4.1 Plusieurs orthodoxies scolaires

Dans le domaine de l’apprentissage de la langue portugaise, on observe une progression et un élargissement des paradigmes de référence. Ces derniers empruntent à une forme d’orthodoxie programmatique pour en rejoindre une autre plus politique :

« ‘A la fin de la première année, l’élève doit employer un vocabulaire minimum de 400 mots, relatif aux ères thématiques de l’école, de la famille et de la communauté, et aux unités d’enseignement. Il doit employer près de 50 structures linguistiques, combinées avec le vocabulaire appris, en situation concrète de communication, exprimer des notions de temps et d’espace, en lien avec le vocabulaire appris, dramatiser la langue en utilisant des dialogues appris, connaître la graphie correspondante aux 19 graphèmes grâce à des mots clés, écrire en lettres cursives des mots et de petites phrases avec les graphèmes appris, lire en lettres cursives ou en caractères d’imprimerie, des mots ou de petites phrases et comprendre leur sens, copier les mots et les petites phrases selon un modèle afin d’obtenir une graphie correcte, réaliser des exercices de synthèse servant de base à une orthographe correcte, utiliser des majuscules au début des phrases et des noms propres’». La deuxième année doit amener l’élève à « ‘utiliser des mots et des structures nouvelles, en relation avec les ères thématiques suivantes : communauté, école, nature et famille’ ». On s’applique alors à lier l’apprentissage structurel de la langue aux domaines de connaissance de l’environnement des élèves, et ce jusqu’au terme de la scolarité du premier niveau. A partir de la troisième année, une série d’éléments montre la volonté d’attacher une axiologie explicite aux structures linguistiques. On trouve alors sous le même paragraphe des visées d’ordre patrimonial et d’ordre linguistique310. Leur énumération, trop longue, s’arrêtera aux traits les plus significatifs. Ainsi, apparaissent les éléments suivants : « ‘utiliser la correspondance déterminant/nom, sujet/verbe. Utiliser les pronoms personnels, démonstratifs, possessifs, indéfinis y compris quelques formules invariables’» et, immédiatement après, sans changer de registre : ‘« connaître quelques personnages de l’histoire du Mozambique, identifier et valoriser quelques aspects de la culture mozambicaine (sculpture, modelage, danse, musique), manifester un sentiment d’amitié et de solidarité avec les enfants d’autres pays, démontrer le sentiment de l’amour pour la Patrie, pour ses héros et ses travailleurs, démontrer son orgueil d’être mozambicain, comprendre la nécessité de défendre son école en tant que défense de l’idée de la Patrie...’ » . La quatrième année, faisant place à une énumération de compétences linguistiques structurelles beaucoup plus appuyées présente les savoirs de manière technique et modifie la présentation des éléments d’inscription dans la culture nationale. Ce saut important entre les trois premières années et la quatrième année distingue les savoirs historiques des savoirs linguistiques. Ainsi, « ‘à la fin de l’école primaire, les élèves doivent acquérir huit domaines de compétences : connaître les événements du passé, les personnages, lieux et dates qui y sont liés. Situer les évènements dans le temps et l’espace et les relier entre eux. Etablir des relations entre le présent et le passé. Connaître les deux grandes périodes de l’histoire mozambicaine que sont la période coloniale et la période de l’indépendance avec la Lutte de libération nationale dirigée par le F.R.E.L.I.M.O.311, connaître l’histoire de notre pays basée sur le sentiment d’Unité Nationale, acquérir un esprit critique et de curiosité ainsi qu’une habitude d’analyse précise des faits’ »312. La cinquième année confirme cette partition entre savoirs linguistiques et savoirs historiques. Les savoirs historiques sont axés plus volontiers sur le passé chronologique lointain du Mozambique, mais la guerre d’Indépendance demeure un élément principal de l’enseignement de l’histoire.

