Chapitre 3
Usage immédiat des connaissances : temps, projet, conscience, réel.

3.1 Le temps vécu et le temps du projet

En posant l’hypothèse que les savoirs acquis par les enquêtés sont à usage immédiat, nous n’indiquions pas de délai qui caractérise cette immédiateté. Que sont en effet l’immédiateté, la durée... la patience ? Celles-ci ne prennent sens que dans la relativité des expériences singulières en n’advenant à la conscience comme réalité que dans la psyché.  Ainsi, Hall270 a tenté de montrer, à travers les notions de diachronie et de synchronie l’inscription culturelle du temps.

Nous ne possédons pas d’information précise sur les délais prévus par notre échantillon pour réinvestir leurs nouvelles connaissances. Leurs projets et leurs motivations nous renseignent cependant : le délai doit être le plus court possible. Qu’elles soient de quelques semaines, quelques mois ou quelques années, ces durées comportent trois moments : la décision d’apprendre, l’apprentissage, la satisfaction ou le résultat final. On peut observer avec Develay271 qu’ « ‘apprendre, c’est investir du désir dans un objet de savoir»’. Notre public est adulte, responsable et patient. Or, le désir est toujours censé se réaliser plus tard, dans un futur incertain, proche ou lointain. Néanmoins, la charge contingente requiert que s’effectue le plus tôt possible la mise en oeuvre des savoirs dans l’exercice d’un métier, la tenue d’un commerce, ou dans la compétence linguistique et communicationnelle nouvellement acquise. « ‘Notre capacité de faire des projets, dit Atlan272 fait partie de notre expérience intuitive du réel pour laquelle la méthode scientifique est très mal adaptée ’». Ainsi, en nous appuyant sur les entretiens, nous emprunterons à quelques champs d’analyse qui concernent le temps, notamment au travail anthropologique et phénoménologique de Boutinet.

Nous observons que la durée de l’apprentissage est ici largement réglée par la décision des usagers. Dans le champ scolaire, c’est l’institution qui administre le temps, alternant repos, périodes d’examens ou de concours et durée séquentielle d’apprentissage. L’école ne valorise pas l’immédiat, elle valorise au contraire la lenteur, la patience, la durée. Mais patience, lenteur et durée ne sont pas étrangers au déroulement du temps de notre échantillon. On commettrait une erreur en associant l’apprentissage non formel à une durée d’apprentissage courte. Lorsqu’on observe le parcours d’un apprenti sportif dans n’importe quel petit club dans le monde, il se compte en années. On parle de saisons sportives, image d’un aller et d’un retour cyclique des activités sportives qui témoignent des grades à acquérir patiemment au fil des compétitions. Quand on observe la maturation d’un apprenti musicien dans une fanfare ou dans une école de musique, celle-ci est également lente et laborieuse. Ainsi, la différence entre l’éducation scolaire et non formelle ne se situe pas dans la durée séquencée en mois, semestres ou années consacrés à apprendre un art, ni dans la patience dévolue à l’apprentissage. Elle ne s’insinue pas non plus nécessairement dans une durée que seuls les usagers auraient le loisir d’établir. Le moniteur d’alphabétisation fixe bien une durée minimale d’apprentissage et évalue le temps didactique propre à installer les étapes de l’apprentissage, comme le fait le chef de choeur de la chorale ou le moniteur sportif. Non, elle s’installe plutôt dans le temps requis pour réinvestir la nouvelle connaissance dans des situations réelles. Bien entendu, le jeune enfant qui apprend à lire investira, souhaitons-le, ses connaissances immédiatement et il le fera simultanément à l’apprentissage de sa langue par exemple. Chaque discipline scolaire propose bien des situations de réinvestissement sinon toujours simultanées, du moins facilement et rapidement utilisables. Un fossé important existe pourtant. L’école est démise d’un temps lié à un système de production. Tandis que l’éducation non formelle doit souvent produire, l’école, elle, n’est pas tenue à cette contrainte. Dans le domaine de l’alphabétisation, les promoteurs de l’éducation non formelle ne cessent de marteler depuis presque quarante ans que celle-ci doit être fonctionnelle, terme équivoque cachant mal ses tentations utilitaristes. L’éducation non formelle doit produire lorsqu’elle invite à l’apprentissage d’un métier au sein d’une entreprise et elle a l’injonction de connecter l’encodage de la langue à des activités génératrices de revenus273.

Toute généralisation serait prématurée, le spectre des activités étant trop large, mais rappelons l’oubli trop fréquent du nombre important d’activités non formelles dévolues à la production dans les pays en développement. Ainsi, le temps de l’éducation non formelle pourrait être un temps du projet immédiat. On constate que les projets de notre échantillon se présentent dans une perspective pragmatique. La perspective pragmatique est celle qui règle les délais : je pourrai installer mon atelier de couture lorsque j’aurai pu produire de manière satisfaisante tel ou tel vêtement mais aussi lorsque j’aurai économisé et pu m’établir de manière stable en fonction des opportunités économiques de mon environnement.

