3.2 Le projet au coeur de la question de l’usage immédiat des connaissances 

On constate que si la notion d’intention se dégage assez nettement, en revanche, la notion d’immédiateté de dessine moins clairement dans notre analyse. L’anticipation rationnelle floue n’est pas liée à l’immédiat, ni à un long terme trop éloigné. Comment alors saisir cette immédiateté ? Nous cherchons dans ce travail à éprouver la caractérisation de l’éducation non formelle dans ces deux piliers que sont l’apprentissage et la connaissance. Aussi, nous semble-t-il essentiel de comparer dans la perspective de l‘immédiateté l’usage de la connaissance des enquêtés avec l’usage des connaissances scolaires au sens large. Il ne s’agit pas ici de caricaturer l’une ou l’autre forme, scolaire ou non scolaire. Nous espérons ne pas avoir cédé à ce biais. En mentionnant ci-dessus l’usage immédiat possible des connaissances issues des disciplines scolaires, nous avons voulu marquer là notre refus de cloisonner des réalités subtiles. Cependant, en nous plaçant dans une optique plus vaste, la notion de futur paraît bien différente entre les deux systèmes.

Ainsi, notre hypothèse indique que la notion de projet et celle d’anticipation qui s’y attache sont radicalement différentes selon qu’on se situe dans le champ scolaire ou dans celui de l’éducation non formelle. Attachons-nous maintenant à examiner le domaine scolaire.

Le champ scolaire est atteint d’un trouble majeur de l’identité. Atteinte dans ses fondements, l’école peine à dire sa mission. Elle promeut l’épanouissement personnel, la valorisation d’une culture patrimoniale universelle en renforçant l’appartenance de ses membres à un groupe plus vaste. En même temps, elle avoue ses prétentions à l’utile et à la professionnalisation. Chacune de ses missions est inégalement répartie suivant les âges et suivant les types de systèmes scolaires. Mais il est une chose qui demeure, indépendamment du spectre large de ses missions, c’est le caractère formateur spécifiquement du jeune individu. Il n’est pas de société où l’école soit obligatoire pour les adultes. Et c’est ici que réside selon nous le point nodal de l’inscription temporelle des connaissances.

Pour comprendre cette inscription temporelle, nous devons souligner deux fonctions apparemment contradictoires de l’école. L’école arrache et attache280. Elle arrache au local et attache à l’universel. Le philosophe Alain souligne la vertu de l’institution scolaire, consistant à dégager l’individu des adhérences locales, contingentes, affectives et sociales. Sa fonction n’est pas de servir à quelque chose, mais de libérer l’individu de ses liens par trop enfermants, l’école acquiert alors une fonction libératrice. Et ce n’est qu’en ayant atteint, adulte, le stade d’Etre libre et responsable, que l’individu opère ses choix. Peu importe si ceux-ci sont utilitaristes ou non, la mission libératrice de l’école sera assurée si ces choix sont libres et éclairés et si l’on retrouve dans l’élève devenu adulte le portrait du cultivateur éclairé brossé par Condorcet.

Les contraintes du monde constitueront certes des obstacles, mais l’école aura affranchi l’être et l’aura armé pour sa vie d’homme responsable. Entre le premier jour d’école du petit et la fin des études, si brèves soient-elles, l’école constitue un sas initiatique où s’opère cet arrachement/attachement. C’est le lieu de l’exigence de vérité, ce n’est pas le lieu de l’adhésion, ce n’est pas le lieu des rapports de force mais un lieu de conflit cognitif, un lieu enfin où l’usage de la connaissance tourne le dos à l’utile pour se rendre ouvert à une connaissance supérieure. Par le système d’échelle, on ne passe pas d’un grade à un autre sans que les performances ou les compétences n’aient été jugées suffisamment solides.

La notion de projet y est bien sûr présente : le projet individuel de l’élève, souvent de type opératoire rationnel flou, y est bien présent. L’école favorise l’inscription dans le monde social et le monde du travail mais le projet ne se conçoit qu’au terme d’un isolement durable du monde. L’éducation comparée montre une relative homogénéité dans les systèmes et dans les grades, mais aussi dans la durée de scolarisation primaire. Et les systèmes scolaires ne proposent généralement pas d’issue favorisant une inscription dans le monde du travail avant 12 ou 14 ans. Lourié281 a bien montré l’effet de cheminée des systèmes scolaires. Celui-ci indique que toute sortie s’effectuant ailleurs que par le haut de la cheminée est signe d’échec.

L’autre notion de projet, loin d’être généralisée, réside dans le projet d’établissement. Celui-ci282 vise à conférer aux établissements scolaires une plus grande autonomie dans leur administration, une plus grande souplesse dans leurs méthodes et une relative latitude dans le choix des contenus d’enseignement. C’est le cas notamment des charter schools américaines.

