2.3 Le caractère comminatoire de l’expérience sensible comme obstacle premier

La quête de la résolution de problèmes nous renseigne sur l’état antérieur des enquêtés. Ils ont acquis une connaissance sensible du monde qu’ils habitent et souhaitent modifier la place qu’ils y tiennent. Ex-perire, nous l’avons vu, signifie littéralement sortir du péril. La formation expérientielle invite les individus à surmonter une épreuve, mais ceci relève d’une conception programmatique de l’apprentissage. Les individus ayant vécu préalablement à leur entrée en apprentissage une situation de péril, leur décision d’apprendre est liée à cet événement. Peu importe au fond que le péril soit de nature économique, c’est la notion de danger ou de menace qui nous importe ici. Parce que leurs existences périclitaient et qu’ils en ont fait l’expérience, le savoir acquis d’éducation non formelle a été pensé comme une précaution et un moyen de savoir-faire face à cette fragilité. C’est bien le caractère comminatoire de l’expérience sensible qui constitue l’obstacle premier : sortir du péril,  savoir s’en sortir. Alquié255 définit très bien ce sentiment d’expérience menaçante, évoquant l’échec ou la difficulté. ‘« Les philosophes ont retenu de nos expériences ce par quoi elles diffèrent de nos inventions, de nos créations et de nos fantaisies : leur élément de passive réceptivité../...même interprétée et comprise, l’expérience enferme quelque soumission du moi. Aussi, est-elle souvent liée à l’échec et il semble parfois nécessaire pour nous amener à modifier notre attitude devant la vie ; vers certaines connaissances, il n’est pas d’autre voie que la souffrance».’ Préférant le combat, dans leur tentative de s’exclure de l’attentisme, les enquêtés voient dans le savoir une modalité de sécurisation256, un auto-renforcement dirait Nuttin, une certaine assertivité. Ceci est perceptible dans la plupart des formations pour adultes où l’on peut assister à ce phénomène « d’enthousiasme », terme bien équivoque mais indiquant que l’homme sent monter en lui une émotion (ex motu, mise en mouvement, sortir de soi) dont Ruby257 indique qu’il est un signe de rattachement virtuel à la communauté et une sortie de l’indignité.

Ainsi, c’est dans ce sens encore plus aigu d’une expérience préalable comminatoire que nous entendons la notion d‘obstacle premier. L’obstacle médiateur ressort du domaine didactique, l’obstacle premier renvoie à la notion d’expérience sensible de type comminatoire. Cette expérience comminatoire a bien un caractère contingent. Elle aurait pu ne pas avoir été.

Une objection peut être soulevée à l’endroit de cet obstacle premier contingent. On peut en effet envisager une formation d’adultes dans un cadre institutionnel et rencontrer le même sentiment d’indignité chez les usagers sans que celui-ci caractérise le moins du monde la sphère non formelle.

On doit pour répondre à cette objection faire un détour par la notion d’Etat ou d’institution. En effet, quel rapport entretient l’indignité avec la gestion de la chose publique ? Reconnaissant à ses membres un égal accès à l’offre éducative, l’Etat considère ceux-ci comme dignes de la recevoir, s’ils répondent par ailleurs aux exigences de la justice méritocratique. Dans un Etat égalitaire,  l’être n’est pas désigné comme indigne par la sphère institutionnelle258.

