérience correspond particulièrement à notre échantillon. La connaissance sensible du monde est riche et variée, mais il est un aspect dont nous voulons montrer l’importance, c’est son caractère comminatoire, ou son caractère menaçant.

Notes
247.

ROELENS (N.), « La quête, l’épreuve et l’oeuvre, la constitution du penser et l’agir à travers l’expérience », in Coll., Apprendre par l’expérience, Education permanente, n°100/101, Décembre 1989, p.70

248.

THEIL (J.-P.),  L’autodidaxie comme type d’apprentissage expérientiel , in Coll., «Apprendre par l’expérience », Op.cité, p.31

249.

PINEAU (G.) « La formation expérientielle en auto-,éco- et co-formation » in Coll., «Apprendre par l’expérience », Op. cité, p.23

250.

DOMINICE (P.) » Expérience et apprentissage, faire de nécessité vertu» in Coll., «Apprendre par l’expérience », Op. cité, p.58

251.

LANDRY F. « La formation expérientielle : origines, définitions et tendances » in Coll., «Apprendre par l’expérience », Op. cité, p.13

252.

FINGER (M.) » Apprentissage expérientiel ou formation par les expériences de la vie ?, la contribution allemande au débat sur la formation expérientielle» « in Coll., Apprendre par l’expérience , Op.cité, p.39

253.

La Lebendsphilosophie a été par son caractère romantique l’objet d’une appropriation par les idéologies fascistes, elle ne doit cependant pas leur être amalgamée.

254.

MORIN (L.), BRUNET (L.),  Philosophie de l’éducation, les sciences de l’éducation,  Bruxelles, De Boeck, 1992, p.92