Au Mozambique, au niveau plus élevé du district ou de la province, on établit des projets locaux, des plans stratégiques où l’éducation scolaire ne veut plus s’identifier à une certaine monotonie mais au contraire à une inscription dynamogène dans le futur. Or, tout processus d’autonomisation des décisions ne peut ruiner, sauf à démanteler l’école, cette fonction radicale d’arrachement durable de l’individu à son milieu familial mais aussi au bain cognitif et affectif dans lesquels il baignait auparavant. Toute situation d’éducation est potentiellement une situation de création et d’innovation. En intégrant le bain scolaire, l’individu y acquiert les capacités de sa propre consolidation. La mesure est paradoxale, elle consiste à se conserver tout en se transformant. Mais la portée projective de l’apprentissage scolaire s’exprime sur deux plans principaux : celui de la connaissance de la réalité et celui du plan imaginaire et symbolique. Ces deux plans ne peuvent s’affirmer totalement qu’au terme d’une longue initiation. Conçue comme préparation globale de l’individu, l’école propose tardivement les frottements à l’expérience du réel et les situations qu’elle invente sur le plan didactique pour faire comme si le réel, le local, le contingent étaient en prise directe avec l’apprentissage des élèves sont des mises en scène et des dispositifs visant à maintenir l’espace protégé d’apprentissage, et c’est bien là sa grandeur. Ce n’est qu’en achevant sa formation scolaire que l’individu s’expose à sa propre béance de possibles. Se mettant volontairement en dehors de l’institution, signe de sa liberté comme de sa libération, il vit ce que Nancy nomme le pollâkos 283 : le sentiment d’abondance. Nancy évoque alors «‘la formidable adhérence à soi-même, immobile et muette, d’un sphinx de pierre dans le désert’». Mais lorsque l’individu est mis au ban de l’institution scolaire, il est confié à un autre pouvoir car on abandonne toujours à une loi. Alors, l’être abandonné se mesure « ‘aux rigueurs sans limites de la loi à laquelle il se trouve exposé’ ». Et la loi sera celle de la contingence le plus souvent284.

C’est bien l’idée de gouverne qui guide ici notre réflexion. Plus ou moins armé suivant le bénéfice d’une formation longue ou courte, l’élève doit se projeter dans l’action et opérer les choix qui structureront son existence et guideront sa vie. Structurellement, l’école favoriserait ainsi une mise à distance temporelle des savoirs. Avanzini285 juge l’école primaire comme propre à « ‘asseoir les acquisitions qui jouent un rôle de support, à affermir les attitudes mentales utiles à la poursuite du travail intellectuel’ ». Mais si cette dernière ne peut former l’enfant à opérer rapidement les choix nécessaires au gouvernement de son existence, il reviendrait alors aux stades secondaires d’en assurer la tâche. Ceux-ci amplifient les possibles formations professionnalisantes proposées par les filières. Et l’on aurait plus tard dans le cadre de l’éducation permanente, l’opportunité d’augmenter la polyvalence de la personne, tant au niveau des connaissances professionnelles qu’au niveau de l’épanouissement personnel. A cet égard, Avanzini286 distingue la formation des adultes de l’éducation en ce que la formation « ‘propose l’acquisition d’une compétence d’une part précise et limitée, d’autre part prédéterminée dont l’usage est prévu avant la formation et amène à la suivre. Elle peut être professionnelle (c’est le cas le plus fréquent) et viser, par exemple, les loisirs’» . En ce sens, il n’y aurait pas lieu de tenter notre comparaison entre l’éducation non formelle, essentiellement professionnelle dans notre étude, et l’éducation scolaire. D’autant que l’auteur ajoute que « ‘l’éducation s’exerce dans plusieurs directions, représentées par plusieurs disciplines, pour accroître la polyvalence de la personne donc élargir ses possibilités de choix’ »287.  Avanzini opère une jonction entre le modèle de formation des adultes et l’éducation non formelle, cette dernière « ‘concerne des types précis d’apprentissage destinés à des sous-groupes spécifiques’ 288 ». Analysant cette proposition, nous devons en discuter certains éléments. Tout d’abord, il apparaît nettement que l’éducation non formelle ne limite pas ses publics à quelques sous-groupes spécifiques, mais qu’elle se propose d’intégrer au contraire tous les âges et tous les publics. On pourrait alors préciser l’assertion d’Avanzini en proposant l’intégration du modèle de formation des adultes dans le sein de l’éducation non formelle, sans lui concéder cependant une relation d’équivalence. Deuxièmement, les types d’apprentissage en vigueur au sein de l’éducation non formelle ne sont pas plus précis, ni moins d’ailleurs, que dans le modèle scolaire. Il est vrai que l’usage n’est pas prédéterminé dans le cadre scolaire ou lorsqu’il l’est, il n’apparaît que tardivement. Nous rejoignons alors Avanzini dans son analyse, mais seulement partiellement.