Dans chaque situation transparaît ce que Boutinet nomme le temps opératoire, car dit-il, « la vie presse l’homme274 » . Le temps vécu de chacun d’entre nous serait composé de deux modalités, le temps existentiel et le temps opératoire. Le premier nous renverrait à l’inquiétude que suscite notre destinée. Notre condition mortelle impute à l’existence son caractère tragique tandis que le temps opératoire est celui de l’efficace, de l’action et du projet. Bergson275 conçoit le temps comme une réalité psychologique, Bachelard276 y voit plutôt une construction mentale, mais une autre conception de la temporalité renverrait aux notions de temps circulaire, caractérisé par un très faible changement comme les saisons revenant d’une année à l’autre, et de temps linéaire, cumulatif et irréversible. La célébration de certains rites et leur caractère sacral expriment la circularité du temps alors que le temps linéaire est ponctué des conquêtes, des projets et des événements qui fondent son caractère historique. Cette bipartition du temps indique Boutinet, révèle le caractère primordial du temps mythique et religieux, temps des choses premières et des fins dernières, de l’ordre et de l’immuable, opposé au temps séculier de l’ici-bas, temps des agitations et des trépidations de l’existence.

Nous avons inscrit dans notre grille d’entretien une autre partition, classique mais certainement la plus accessible à la conscience et en tout cas à la communication. Il s’agit de la tripartition présent, passé, futur. Le présent, forme la plus évanescente de notre temporalité, est ‘« l’instance privilégiée où j’essaie de coïncider avec moi-même’ »277. C’est l’instant où je suis ma propre référence et où je conquiers mon autonomie. La psychanalyse insiste sur le caractère de tentative qui fonde le moment présent: nous ne parvenons pas à établir cette présence de soi à soi. Le présent serait même caractérisé par notre propre absence à nous même tant les expériences passées nous échappent du fait de notre propre opacité. Le présent ne serait alors qu’une fuite en avant et l’impossible coïncidence sartrienne du pour soi/en soi . Lorsque les enquêtés évoquent leur passé, ils reconstruisent un faisceau d’évènements, rappelant à la conscience les éléments de l’expérience vécue, tantôt dilatés, tantôt contractés au gré des événements. Mais ce qui apparaît assez nettement, c’est le sentiment de permanence d’un état psychologique fait d’une sourde inquiétude. Bien sûr, la reconstruction a posteriori de nos expériences passées tend à donner à nos actions présentes une certaine cohérence. En instaurant une relation de cause à effet entre mes expériences passées et mes actions présentes, je construis une signification. Lorsque les enquêtés déclarent s’être longtemps sentis dévalorisés et ne pas pouvoir subvenir aux nécessités familiales, motif de leur engagement dans l’apprentissage, ils reconstruisent le passé. Mais dans cette tripartition, leur futur nous intéresse particulièrement.

Il s’agit dans le futur d’anticiper ce qui adviendra. Et le lendemain est toujours aléatoire. Le futur n’est pas linéaire, c’est une rupture et un changement auxquels nos intentions tentent d’imprimer une trajectoire et de donner une forme. L’horizon temporel exige en effet qu’on fixe un cap et qu’on lui attache des balises. Or, les enquêtés n’indiquent pas spontanément de délais dans la réalisation de leurs projets. Ce point est important, il s’agit davantage d’atteindre un stade nouveau que de délimiter les étapes par lesquelles il leur faudrait passer. Ce stade nouveau n’est pas réglé par les exigences d’un temps technicien. Même si le projet formé par les enquêtés paraît rationnel du point de vue des objectifs, leur temps n’est pas rationalisé selon une planification morcelée en semaines, mois ou années. En même temps, leur futur semble ainsi sur valorisé, prédisant une atmosphère lénifiante et durable. Cette notion de stade renvoie à l’idée d’un lendemain globalement meilleur qui ne s’atteste pas concrètement dans des phases, des objets ou des étapes précis une fois l’apprentissage terminé. La pensée projective ne paraît pas rythmée par des opérations concrètes qui seraient elles-mêmes inscrites dans une progression chronologique. Le caractère contingent des motivations peut influer cette temporalité et privilégier l’idée que l’usage de la connaissance doit être immédiat, favorisant un certain type d’anticipation. En évoquant cette question de l’anticipation, on se trouverait ici dans une situation d’anticipation appétive, en riposte à une situation présente précaire faite d’une série d’injonctions liées à la contingence matérielle de l’existence.

C’est à dire que la liberté du sujet ne s’exercerait pas. Alors que la liberté serait l’obéissance à la loi qu’on s’est soi-même prescrite, nous serions ici en présence de l’antithèse de la liberté, celle de la nécessité. Nécessité faisant loi, les enquêtés n’auraient donc aucun choix et seraient contraints d’apprendre. Nous ne pouvons souscrire à une telle vue. D’une part parce les enquêtés n’ont pas appris sous la contrainte même si les raisons initiales sont un cadre contraignant qu’il a fallu dépasser; toujours, la décision de s’arracher aux certitudes procède d’une décision individuelle et du courage de commencer. D’autre part, nous ne sommes en présence que d’une partie infime de l’existence des enquêtés et en aucune manière, cette anticipation appétive ne pourrait réfracter l’ensemble du schéma anticipatif existentiel des individus. Par principe et par méthode, celui-ci nous sera irrémédiablement inconnu. Nous devons donc conclure que les sujets attachent à leurs actions une intention. Ce faisant, nous noterons qu’ils anticipent autrement que par la riposte non intentionnelle. Et c’est le caractère de leur anticipation qu’il nous faut interroger maintenant.

