En comparaison, il est plus aisé d’observer la structure des savoirs scolaires, nous disposons d’un corpus de documents, de filières et d’un système cohérent. L’absence quasi totale de curriculum écrit au sein de l’éducation non formelle constitue une difficulté majeure pour l’analyse.
En nous plaçant du point de vue de l’alphabétisation des adultes, cas limite de l’éducation non formelle au Mozambique - les programmes y sont élaborés et en partie gérés par l’Etat - il est possible d’apporter certains éléments concernant une orthodoxie des savoirs. Tout d’abord, des curricula écrits existent pour les formateurs d’alphabétiseurs. On enseigne en effet dans quelques provinces seulement des éléments de psycho-pédagogie, des éléments de didactique de la langue portugaise et de la numération, mais le matériel se limite généralement aux livrets destinés aux adultes, qui diffèrent assez peu des manuels scolaires, mis à part quelques éléments de contexte (agriculture, santé, hygiène, comptabilité). Les champs de référence qui furent longtemps ceux de l’alphabétisation ne sont pas seulement à chercher du côté des sciences de l’éducation ou de la formation, mais plutôt du côté de « l’éducation politique »320 ou du champ économique. Même si en dernière analyse, ce sont bien les domaines de la formation qui sont le plus mobilisés dans les faits, ce sont d’autres champs qui sont invoqués dans le discours. Cette confusion entre finalités, le développement économique ou l’appartenance politique, et les moyens mobilisés - l’éducation - montre un décalage entre l’univers du savoir scolaire et celui du savoir pour les adultes, ce dernier étant encore étranger à l’univers du premier. La nuance est subtile, mais elle est importante. Et il importe plus, au début de la conception des anciennes campagnes d’alphabétisation de savoir qui, des membres de la cellule du parti F.R.E.L.I.M.O.321 ou des organisations de masse va assurer l’enseignement. Il importe également de savoir dans quel cadre ces cours seront proposés : les grandes entreprises ou les écoles. La question du savoir n’est pas discutée. On discute la quantité de matériel nécessaire à la distribution du savoir et le nombre de participants en deçà duquel une séance ne peut être assurée. Tel apparaît en tout cas l’historique des campagnes d’alphabétisation. Celles-ci, aujourd’hui désorganisées, ne parviennent pas à s’affirmer ni dans le secteur privé, ni dans le secteur formel. Le matériel d’alphabétisation, ne parvient pas dans les Provinces ou de manière symbolique. A la suite des accords de paix de 1992, les autorités nationales ont pourtant pointé un certain nombre d’exigences, mais celles-ci semblent être l’antique épopée de l’époque révolutionnaire. Il apparaît encore déterminant de lier l’alphabétisation au processus de développement socio- économique. La première innovation qui touche aux savoirs proprement dits concerne «l’option linguistique». Entendons par-là l’introduction du portugais comme langue seconde dans les séances d’alphabétisation, les alphabétiseurs étant eux-mêmes parfois novices dans l’usage du portugais. C’est dans ce registre qu’ont été menées les investigations les plus nourries mais aussi les plus équivoques quant aux finalités visant à en accroître l’efficacité. Il importait en effet de faciliter la reconnaissance du parti F.R.E.L.I.M.O. chez les néo-alphabètes. La seconde innovation se rapporte à la psychologie de l’adulte en formation. Enfin, l’alphabétisation ne doit pas obligatoirement constituer une première étape d’un processus plus long de formation mais « ‘doit donner des réponses immédiates aux nécessités basiques des adultes ’»322.
Les observateurs évoquent également la non-valorisation des moniteurs d’alphabétisation par l’Etat, à la différence des professeurs qui, en dépit d’un salaire modeste, bénéficient d’un logement. Réclamant un déplacement de tutelle de l’alphabétisation depuis le Ministère de l’Education vers le Ministère de l’Industrie, ils souhaitent au début des campagnes la mise en place au sein même des unités privées ou publiques de production des séances d’alphabétisation pour les travailleurs323. On pressent une évolution au sein de cette orthodoxie mais l’entrée de la linguistique et des sciences de l’éducation comme justification des structures du savoir et de ses modalités de transmission ne suffisent pas à écarter l’idée que celui-ci est destiné à son investissement productif. On ne sait que très peu de chose sur les contenus, sauf, et c’est important, qu’ils suivent une progression à peu près semblable à celle de l’enseignement primaire. L’enseignement des langues locales et du portugais comme langue seconde étant encore au stade expérimental, l’ancien système prévaut dans les rares lieux où l’alphabétisation s’exerce.
