3.3 La conscience du réel au sein du projet.

On peut évoquer avec Gosselin291 l’idée qu’il n’y a pas de progrès sans projet. Depuis Comte, l’idée même de vouloir briser l’empire du progrès renverrait à la plus sombre barbarie. La technique en est son medium et son objet. La technique comme objet du progrès invite l’homme à progresser non pas par la technique mais pour elle, le projet s’inscrivant dans le sillage de cette dialectique. L’apprentissage du geste technique producteur de marchandise et l’apprentissage de l’encodage d’une langue constituent un progrès technique, au sens où, avec Castoriadis292, on considère que « ‘dans sa réalité historique, la technique est un projet dont le sens reste incertain, l’avenir obscur et la finalité indéterminée’». Dans le progrès technologique, compris comme la manipulation d‘objets technologiques que sont la machine, le livre ou l’outil, la praxis est une intention de transformer le réel, d’en maîtriser les contours et d’en lisser les difficultés. Mais la technologie n’est jamais dénuée d’une poiesis. A travers la notion de projet, s’affirme le désir de recréer du sens, et dit Boutinet293 «‘de conjurer ce sentiment diffus de se sentir orphelin’». Pour explorer ce domaine, le recours à la phénoménologie est nécessaire. La philosophie phénoménologique et existentielle trouve ses sources en Allemagne294 dans l’oeuvre de Fichte, Schelling, Hegel, Brentano, Husserl, Heidegger. Mais celui qui donna une impulsion importante à l’idée de phénomène fut Brentano, déclarant que notre conscience se caractérise moins par ses états que par ses directions. Elle est intention de faire quelque chose sur le monde. Ses travaux ont inspiré une longue tradition explorant les théories de la perception. Ils ont inspiré également les recherches concernant la théorie de la forme, la Gestalt, mais, et cette direction nous intéresse, ils ont été initiateurs d’une tradition philosophique largement répandue. Cette tradition nous éclaire sur la notion de visée, non pas volitive, mais intentionnelle de la conscience. Et cette intention, dit Heidegger, est accolée au concept d’existence. C’est une manière d’être au monde. La notion de souci développée par Heidegger295 traduit une inquiétude fondamentale de l’être. N’oublions pas que Heidegger écrivit la majeure partie de son oeuvre entre les deux guerres, période qui peut expliquer en partie le caractère parfois un peu sombre de son propos. La vérité de l’homme réside dans son dévoilement, pas dans son être. L’être-là , le Da-sein, se comprend dans le caractère tragique de l’homme en proie au plein exercice de son existence et à sa déchéance. Dans cette ligne, Merleau-Ponty, à travers le concept d’intentio, proche de celui de conscience296 pose les pierres de ce qui deviendra le projet pédagogique. Issue du learning by doing de John Dewey , la pédagogie par projet ne doit pas masquer le problème de la conscience. Celui qui a le plus précisément abordé la question de la conscience en éducation est sans doute le philosophe Brésilien Paulo Freire qui développa et vulgarisa la question de la conscience intentionnelle inspirée pour une grande part des travaux de la phénoménologie occidentale. Son ton enflammé, son aspect dogmatique, incantatoire et désuet prête parfois au sarcasme chez ceux qui ignorent sans doute dans quel contexte fut élaborée sa pensée.

Personne n’a la liberté d’être libre, dit-il, c’est une conquête. Cela implique, martèle-t-il,297 « ‘une compréhension critique de la situation pour que, par une action transformatrice exercée sur elle, puisse s’instaurer une nouvelle situation qui permette cette conquête du plus être’». L’oeuvre libératrice exige alors un moment « ‘nécessairement conscient et volontaire’».298 La conscience apparaît alors dans l’acte de libération de l’oppression, du souci dirait Heidegger, de l’obstacle premier ou de l’expérience comminatoire dirions-nous, elle est le levier du franchissement de l’obstacle. Elle est une méthode. « ‘La méthode est en réalité la forme extérieure et matérialisée en actes qui traduit la propriété fondamentale de la conscience : son intentionnalité (...) Par définition, la conscience est donc une méthode, au sens le plus général du terme’ »299 . Mais cette conception du plein avènement et du plein exercice de la conscience, valable pour toute démarche d’apprentissage, y compris dans le cercle scolaire, ne s’atteste pourtant pas dans l’école indique Freire. L’éducation scolaire, conçue comme une éducation bancaire ne base pas son action sur l’expérience existentielle de son public. Dans la conception bancaire, l’élève se niche dans les archives du savoir, il s’insère dans un dépôt de connaissances et s’y fond en quelque sorte pour en renaître pourvu des ingrédients nécessaires à une plus grande obéissance à la société oppressive. L’éducation bancaire conçoit la conscience comme un élément interne à l’homme, sans relation dialectique avec le monde. Elle n’entretient dans le rapport du public avec le monde qu’une relation de communiqués, c’est à dire d’informations et en aucun cas, elle n’entretient de relation de communication. La conscientisation en passe donc par cette relation entre soi et le monde, que Freire nomme relation dialogique. On retrouve aujourd’hui dans certaines tentatives d’éducation des adultes des traces éparses des fameux thèmes générateurs300. Leur propos consiste à faire émerger la conscience de l’activité elle-même: l’homme absorbé dans sa propre activité se confond avec lui-même. Ne prenant pas de risque, l’homme adhère au monde plus qu’il ne s’y projette, mais en prenant conscience de sa propre activité, de sa propre situation dans cette activité, l’homme conscientisé agit sur le monde et sans s’en éloigner, se l’approprie et s’y projette. Pour classer les thèmes intégrateurs, Freire utilisait des cercles concentriques où étaient présentées des situations allant de l’universel au particulier avec un point commun entre tous : le présent évanescent à saisir, le temps de la tentative. Le présent qui est le seul temps du réel.

