4.3 L’inscription du fait technique dans la culture

Eduquer, c’est rendre l’intelligence capable de se situer dans un héritage culturel. Si dans nos sociétés technologiques le décalage trans-générationnel est à la fois plus marqué et plus rapide, les oscillations réduites au sein des sociétés plus traditionnelles ne nécessitent peut être pas l’appui renforcé de l’institution scolaire. Ainsi, la relative stabilité des structures sociales ne plaide pas nécessairement pour un renforcement de l’éducation scolaire comme moyen de compréhension de sociétés se transformant lentement. Entendons simplement qu’il ne s’agit pas d’attribuer à l’éducation scolaire un monopole de la compréhension du modèle de société où elle s’exerce. Lê Thành Khôi332 a montré le rôle de l’éducation communautaire dans les sociétés traditionnelles africaines. Dans ce système, toute la société est éducative : parenté, pairs et village contribuent à cet effort. En étant intégrée à la vie, dans le contexte des activités de travail et de loisirs et par certains rites initiateurs, l’éducation communautaire est la seule à pouvoir transmettre à l’individu les clés de son inscription dans les systèmes sociaux. L’éducation y est plutôt démocratique, dans le sens où elle n’opère pas de partage entre les langues, seuls certains savoirs ésotériques peuvent être transmis à des candidats éligibles selon des critères pré-définis. Enfin, l’éducation communautaire valorise la cohésion du groupe en apprenant à l’individu à se conformer au rôle qu’on attend de lui. L’intérêt collectif prime alors sur l’intérêt individuel.

Aussi, à trop vouloir nous attacher à l’école comme seul vecteur de transmission du fonctionnement historique des sociétés, nous risquerions d’évacuer un pan éducatif particulièrement structurant, souvent même primordial, des sociétés traditionnelles. Il est néanmoins difficile de préciser dans quelle mesure les savoirs scolaires et les savoirs communautaires se maillent dans notre étude. Il est vraisemblable que les enquêtés ont tous bénéficié d’une éducation communautaire et que leur inscription sociale s’inspire de cette reconnaissance par le groupe. Un autre élément doit pourtant être mentionné. Alors que le savoir scolaire insiste sur l’explication et la vérification, l’éducation communautaire, par le biais d’une oralité intégratrice, s’attache à la signification à apporter aux choses. L’écrit, quant à lui, différencie l’éducation des autres activités sociales coutumières. Mais malgré son aspect structurant, l’oralité opère en même temps une clôture vis-à-vis du monde plus lointain : on ne communique qu’avec les présents. Tandis que l’écrit permet la distanciation, l’oralité lie. Le rôle de l’oralité dans l’apprentissage du métier est bien visible. De Lansheere333 indique le caractère convergent de l’éducation dans des sociétés statiques, ramenant l’individu à la culture du passé tandis que dans les sociétés mixtes à caractère statique/dynamique, cas qui correspond mieux à la société mozambicaine les savoirs préparent à la divergence. Le phénomène de nouveauté est bien décrit dans les travaux de Clausse334. Ce dernier précise en effet que dans toute société, « ‘il y a eu plusieurs types d’éducation correspondant aux différentes classes, à leurs exigences, à leurs finalités sociales »’. Chacun des types d’éducation pouvant être à plusieurs titres antagoniste de l’autre, mais leur coexistence n’entraîne pas mécaniquement de désordre dans la société. Ou lorsque cela arrive, c’est qu’un modèle exerce une suprématie inadéquate, et écarte généralement certains individus de son monopole335. Aussi, l’inscription dans la compréhension du monde social est-elle phénoménologiquement diverse.

Sans doute faut-il voir dans l’hétérodoxie réciproque des savoirs l’opportunité pour chacun de nourrir un type de relation particulier avec le savoir. L’expression du rapport au savoir est l’expression du rapport à son propre désir, écrit Develay336. Aussi, nous faut-il maintenant considérer la place de l’objet technique dans cette relation au savoir. Nous nous placerons dans l’optique de l’objet technique comme réunifiant l’ordre social et l’individu.

Nous aborderons essentiellement deux points qui nous paraissent résonner dans le champ des savoirs. Le premier concerne la fonction structurante de la construction de l’objet technique et le deuxième, sa fonction d’inscription culturelle majeure.