Difficile dans le cas de l’alphabétisation d’invoquer une hétérodoxie des savoirs. En envisageant la notion d’hétérodoxie comme le simple fait d’avoir une croyance autre, ne témoignant pas d’un conflit de croyances ou en l’envisageant avec Lê Than Khôi comme une contestation324 où s’affrontent véritablement des positions épistémologiques divergentes, aucune des deux formes scolaire et non scolaire ne s’oppose dans le cadre de l’alphabétisation. En dirions-nous autant des savoirs des artisans ? Nous nous limiterons à mentionner ce que ces différents savoirs présentent en commun.
Selon le paradigme de distinction savoirs pratiques/savoirs théoriques, les savoirs pratiques seraient locaux, éphémères, complexes et incertains, nourris des « ‘basses terres de l’induction’ »325 tandis que les savoirs théoriques seraient, eux, construits sur la base de l’abstraction, des «hautes terres de la déduction», nourris à l’ordre de l’universel. Il nous faut dépasser ce paradigme pour envisager la notion d’hétérodoxie, en tant que combat entre deux idéaux et en tant que simple opinion autre. Les savoirs théoriques renverraient à l’école et les savoirs pratiques à l’apprentissage d’un métier. Les choses ne sont pas aussi cloisonnées. On l’a vu, l’école cherche souvent à inscrire ses savoirs dans les contextes, dans le local, dans le concret et la contingence, tout en restant au stade propositionnel. L’alphabétisation puise dans des fonds très proches. S’en tenir à cette dichotomie nierait les évolutions du champ éducatif. Nous devons nous plier à la complexité des savoirs, à leur plasticité et leur possible métissage. Pour puiser dans cette fluidité, nous nous inspirerons avec Barbier326 du champ des savoirs objectivés et du champ des savoirs détenus. Les premiers ont une existence distincte de ceux qui les transmettent ou de ceux qui se les approprient. Ils sont définis comme « ‘des énoncés propositionnels faisant l’objet d’un jugement social se situant dans le registre de la vérité ou de l’efficacité’ ». Les savoirs détenus sont caractérisés par le fait que le savoir « ‘est constitué par des références identitaires’». Le savoir détenu n’est visible que dans un comportement, un geste, une attitude. Il est incarné tandis que le savoir objectivé est un énoncé. Barbier propose trois types d’espaces sociaux susceptibles d’être des espaces de valorisation de ces deux types de savoirs. L’espace de travail et de production de biens valorise les savoirs, il en produit également. Généralement, ce savoir est communiqué et mobilisé au sein du même espace. Si ces savoirs sont construits, ils sont rarement énoncés de manière très lisible pour qui n’appartient pas à l’espace de production ou à l’univers professionnel. Ils restent souvent des savoirs détenus au niveau individuel comme savoir identitaire ou au niveau collectif, comme savoir de la profession.
Un autre espace social valorise particulièrement la production de savoirs, et particulièrement de savoirs énonciatifs, c’est celui des instituts de recherche, à forte filiation scientifique disciplinaire. Enfin, troisième lieu de valorisation du savoir, l’école, se trouve en situation de produire du savoir (le savoir pédagogique et le savoir didactique) mais aussi de valoriser un savoir objectivé, le savoir scolaire.
Nous en tenant à cette distinction, nous pouvons à présent considérer les savoirs professionnels. Plusieurs observations s’imposent. Le caractère identitaire des savoirs s’atteste d‘une part au plan psychologique dans la dialectique dévalorisation /revalorisation et d’autre part dans le fait que leur visibilité n’existe que par leur mise en oeuvre par une personne. Ces savoirs ne sont pas des énoncés objectivés, ils ne subissent pas de mise en extériorité clairement énoncée au sein d’un curriculum écrit et restent attachés aux membres de la profession, principal groupe social qui valorise ce savoir en le transmettant «sur le tas». L’expression anglaise training on the job traduit bien cette inscription localisée dans la sphère de la production. Aussi, envisager une hétérodoxie de l’espace clos de la profession peut être fait à deux niveaux.
Tout d’abord, il s’agit d’une opinion, d’un dogme ou d’une règle hétérodoxes à l’univers scolaire. La mise en oeuvre des savoirs, leur action immédiate sur le réel et leur caractère non objectivé diffèrent des savoirs scolaires.