Le principe de conscientisation peut être lié à un facteur déclenchant, un décillement survenant à la faveur d’une rencontre ou d’un événement. La relation entre la situation des enquêtés et le propos théorique, presque mystique, de Freire tendrait à montrer la fonction conscientisante de l’éducation non formelle. Pour cela, il faudrait

cette adhérence totale de l’individu à son activité précédant son entrée en apprentissage et l’absence d’une conscience de sa propre situation sociale ou psychologique. Mais cette conscience était bien là et préexistait à l’inscription dans l’apprentissage. En ce sens, l’éducation non formelle n’a pas eu ce rôle générique « révélateur « qu’on peut complaisamment lui prêter, comme si cette dernière suffisait en soi à faire advenir l’action de l’individu sur le réel sans qu’il n’apporte à cette construction du réel sa propre contribution. Dans notre enquête, l’éducation non formelle n’a fait que répondre à une conscience déjà présente au monde. Et cela est essentiel. Rejoignant alors Nuttin et sa théorie de l’objet moyen, on conçoit dès lors que l’éducation non formelle n’a été qu’un moyen, finalement modeste, d’investir la charge projective de l’individu. On n’en saura pas plus sur l’introspection qu’ont pu faire les enquêtés, on parlera alors avec Laing d’une phénoménologie spontanée 301 . Il y aurait beaucoup à dire à propos d’une entrée par les sciences cognitives sur le problème de la conscience, les travaux de Varela et sa théorie de l’énaction y sont tout particulièrement féconds302. On peut regretter la discrétion des travaux qui la fondent car les définitions à propos de l’éducation non formelle, assurant à celle-ci une fonction conscientisante sont à ce point courantes303 qu’il serait nécessaire d’examiner avec vigueur cette assertion. Poliak se trouve dans une position assez proche, mentionnant pour les autodidactes la rencontre initiatique qui a favorisé leur entrée dans l’apprentissage, elle s’interroge sur le caractère hasardeux dont elle ne saurait rendre compte ou « ‘qu’il serait superflu d’analyser’»304. Au sein de l’éducation non formelle, nous pensons avoir dégagé le fait que la notion d’intention précédait l’inscription à l’apprentissage, que celui-ci doit être entendu comme un objet-moyen et qu’il diffère de l’apprentissage scolaire dans l’immédiateté de l’investissement spatio-temporel. Pour achever ce chapitre, nous évoquerons rapidement la question du réel, ce pendant de la conscience. Pour aborder ce thème, nous le traiterons en miroir en utilisant le travail de Rosset305. Ce dernier ausculte le réel face à ses doubles que sont l’illusion métaphysique, l’illusion oraculaire et l’illusion psychologique. En effet, nous sommes souvent plus enclins à nous débarrasser du réel qu’à nous en accommoder en cédant à l’illusion, plutôt qu’en affrontant le réel dans ses prérogatives. Les projets mentionnés par les enquêtés ne relèvent pas de l’illusion avons-nous dit. Personne ne déclare vouloir monter une entreprise gigantesque, tourner un film à gros budget ou accéder aux sphères élevées du pouvoir. Aucun oracle ni aucun aveuglement ne s’immisce dans les déclarations. Il n’existe pas de chiasme entre l’observé d’aujourd’hui et le possible de demain, mais au contraire une sorte de continuité, une atteinte paisible du but et une confiance dans la connaissance du réel.