Nous avons évoqué les quatre familles de l’anticipation de Boutinet. Nous avons mentionné le mode opératoire et son caractère rationnel, mettant en oeuvre un plan et des objectifs. Au sein de la deuxième famille, du type cognitif, nous avons retenu l’appellation « rêve », au sens de divination. La troisième catégorie d’anticipation, la catégorie imaginaire, est constituée par le caractère utopique de certaines anticipations. Enfin, le mode adaptatif s’incarne dans son caractère de prévoyance. Comme nous ne pouvions juger du caractère de l’anticipation des enquêtés, nous avons confié cette mission interprétative à l’enquêteur. Celui-ci mentionne le caractère surtout rationnel (66/80) renvoyant au caractère opératoire et, de manière plus anecdotique, le caractère prévoyant (6/80), qui renvoie au champ de l’anticipation adaptative. Enfin, le « rêve » (4/80) renvoie à l’anticipation de type cognitif. L’enquêteur n’a pas relevé d’anticipation utopique de type imaginaire. Dans un cadre anticipatif opératoire, l’enquêteur perçoit un plan, des objectifs, et un but clair dans les intentions de l’échantillon. Pourtant, nous avons évoqué la notion de stade et d’état nouveau qui en soi, présente toutes les caractéristiques du but, les différentes phases pour y parvenir restant cependant assez floues. On peut mettre en doute la perception de l’enquêteur vis-à-vis du type d’anticipation. Mais ce qu’il conviendrait de mettre en cause, ce serait davantage la caractérisation des formes d’anticipation que nous lui avons fournies. En effet, Boutinet278 mentionne l’existence d’anticipations rationnelles opératoires de type flou ou partiellement déterminées. Celles-ci se caractérisent par un souhait manifeste mais sans engagement très précis de la part des acteurs, ceux-ci ne s’inscrivent pas dans des modes opératoires scandés par des plans et des objectifs. L’anticipation opératoire rationnelle floue ne peut « ‘porter sur le long terme trop conjectural, il ne peut non plus se limiter au court terme trop immédiat’ ». Cette anticipation se manifeste également par le fait que c’est l’acteur qui se donne lui-même une perspective pour le futur qu’il souhaite, ce dernier ne dépendant pas uniquement de son environnement mais bien de sa décision propre d’y faire quelque chose.

Dans un cadre anticipatif adaptatif, les réalisations ne dépendent pas de l’acteur : si je prévois telle ou telle issue, la réalisation de celle-ci ne dépend pas uniquement de mon action délibérée mais plutôt de l’environnement. Le sujet se base avant tout sur une observation intuitive des choses. Bourdieu279 a montré les conduites des sujets utilisant leur expérience dans les sociétés traditionnelles pour se prémunir des agressions du futur en cherchant à les anticiper. Il s’agit de prévoir, et de les déjouer, les menaces du lendemain. Ne pas être pris de cours, tel serait l’enjeu de cette anticipation. Il s’agit d’un mode adaptatif essentiellement défensif.

Dans un cadre anticipatif cognitif, nous ne savons rien du caractère occulte, ésotérique ou lié à tel pouvoir religieux ou surnaturel. Personne ne l’a en tout cas clairement explicité.

Il serait vain de réaliser une analyse plus avancée des différentes formes d’anticipation. On voit que le protocole d’entretien s’avère encore une fois trop lâche pour saisir les nuances de manière précise. Constatant que l’intention préside bien à l’action d’apprendre, nous pouvons désormais nous intéresser plus précisément encore à la notion d’usage immédiat des connaissances en nous appuyant sur la notion de projet et à son incarnation dans les sphères scolaire et non formelle.

Notes
270.

HALL (E.-T.), Le langage silencieux , Paris, Seuil, 1984

271.

DEVELAY (M.),  Donner du sens à l’école , Paris, ESF, 1996, p.113

272.

ATLAN (H.),   » Conscience et désirs dans des systèmes auto-organisateurs »,  in MORIN (E.), « L’unité de l’homme », T.2, Le cerveau humain, Paris, PUF, 1991 p.97

273.

Les fameuses A.G.R., conditions souvent associées au financement des projets de développement qui concernent l’alphabétisation des adultes

274.

BOUTINET (J.P.), Anthropologie du projet , Paris, PUF, 1990, p.15 

275.

BERGSON (H.),  Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 1927 

276.

BACHELARD (G.),  La dialectique de la durée , Paris, PUF, 1950

277.

BOUTINET ( J.-P.),Op.cité ,p.61  

278.

BOUTINET (J.-P.), Op.cité, p.77

279.

BOURDIEU (P.) » La société traditionnelle ; attitude à l’égard du temps et conduite économique » Sociologie du travail, 1963,1, p.24-43, in BOUTINET J.P.Op.cité, p.70