En effet, une part importante des savoirs scolaires enseignés durant plusieurs années est indéterminée, ceux-ci pouvant relever de l’éducation générale de l’individu, alors que dans le cadre non formel, cet usage serait prédéterminé. En observant notre échantillon, on remarque effectivement une pré-détermination des savoirs professionnalisants. Pourtant, en scrutant à titre d’exemple deux des faces de l’éducation non formelle, l’activité sportive et l’activité musicale, on conçoit qu’il n’y a pas de prédétermination de ces savoirs et que ceux-ci peuvent aisément entrer dans le cadre de l’éducation globale de l’individu. Quant à leur pré-identification, elle ne se fait qu’au niveau très local pour les buts professionnalisants, mais les savoirs touchant aux compétences communicationnelles (alphabétisation) sont pré-identifiés par l’Etat, notamment par le biais de la Direction Nationale de l’Aphabétisation de Base. Il paraît donc difficile d’avancer le caractère indéterminé ou prédéterminé des savoirs de l‘éducation non formelle, tant leurs spécialités sont nombreuses. Pour les mêmes raisons, ajoutées à la multiplicité des acteurs, il semble également prématuré de poser le caractère pré-identifié ou non des savoirs d’éducation non formelle. Cette discussion n’est pas pure spéculation. Elle permet au contraire d’insister sur l’importance du temps dans l’éducation et de replacer la dimension du projet et de l’intention dans la sphère éducative.

Il convient cependant de considérer, en amont de cette partition entre savoirs prédéterminés et pré-identifiés, un partage d’une autre nature qui oriente la manière de voir le monde et de l’ordonner289. Nous aurions, dit Kerlan, en présence deux produits de l’esprit, opposés par la division sociale : d’un côté la classe productrice et de l’autre, la classe des loisirs. L’origine de l’école, la schole, rappelle l’oeuvre du prêtre et du poète. Le modèle scolaire s’attachant à préserver une idée de la connaissance comme plaisir pur et désintéressé, se différencierait d’une conception de la connaissance pragmatique et tournée vers l’immédiat du labeur utile. Kerlan évoque la version sacrée du savoir qui obligerait à une initiation quasi religieuse et à un passage par le monde scolaire. Le schéma abstrait du discours scolaire ressort alors du mode de la prédication et de celui de la conversion pour aboutir à l’émancipation du citoyen dans un monde socialement lié.

Formel ou non formel, l’un et l’autre modèle arrachent et attachent, l’un et l’autre inscrivent socialement l’individu, seule la proximité spatio-temporelle de cette inscription diffère. Il serait vain de rigidifier ces registres spatio-temporels et de prétendre en faire des caractéristiques irréconciliables entre les deux modèles en dehors de notre échantillon. Les objections seraient nombreuses et légitimes à ne pas vouloir présenter le modèle scolaire comme un modèle à usage différé des connaissances et à refuser à l’éducation non formelle le caractère local et immédiat de ses connaissances. Exemples et contre-exemples s’affronteraient sans fin et aucun protocole ne peut permettre aujourd’hui de répondre à cette interrogation de manière générale. Nous nous en tiendrons donc à notre échantillon.

Toutefois, l’usage renvoie à une action et à une efficace290. Il nous faut alors examiner une autre question, celle de la conscience et du réel. L’examen de cette question chez les enquêtés réclame maintenant une approche phénoménologique.

Notes
280.

Thème platonicien de l’arrachement à la caverne.

281.

« Seule une sortie par le haut est autorisée, toute étude incomplète étant considérée comme un échec puisqu’elle se solde par une sortie généralement non reconnue par la collectivité ou le marché de l’emploi » LOURIE (S.),  Ecole et tiers monde, Paris, Flammarion, 1993, p.118

282.

AFEC/IEEPS ,  Politiques d’éducation et de formation, analyses et comparaisons internationales  : Le projet d’établissement, mythe ou réalité, Bruxelles, De Boeck, 2001/1

283.

NANCY (J.L.),1983,  L’impératif catégorique , Paris, Flammarion, p.142

284.

illustration du principe primum vivere, deinde philosophari

285.

AVANZINI (G.),  Introduction aux Sciences de l’Education , Toulouse, Privat, 1992, p.157

286.

AVANZINI (G.),   Op. cité, p.148

287.

AVANZINI (G.),   Op. cité, p. 148

288.

AVANZINI (G.),  Op. cité, p.152

289.

KERLAN ( A.), Colloque les politiques du savoir, Le philosophe et les savoirs , Université Lyon II , Lyon 29/30 juin 2001

290.

Un officier de marine français racontait à propos de ses homologues anglais « Ce sont des brutes, les nôtres sont bien plus instruits et intelligents,... mais les anglais sont marins » cette anecdote est éclairante pour l’efficace et la perception du réel qui s’y expriment