Sur les quatre périodes étudiées que sont la constitution de la société agraire mozambicaine traditionnelle, les royaumes et empires anciens, enfin la période coloniale et la lutte pour l’Indépendance, le programme insiste sur l’esprit de résistance du peuple mozambicain dans les trois dernières périodes, notamment contre la pénétration portugaise.

En observant uniquement le cheminement disciplinaire de la langue, incluant des domaines patrimoniaux véhiculés par toute langue et le message politique sans équivoque, on s’aperçoit en effet que ces savoirs sont propositionnels et que leur orthodoxie se fonde sur deux registres différents : d’une part une intention politique évidente et d’autre part, une filiation linguistico-sociale. Le premier élément de filiation, politique,  répond à une préoccupation de l’Etat mozambicain et s’appuie sur la faible espérance de vie scolaire de la population. Les abandons scolaires sont plus massifs à partir de la quatrième année, il est donc fondamental que la culture patrimoniale nationale, pour ne pas dire nationaliste, soit transmise dès les premières années de l’école. En n’en proposant que les éléments les plus primordiaux, l’Etat, dans sa logique, inscrit les savoirs scolaires dans une orthodoxie politique manifeste, quasi négationniste. Nous nous trouvons ici face à un cas limite où l’expression du libre arbitre ne semble pas être la préoccupation majeure d’une école qui, se voulant émancipatrice, transforme la question de la libération en un élément d’enfermement. L’enseignement des sciences mathématiques, contrairement aux savoirs liés à la langue, fait appel dès la première année à des habiletés cognitives extrêmement morcelées : symbolisation, catégorisation, comparaison, ordonnancement, résolution de problème, situation dans l’espace et à des techniques opératoires. Ces habiletés sont consolidées jusqu’au terme de la cinquième année. A aucun moment, des pratiques sociales de référence ne sont invoquées. Aucune mention relative à un transfert de ces habiletés dans le champ de la vie quotidienne n’apparaît. Un autre contenu d’enseignement devrait explicitement favoriser ce transfert des habiletés, celui de l‘éducation « visuelle et technologique ». Nous nous y attarderons un peu plus. « Au cours de la première année d’enseignement, les enfants sont censés développer des habiletés créatives, en explorant le monde qui les entoure. Les objectifs sont les suivants : la première année est l’occasion de « ‘donner libre cours à son expression graphique, interprétant son monde intérieur, sa relation affective avec sa famille et avec l’espace ambiant. La deuxième année, l’élève fera des exercices élémentaires d’interprétation de son monde intérieur, et de sa relation avec une petite communauté, avec sa famille et chaque fois dans un espace élargi, sa classe, son école. En troisième année, l’élève procédera à des études prenant en compte les domaines déjà intégrés au milieu scolaire. Les thèmes que lui-même suggérera relèveront de l’action et incluront des personnages de son propre monde. Ses connaissances, acquises à travers les contenus scientifiques des autres disciplines, développeront son imagination. Il devra maîtriser ses propres techniques. En quatrième année, l’élève, élargissant sa vision du monde qui l’entoure étudiera des thèmes liés à sa communauté. Il appartient au professeur de mettre en lumière la relation école-communauté et d’exiger avec fermeté mais bienveillance, une meilleure maîtrise de la technique. Au niveau de la cinquième classe, l’élève consolidera ses connaissances acquises dans d’autres disciplines et élargira sa propre vision du monde, de la nature et de ses phénomènes, de la relation homme/nature. Enfin, il appartient au professeur de promouvoir une interdisciplinarité entre les différentes disciplines et de conduire l’enfant à la découverte des matériaux des différentes régions du pays’ »313. On entraperçoit ici le lien entre le monde et l’élève, et l’intention d’y faire quelque chose que le professeur est censé stimuler. Il n’est d’autre fondement dans cette programmation que la relation homme-monde ou individu-contexte et la seule référence qui apparaît n’est pas d’ordre disciplinaire mais de l’ordre du projet individuel. On y trouve des activités, et non pas des compétences (dessin, peinture, modelage314). Les thèmes suggérés en troisième année mettent l’accent sur les particularités des matériaux locaux et éventuellement sur le matériel de récupération (boîtes métalliques, ferraille) . Alors que les autres éléments de l’enseignement proposent des progressions précises et indiquent pour chacune d’elles des niveaux de compétences à atteindre, on observe ici un flottement. Les thèmes sont seulement suggérés, les contenus imprécis et la perméabilité du milieu sur l’école montre bien la filiation des savoirs dans leur inscription contextuelle. Dans cet élément du curriculum, les progressions sont structurées autrement, on y rappelle pour chaque année les objectifs de chaque âge plus sur le mode allusif que sur le mode programmatique. Il semble que le concepteur des programmes n’ait objectivement rien pu dire, signe d’un aveu de la distance structurelle entre savoirs scolaires et savoirs contextualisés. Ce flottement nous paraît essentiel car il révèle l’impossibilité pour l’école de formuler clairement par quelles étapes s’inscrit l’enfant dans son monde. On y évoque des liens affectifs, les concepts de créativité et de relation entre l’école et la communauté, mais ceci reste vague et annonce à l’élève que le lien entre le monde qui l’entoure et ce qu’il y fera est dénué de tout repère clairement identifiable en terme didactique.