Mauss337 opposait le caractère universel des techniques au caractère particulier des phénomènes sociaux. « ‘Partout, instruments et procédés voyagent(...) partout, ils sont la chose sociale extensive par excellence (...) La religion, le droit, l’économie sont limités à chaque société’ ». La distinction social/technique serait totalement épuisée si on ne précisait que l’outil n’est rien, s’il n’est pas manié. C’est autant l’objet que la main qui le tient qui nous renseignent. Mais cette opposition est pourtant sérieusement entamée par les innombrables variantes culturelles. La production de la vannerie, les manières de lier entre elles les herbes et de tresser les paniers renvoient à un faisceau de contraintes écologiques et d’ancrages culturels. Il existe en effet un rapport étroit entre technique et symbole. Notre échantillon est largement peuplé d’artisans ou de futurs artisans, il nous faut donc investiguer cet ordre des choses. Dans cet ordre du réel, Grignon338 indique qu’il y a dans la fabrication de l’objet l’avènement d’une morale : le réalisme de la sanction technique garantit la réalité de la sanction morale. Le travail en atelier, dit-il, fait intérioriser la certitude qu’il existe des certitudes, c’est par l’intermédiaire des catégories que leur suggère l’apprentissage du métier que les apprentis sont amenés à déchiffrer le monde en général. On avait bien compris, du temps de l’école coloniale algérienne, ce rapport essentiel entre la lecture du monde symbolique et la fabrication339. Dans les écoles du Constantinois, au début du siècle dernier, on veille à ce que toute leçon soit une leçon de chose, l’agriculture se fait dans un «‘champ d’expérience » mais on s’exerce aussi à « limiter les ambitions de l’élève plutôt que de courir dans le vague et la confusion’ ». Mais la morale du maître s’impose aux élèves parce qu’il est lui aussi issu de la profession. Issu de la même classe sociale que ses élèves, sa réussite édifiante le place en dehors de tout soupçon.  On voit par quels détours l’enseignement de la technique a une fonction domestiquante, reproduisant le schéma du poète d’un côté, du fabricateur de l’autre au sein d’un ordre social stable. Il faut donc retenir dans l’ordre de la fabrication de l’objet le rapport à la certitude et aux structures du monde social offert à la connaissance. Dans cet esprit, la culture savante n’est pas prise dans l’étau du soupçon dans lequel est parfois tenue la culture livresque par les artisans. La culture mozambicaine a certes perdu de ses traditions de production d’objets symboliques et même si les objets traditionnels ont vu se diluer leur signification première et alimentent plutôt les marchés de Maputo, d’Afrique du Sud ou du Swaziland, la vannerie, activité traditionnelle de la Province de Gaza se perpétue cependant depuis deux siècles selon des techniques et en vue d’usages qui n’ont guère évolué340. Les activités de confection de vêtements traditionnels, de ferblanterie et de maçonnerie sont-elles le vecteur du maintien d’un ordre social. L’attrait pour les métiers modernes, de la mécanique ou de l’électricité, présent dans notre enquête, ne rend pas compte de cette affiliation à un ordre immuable, mais ces métiers sont loin d’y être sur-représentés. Quarante personnes sur soixante-dix-huit pratiquent une activité reflétant les modèles relativement traditionnels, tant dans l’habitat, la vannerie que la couture.

Le principe du tiers exclu d’Aristote341 n’est pas contredit pour autant : le savoir technique reste le savoir technique et le savoir scolaire reste le savoir scolaire. Rien n’assure par ailleurs l’équivalence de leurs rôles respectifs dans l’intégration dans la société. Nous pouvons pour clore ce chapitre nous intéresser désormais aux notions d’universalité et de totalité, auxquelles les savoirs scientifiques, lointaine matrice des savoirs scolaires, permettraient d’être inclus.