Connaissant le réel de leur situation, les enquêtés y engagent ici et maintenant leurs connaissances. Ce qui est intéressant, dans le double du réel, et notamment dans ses dimensions oraculaire et métaphysique, c’est que tous deux refusent l’immédiat. En effet, dit Rosset, un interdit pèse sur les premières expériences humaines : la réalité humaine ne semble pouvoir commencer qu’au moins à partir de la deuxième fois. La première expérience amoureuse est rarement pour de bon. Les époux carthaginois sacrifiaient leur premier enfant aux dieux, le deuxième enfant seulement étant réellement enfant de la famille. Tel apparaîtrait dans l’illusion oraculaire et métaphysique l’interdit de l’immédiat. Tandis que la réalité, selon les stoïciens, ne se conjugue qu’au seul présent. Le propos de l’illusion métaphysique du réel dit Rosset, c’est de « ‘mettre l’immédiateté à l’écart, la rapporter à un autre monde qui en possède la clef, à la fois du point de vue de sa signification et du point de vue de sa réalité, telle est donc l’entreprise métaphysique par excellence’». Les enquêtés, eux, ne se font pas d’illusions, ils sont bien dans cette relation d’immédiateté avec leurs connaissances. On s’étonne aussi de la sobriété de leurs propos: les réponses sont brèves, les personnes se racontent peu. Elles ne font pas de «complications» et ne se paient pas de mots. La simplicité du propos s’oppose alors à l’hyperbole du langage de l’illusion. Dans la fuite devant le réel, Rosset indique «‘que les précieuses (ou les précieux) font des chichis, moins pour briller dans le monde que pour atténuer la brillance du réel’»306. Ce processus de dédoublement tente de rendre tolérable le réel par l’illusion. L’illusion ne nourrit pas les ambitions de l’échantillon, son présent est plein de l’apprentissage d’aujourd’hui et sera plein de l’activité de demain. Il ne s’agit ni d’une dérobade, ni d’une mystification.

Il est faux d’affirmer que le réel est hors du champ scolaire, l’école décode bien le réel, elle renonce au définitif de la connaissance, expose l’être au transitoire et l’incite à former des buts en inscrivant sa propre histoire dans un réel à venir. Nous ne pouvons pas affirmer pour autant que le temps scolaire soit un temps sans illusion, c’est le temps au contraire de tous les oracles. Malgré les exigences de vérité qu’elle impose, l’école reste suspendue aux conditions que lui imposent les apprentissages et les savoirs. Nous avons montré avec Kerlan l’idée que les savoirs scolaires, d’une certaine manière révélés, n’avaient pas encore achevé leur sécularisation. L’apprentissage est certes bien réel, et l’apprentissage s’ancre toujours dans l’immédiateté de l’habileté mise en oeuvre mais le réel lui-même se nourrit, comme l’a montré Develay307, de l’imaginaire. La connaissance du réel, précise-t-il, «‘révèle à celui qui l’interroge une distance insurmontable entre ce qu’il en comprend et ce qui est’ ». Or, ce qui est ne s’expose qu’à la mesure qu’on y est immergé. Entre le jeune scolarisé qui apprend son métier dans une salle de cours et notre adulte, immergé, le réel de la profession se fonde encore pour l‘un sur le présent imaginé tandis qu’il s’enracine d’abord pour l’autre dans le présent vécu.

Nous n’aurons certes pas éreinté la question de la conscience et du projet. L’immédiateté qui caractérise l’investissement du savoir dans notre étude ne traite pas le problème de la nature de ces derniers. C’est ce à quoi s’attache le chapitre suivant.

Notes
291.

GOSSELIN (G.),  Changer le progrès , Paris, Le Seuil, 1974

292.

CASTORIADIS (C.),  Les carrefours du labyrinthe, Paris, Le Seuil, 1978, p.103

293.

BOUTINET (J.P.), Op. cité, p.83

294.

1807 parution de « Die phänomenologie des Geistes » , La phénoménologie de l’esprit de G.W. HEGEL

295.

HEIDEGGER (M.),  L’être et le temps, Paris, Gallimard, 1964.

296.

« La conscience peut se définir comme un projet du monde vers lequel elle ne cesse de se diriger, monde qu’elle choisit et qui la choisit simultanément » BOUTINET (J.-P.) Op. cité ,p .53 ou encore « la conscience réelle est le résultat d’obstacles multiples et de déviations que les différents facteurs de la réalité concrète mettent en opposition et soumettent à la saisie de la conscience potentielle » Ibid. p.100

297.

FREIRE (P.),  Pédagogie des opprimés,  Paris, Maspéro , 1974, p.25

298.

FREIRE( P.), Op. cité, p.45 

299.

FREIRE (P.), Ibid. p.45

300.

REFLECT Action/Aid Londres, mais aussi la conception des manuels d’alphabétisation plus ou moins fonctionnelle, plus ou moins conscientisante...

301.

LAING (R.),  La politique de l’expérience,   Paris, Stock, 1969 

302.

VARELA (F.), THOMPSON (E.), ROSCH (E.),  L’inscription corporelle de l’esprit, sciences cognitives et expérience humaine , Paris, Seuil, 1993, p.43 et suiv.

303.

dans les travaux d’AVANZINI et de De LANSHEERE (G.) notamment.

304.

POLIAK (C.),  La vocation d’autodidacte, Paris, l’Harmattan, 1992, p.120 

305.

ROSSET (C.), Le réel et son double,  Paris, Gallimard, 1984

306.

ROSSET (C.), Le réel et son double, Paris, Gallimard, 1984, p.78

307.

DEVELAY (M.),  Donner du sens à l’école, Paris, ESF, 1996, p.75