Dans le registre des sciences de la nature, elles semblent n’avoir que peu de rapport avec la pratique environnant l’école. D’une part, il est très rare de rencontrer accrochés aux murs des classes des schémas ou des photographies facilitant au moins par l’imaginaire ce pont avec le réel, mais il est encore plus rare, en observant les situations d’enseignement, d’entendre des références explicites à ces pratiques sociales de référence. On conçoit dès lors que c’est dans la personnalité du maître que se trouvent les ferments de l’accrochage des éléments scientifiques du curriculum dans les activités quotidiennes et leur transfert dans le monde concret et relationnel de l’enfant. Bien qu’aléatoire pour la gestion des systèmes, l’observation de Lourié relative à la personnalité de l’enseignant dans l’amélioration de la qualité de l’école n’en prend que plus de vigueur. Les attendus de l’enseignement des « sciences naturelles » à l’issue du premier degré mozambicain sont les suivants315 :

« ‘L’élève sera capable d’acquérir une capacité d’observation par la connaissance du milieu, de développer ses capacités spéculatives et créatives, d’utiliser rationnellement les ressources naturelles, d’assumer consciemment la modernisation des sciences et le progrès technique ’ ‘afin de combattre l’obscurantisme et l’ignorance’ 316 ‘, d’être capable de participer à des débats afin de développer son esprit critique, de connaître certains éléments géographico-physiques de sa région, de connaître les principales activités développées par la population de sa localité, de comprendre la relation homme-nature, de savoir s’orienter géographiquement, de connaître les principales parties du corps et leur importance relative, de reconnaître les différents types d’aliments et la nécessité d’une alimentation variée...’ » . Cette discipline scolaire emprunte à plusieurs champs scientifiques : la géographie physique, la biologie, mais elle emprunte aussi au champ de la technologie aux contours moins définis. Au terme de la troisième année, première année d’enseignement des sciences, l’élève devra attester ses compétences dans des domaines aussi divers que les champs mentionnés ci-dessus, mais aussi dans le fait que l’élève se doit d’ « ‘appliquer dans la vie quotidienne les connaissances acquises à l’école (agriculture, prudence vis à vis des animaux sauvages, etc.).’ » Or, tandis que le professeur n’évalue pas ce transfert, il est cependant en droit d’attendre de l’élève, toujours dans le domaine des sciences de la nature des « ‘attitudes d’amour envers la patrie et la nature ’»317. Cet élément patriotique disparaît des compétences attendues en quatrième année, on observe alors comme dans l’apprentissage de la langue ce seuil de la troisième année, prétexte pour l’Etat à faire souffler le vent nationaliste chez les jeunes élèves avant qu’ils ne quittent massivement l’univers scolaire. La quatrième classe inaugure l’enseignement de la physique, en effectuant de petites expériences et en en relatant les différentes étapes. En revanche, subsiste en quatrième année l’idée que ces savoirs doivent être réinvestis dans la vie quotidienne des élèves (filtrage de l’eau, éléments de sylviculture permettant de distinguer le bois de chauffe du bois précieux à travailler dans la sculpture par exemple) . La cinquième année met l’accent sur la biologie à travers les notions de reproduction, d’hygiène corporelle, de prévention de certaines maladies. Insistons sur le fait que la cinquième année, compte-tenu des taux élevés de redoublement, porte l’âge moyen des élèves aux alentour de 13 ou 14 ans, où de nombreuses jeunes filles sont déjà enceintes. Enfin, dernière discipline scolaire, « l’éducation physique » pose dès la première année des objectifs de « collectivisme »318, de volonté, de courage, de santé et d’hygiène corporelle. Les paradigmes centraux y sont la rectitude et la discipline. Le jeu apparaît seulement en deuxième année et pour tout le reste du cursus au sein de tâches clairement structurées et planifiées, dans un esprit de courage, d’honnêteté, d’esprit collectif, de résistance, de discipline et d’ordre. La préparation aux jeux collectifs est évoquée de manière plus marquée en cinquième année avec, en sus, un objectif consistant ‘« à être préparé physiquement à la vie professionnelle et au service militaire ’»319 .