S’agissant des objets de l’indignité, celle-ci peut être d’ordre culturel, économique ou encore avoir trait à des caractères esthétiques, mais ici encore, le principe de l’Etat égalitaire prévaut. On constate dans notre échantillon que la désignation de l’indignité est davantage le fait de la sphère sociale proche des usagers que le fait de la collectivité élargie. L’instrument de désignation de l’indignité importe ici davantage que l’indignité vécue. Cette objection nous est utile pour envisager l’obstacle premier dans le cadre scolaire. Les individus en rupture de ban scolaire ne sont pas désignés comme indignes par la collectivité nationale, ni par les Institutions. L’accès à l’éducation pour tous constitue même le fondement du troisième plan stratégique dont le titre n’est autre que « ‘Combattre l’exclusion, rénover l’école’ »259. Considérant que l’école est devenue une norme pour les générations scolarisables, l’Etat voit encore en l’institution scolaire un facteur de cohésion sociale et nationale260. Lorsque l’élève ignore l’école, ce n’est pas parce que l’Etat l’en juge indigne mais parce la situation économique locale le contraint à n’y pas aller. Là où les familles peuvent subvenir à leurs besoins sans avoir recours à la force laborale enfantine, les enfants sont scolarisés. De plus, les parents dont les revenus n’autorisent pas la scolarisation de leur descendance déplorent cette sous-scolarisation et considèrent l’accès à l’éducation comme un droit. Enfin, face à l’augmentation de la demande éducative scolaire, il s’agit aujourd’hui pour l’Etat davantage de rationaliser la croissance toujours plus importante de constructions d’écoles que de proposer la scolarisation à des populations qui la rejetteraient. Même si l’école est aujourd’hui étrangère à une grande partie des populations adultes au sens où il n’en n’ont pas été les usagers, elle leur est connue en tant que nécessité sociale, en tant que responsabilité de l’Etat et ils en réclament la présence. Ni l’Etat, ni les particuliers ne conçoivent l’école comme un bien d’exception en soi. Ils l’entendent au contraire comme un service qui doit être également partagé et la perçoivent comme l’expression d’une norme collective. Hadji261 rappelle dans cette dialectique indignité/normalité le rôle de l’éducation : « ‘l’éducation des hommes est l’usage qu’on nous apprend à faire du développement personnel, elle est l’éducation intentionnelle, le produit de l’effort fait pour rendre le développement conforme à des normes socialement déterminées ». Mais ces valeurs, dit Illich, sont « comme des produits de service, s’instruire seul paraît un acte irresponsable, voire un acte de rébellion’ 262 ‘ »’. Le caractère obligatoire et normatif du passage par la sphère scolaire est en effet bien réel, a fortiori dans les sociétés industrialisées. L’adoption de media d’apprentissage non scolaires y génère encore la suspicion et l’Etat reste le principal certificateur des savoirs. Il est vrai que concernant la sphère scolaire, le discours sur la norme s’accompagne d’analyses ciselées. La sociologie de l’éducation distingue en effet plusieurs positions. D’une part, la sociologie fonctionnaliste verrait la société comme fonctionnellement articulée où l’éducation scolaire, serait vécue comme un processus de socialisation des normes et valeurs en cours dans la société, contribuant à sa perpétuation. D’autre part, la sociologie interactionniste concevrait plutôt la société comme une arène : « ‘l’individu s’y trouve comme un acteur social en communication avec d’autres acteurs, et l’éducation comme un jeu de rôles ouvert et largement improvisé’»263. C’est ce jeu d’interactions qui produit une vie sociale et in fine le partage de normes et de valeurs. Nous ne pourrions alors tenir le monde social pour un donné, celui-ci ne serait que le produit d’une intersubjectivité et les savoirs scolaires ne seraient pas plus rationnels que les savoirs quotidiens puisque issus du même métissage. Ainsi, la vision macro sociologique des théories de la reproduction ou de toute entreprise tendant à établir des rapports clairs entre l’éducation scolaire et la société globale seraient désormais inefficaces.