Kerlan342 s’interroge originalement à propos de la portée éducative de la science. Celle-ci, affirme-t-il n’éduquera pas. Le projet de Comte, d’ordre totalisant et religieux veut affecter toute la sphère des activités humaines, jusqu’à en extraire une théorie globale de la culture. Du point de vue du marxisme, sortir de l’ignorance et de l’obscurantisme résonne avec les mêmes échos totalisants. Lê Thành Khôi343, interrogeant la pensée matérialiste, a percé la théorie de la connaissance qui la sous-tend : la connaissance dérive d’abord de la pratique sociale, la vérité ne peut survenir qu’après l’expérience de la pratique. Mais d’abord, il ne faut enseigner dit Marx344 dans l’éducation intellectuelle que ‘« des matières telles que la grammaire, les sciences naturelles : les règles de la grammaire ne changent pas selon qu’elles sont expliquées par un croyant tory345 ou par un libre penseur’». L’éducation physique, et notamment les exercices militaires346, constituent un excellent exercice de préparation à la vie collective et à la défense contre la bourgeoisie. Enfin, Marx préconise la formation polytechnique, favorisant l’initiation « ‘à l’usage pratique et au maniement des instruments élémentaires de toutes les branches du travail’ »347. La dialectique mêlant polytechnicité, travail productif et formation intellectuelle a été contestée au sein même de la sphère socialisante africaine. L’Etat Mozambicain, considérant les croyances et les réseaux de significations de la culture populaire incompatibles avec le développement d’une nation forte et moderne se démarque pourtant de la tradition marxiste « scientifique ». En effet, il s’agirait, et l’histoire a montré l’exact contraire, pour la société prolétarienne d’éduquer l’Etat marxiste. Il s’agit pour l’Etat mozambicain non pas de tirer du savoir populaire la substance du pouvoir mais à l’inverse de sortir le peuple de la gangue de l’ignorance et de lui révéler son nouveau domicile, celui de la science. Ce projet, si tant est qu’il puisse encore être rêvé, n’est pas viable dit Kerlan. « ‘Accepter l’ouverture et l’incomplétude de l’être et du savoir, ne plus chercher l’unité éducative dans l’impossible unification totalisante des connaissances : il n’y a décidément pas d’autre voie’ »348. Nous parlons d’hétérodoxie, Kerlan parle de dispersion : « ‘c’est au paradigme d’une éducation dispersée qu’il est aujourd’hui nécessaire de réfléchir (...) Il faut accepter de s’en tenir simplement à l’usage régulateur de l’éducation’ ». Nous pensons maintenant avoir montré les traits les plus marquants des savoirs de l’E.N.F. comme les traits illustrant les savoirs scolaires de niveau primaire. Il n’apparaît pas dans notre échantillon d’orthodoxie radicale, ni du côté de la sphère scolaire, ni du côté de l’éducation non formelle, engageant des visions du monde contradictoires. Nous y voyons plutôt une perméabilité souhaitée, tant dans les représentations que se font les enquêtés des savoirs scolaires (ils les considèrent comme proches) que dans les tentatives d’un Etat promouvant une mise en relation des savoirs scolaires et des pratiques quotidiennes.

Nous proposons maintenant une courte synthèse de cette deuxième partie.

Notes
332.

LE THANH KHOI, Education et civilisations, sociétés d’hier,  Paris, Nathan-UNESCO, 1995,  pp.115.116

333.

DE LANSHEERE (V.), DE LANSHEERE (G. ), Définir les objectifs de l’éducation , Paris, PUF, 1989, pp.64 à 79

334.

CLAUSSE (A.),  Introduction à l’histoire de l’éducation , Bruxelles, De Boeck, 1951, pp.13.14

335.

« La véritable culture, celle qu’aucun homme n’a jamais possédée, repose sur deux choses : appartenir à la masse et posséder la parole » in BARBIANA ,  Lettre à une maîtresse d’école, Paris, Mercure de France, 1968, p. de couv.

336.

DEVELAY (M.),  Donner du sens à l’école, Paris, ESF, 1996, p.21

337.

MAUSS (M.),  Divisions et proportions des divisions de la sociologie,  1927, in OEuvres, Paris, Editions de Minuit, 1968, t.III, pp.196.197

338.

GRIGNON (C.),  L’ordre des choses, les fonctions sociales de l’enseignement technique,  Paris, Editions de Minuit, 1971

339.

« presque toutes les écoles d’indigènes sont pourvues d’un atelier et d’un outillage pour le travail du bois et du fer » in Bulletin de l’enseignement des indigènes de l’Académie d’Alger, 38e année, n° 284, 1930,p.36, cité in GRIGNON, Op. cité, p.182

340.

DIAS (A.J.),  Le Mozambique , ethnologie générale, Paris, Gallimard, Encyclopédie de la Pléïade, 1972, p.956

341.

A ne pouvant être non-A

342.

KERLAN (A.),  La science n’éduquera pas , Comte, Durkheim, le modèle introuvable,  Bern, Peter Lang, 1998

343.

LE THANH KHOI,  Marx, Engels et l’éducation , Paris, PUF, 1991

344.

LE THANH KHOI, Op. cité, p.99

345.

dénomination des conservateurs anglais d’avant 1832

346.

LE THANH KHOI rapporte les fondements militaristes de l’éducation physique allemande (Jahn), française (les premiers professeurs d’éducation physique sortirent de l’école militaire de Joinville), Op. cité,p.100

347.

LE THANH KHOI, Op. cité, p.101

348.

LE THANH KHOI, Op. cité, p. 309