Ensuite, on peut envisager l’hétérodoxie des savoirs d’éducation non formelle en la considérant comme un conflit entre deux conceptions irréconciliables des savoirs scolaires et non scolaires. Ce n’est pas le cas. On n’observe pas de dévalorisation de la culture scolaire dans le champ de l’apprentissage. Aucun des enquêtés ne déclare s’être volontairement écarté de la culture scolaire par réaction ou posture idéologique antagoniste. Ils voient même, et souvent à tort, une proximité de leurs savoirs avec les savoirs scolaires. Pas de conflit de valeur autour du savoir mais une hétérodoxie qui reste du premier niveau, sans dogme ni discours d’une forme contre l’autre. Cette absence de discours peut cependant masquer des réalités enfouies. Sans céder au misérabilisme auquel les situations difficiles des enquêtés pourraient inviter, le propos de Serres explique cette absence de justification des enquêtés : « ‘A l’endroit où le singulier relaie le cycle universel et lisse, la douleur locale crie son récit. La littérature pleure misère et souffrance depuis sa naissance. La science n’a pas encore appris la langue de ce sanglot. A ce lieu tragique, commence la raison tiers-instruite ’»327. Chassant l’affect, l’école plaide pour la vérité et l’universel. Mais la raison, dit Serres, jamais démise de l’affect, répond du point de vue de ses deux cogitos : « ‘nous pensons, nous savons, je souffre’ »328.
D’autre part, poser l’école comme norme culturelle en lui opposant une hétérodoxie de premier ou de second niveau, ne revient pas à lui opposer des savoirs hérétiques. Par la notion contestable d’autodidaxie Poliak329 dévoile pourtant l’univers de l’hétérodoxie. Rappelant la définition commune de l’autodidacte dépourvu de savoirs scolaires, les enquêtés seraient selon ce schéma autodidactes pour la plupart. Cette assertion nous paraît infondée parce que d’une part, le medium de l’éducation non formelle a été réel et d’autre part, parce que les modalités d’apprentissage et les savoirs eux-mêmes ne sont pas jugés illégitimes par la société. Mais, rejoignant Poliak, et nous attachant au principe de responsabilité qui anime les adultes de notre enquête, il nous semble important de noter que les autodidactes comme les enquêtés paraissent « ‘possédés par l’esprit du bien’ »330, c’est à dire par la pleine reconnaissance de leur utilité331. L’utilité des savoirs techniques tient aussi à une forme de reconnaissance sociale, elle n’est pas l’unique fait de l’individu maîtrisant une technique vis-à-vis de son entourage. C’est ce rapport du savoir technique à la culture qu’il nous faut observer maintenant.
« Nesta perspectiva, a alfabetizaçao nao pode reduzir-se a um processo de esino formal, sem perspectivar nem as espectativas e necessidades do adulto, nem as exigências especificas do desenvolvimento socio-econoomico e da construcçao do Socialismo, emergente de cada fase do processo. » Dans cette perspective, l’alphabétisation ne peut pas se réduire à un processus d’enseignement formel, sans se référer aux attentes et nécessités de l’adulte, ni aux exigences spécifiques du développement socio-économique et de la construction du Socialisme, visibles à chaque étape du processus. In Coll. INED, A probematica da alfabetizaçao em Moçambique, INED, Maputo, 1995, p.17
“O enquadramento e mobilizaçao da alfabetizaçao deveria ser realizado pela Celula do Partido e pelas Organizaçaos democraticas de Massas em cada empresa”, in Coll. INED, Op. cité , p.31
Coll. INED, ibidem p.158
Rappelant en cela la grande campagne russe d’alphabétisation pendant laquelle, dès 1919, les ouvriers conservaient leur salaire durant la période d’apprentissage sur le temps de travail.
LE THANH KHOI , Education et civilisations, sociétés d’hier , Paris, Nathan/UNESCO, 1995, p.355 et suiv. Les discussions éducatives dans l’ancien Japon témoignent d’affrontements entre hétérodoxes et orthodoxes
BARBIER (J.M.)dir. , Savoirs théoriques et savoirs d’action , Paris, PUF, 1996, p.6
BARBIER (J.M.) dir., Op. cité
SERRES (M.), Le tiers-instruit, Paris, Gallimard, 1991, p.115
SERRES (M.), Op. cité. p.115.
POLIAK (C.F.), La vocation d’autodidacte , Paris, l’Harmattan, 1992, pp.30, 34
POLIAK (C.F.), Op. cité,p.37
au sens de Jeremy Bentham : « maximisation du bonheur pour le plus grand nombre »