Au terme de ce parcours des savoirs scolaires, il nous faudrait conclure, selon notre hypothèse au caractère orthodoxe des savoirs scolaires. Leur caractère propositionnel serait en soi une orthodoxie scolaire. Ni pratique, ni théorique, faisant appel à des pratiques sociales de référence, le savoir scolaire n’arrive pas à imprimer totalement dans la conduite de la classe la direction du monde environnant, en dépit des tentatives discursives et de l’élaboration des nouveaux contenus de l’enseignement. De plus, son caractère propositionnel se nourrit d’une orthodoxie pétrie du nationalisme d’Etat que ni la faillite économique, ni vingt ans de tourments n’entament. Si cette orthodoxie scolaire de type propositionnel demeure, sous-tendue par une orthodoxie politique, on peut dès lors parler d’orthodoxies, celles-ci étant croisées et multiples.

On peut maintenant s’interroger sur la nature orthodoxe ou hétérodoxe des savoirs d’éducation non formelle.

Notes
310.

REPUBLICA DE MOCAMBIQUE , MINED,  Op. cité, p.78 

311.

On note que la période précédant la colonie ne figure pas au programme de la troisième année, ni le rôle joué par la R.E.N.A.M.O. dans la guerre d’indépendance, ces programmes ont été pourtant établis en 1996, 21 ans après la date de proclamation de l’Indépendance et l’Histoire recouvre la réalité du voile déformant du discours officiel.

312.

REPUBLICA DE MOZAMBIQUE , MINED,  Programma do ensino primario do 1 er grau, Maputo, MINED, 1996, p.142

313.

REPUBLICA DE MOZAMBIQUE , MINED, ibidem, p.31,32

314.

Le Mozambique reste, avec la Tanzanie, le lieu de l’art Makonde, des poteries et de la peinture.

315.

REPUBLICA DE MOZAMBIQUE , MINED,  Programma do ensino primario do 1 er grau, Maputo, MINED, 1996, p.92

316.

Souligné par nous.

317.

« Manifestar atitudes de amor pela pàtria y pela natureza » ibidem, p.94

318.

REPUBLICA DE MOZAMBIQUE , MINED, Op. cité, p.33

319.

« Ser preparado fisicamente para a vida profissional e o sevicio militar » REPUBLICA DE MOZAMBIQUE , MINED, ibidem,p.210