Cependant, bien que la réalité soit mêlée de ces singularités, l’Etat tient un discours rappelant sa fonction et la norme qu’il érige, distribue et contient. Celui-ci, davantage fonctionnaliste qu’interprétatif assigne, désigne et tend à conférer à la réalité sociale un ordre et une marche. L’Etat mozambicain est issu d’une révolution, Joachim Chissano, l’actuel président en fut un des héros. Basée sur la fiction du pouvoir populaire264, la structure étatique reste centralisatrice, associant le populisme d’un président à un quasi monopole du pouvoir par le parti F.R.E.L.I.M.O. Les analyses de Cahen265 montrent depuis 1977 le caractère nationaliste de cette organisation. Toutefois, pour nuancer le propos de Cahen, il convient de souligner que les paradigmes tirés de l’économie libérale l’emportent désormais sur un discours marxiste et nationaliste sans nuance, ce dernier est en effet absent en apparence au sein du plan stratégique 1999/2003 du Ministère de l’éducation. Première priorité du Gouvernement, l’éducation doit appuyer sa stratégie de développement national, accélérer la croissance économique et renforcer les institutions d’une société démocratique266. La norme devient croissance, bien-être économique et idéal de participation démocratique, sous-tendant par-là que celle-ci est loin d’être achevée. On constate maintenant de manière plus claire la distinction à opérer entre une indignité vécue dont on trouve la source dans un cercle proche et une indignité, certes vécue elle aussi, mais dont l’origine émanerait de la sphère institutionnelle. Nous avons montré que si la première existait, la deuxième ne pouvait être invoquée. Malgré la prise en compte discursive de l’égale dignité de chacun dans le domaine éducatif, l’Etat ne parvient pourtant pas à tempérer le sentiment d’indignité des individus. Parce qu’il ne propose pas aux adultes les structures éducatives qu’il prétend pourtant promouvoir, ceux-ci restent contraints d’utiliser des systèmes de formation privés. Mais des raisons économiques ne suffisent pas à expliquer cet état de fait. L’Etat égalitaire, fondé sur une pensée marxiste révolutionnaire dévoile ici une de ses caractéristiques les mieux connues. Il montre, outre les difficultés économiques et le contexte de pauvreté du pays, un trait fondamental des projets révolutionnaires à visée universelle, celle « ‘de sa fascination de la table rase, thème biblique de la génération du désert’»267. Par l’avènement de l’homme nouveau, l’Etat ne connaît d’autre valeur que sa propre sécurité « ‘tandis que la liberté ou la force intérieure constitue la force d’un particulier’» nous dit Atlan. Ce conflit de valeurs ne fait que renforcer l’adhérence de l’obstacle premier au local et son caractère intimement contingent. On retrouve chez Freire la description de cette soumission à la contingence, signe même de l‘oppression. Les thèmes générateurs de sa méthode d’alphabétisation ne sont que la mise en lumière de ces obstacles contingents comminatoires. Citant le philosophe Goldmann, Freire indique que « ‘la conscience réelle est le résultat d’obstacles multiples que les différents facteurs de la réalité concrète mettent en opposition et soumettent à la saisie de la conscience potentielle’ »268 Au fond, l’humanité serait même caractérisée par une impéritie constitutive, l’homme porterait le fardeau de sa contingence irréversible et c’est de là qu’il tirerait la force de l’action nous dit Arendt269.

Au terme de ce chapitre, nous avons montré le caractère contingent de l’apprentissage au sein de l’éducation non formelle mozambicaine. Nous pouvons ainsi traiter la question de la conscience et du projet. C’est l’objet du chapitre suivant.

Notes
255.

ALQUIE (F.) ,  L’expérience, Paris, P.U.F., 1966, p.1

256.

« Je savais à quel point la misère et les nécessités de l’existence contribuent à éclairer l’homme sur les rapports essentiels qui existent entre les choses » in PESTALOZZI (H.), Lettre de Stans, Yverdon, Centre de documentation Pestalozzi, 1985, p.21

257.

RUBY (C.), L’enthousiasme, essai sur le sentiment en politique,   Paris, Hatier, 1996, p.31

258.

Ceci reste théorique car on sait bien que des poches de désignation publique subsistent toujours même dans les Etats égalitaires.

259.

Combater a Exclusao, Renovar a escola

260.

L’éducation est nécessaire pour « l’exercice efficace de la citoyenneté, une population bien informée et critique est essentielle pour la protection et le renforcement des institutions de participation démocratiques. »MINED, Plan stratégique 1999/2003, Ministère de l’éducation, République du Mozambique

261.

HADJI (C.), Penser et agir l’éducation , Paris, ESF, 1992, p.74 

262.

ILLICH (I.), Une société sans école,  Paris, Seuil, 1971, p.13

263.

Collectif ,  Sociologie de l’éducation, dix ans de recherches,  Paris, INRP/L’Harmattan, 1990, p.105

264.

Poder popular

265.

CAHEN (M.),  Mozambique, la révolution implosée, Paris, L’Harmattan, 1987, p.167

266.

MINISTERIO DA EDUCACAO,  Plano estrategico da educaçao , Maputo, 1999, p.8

267.

ATLAN (H.),  Tout, non, peut-être , éducation et vérité, Paris, Seuil, 1991, p.12   

268.

FREIRE (P.),  Pédagogie des opprimés , Paris, Maspéro, 1974, p.100

269.

ARENDT (H.), Condition de l’homme moderne,  Paris, Calmann Levy, 1961, p.262