1.2 l’éducation non formelle et le Politique

On observe alors les mouvements de va et vient entre pouvoir politique et pratique éducative. Si l’éducation non formelle a été présentée comme un système hors du système, il semble que contrairement aux auteurs présentant l’initiative et la maîtrise populaires comme trait caractéristique de l’éducation non formelle, celle-ci étant séparée de l’Etat de manière massive, d’autres analyses apportent des éléments contradictoires intéressants. C’est le cas des analyses macro menées par Carron et Carr-Hill, où il apparaît en effet que l’Etat, à travers ses Institutions, joue un rôle fondamental dans le financement, la publicité et l’expansion de l’E.N.F. De nombreux gouvernements organisent des actions éducatives par le biais des commissions interministérielles lorsque les actions éducatives sont transversales, ou en assument la promotion par un seul ministère lorsque celles-ci sont verticales. Concernant le rôle des acteurs non-gouvernementaux, les analystes distinguent trois types de promoteurs de l’E.N.F : les entreprises, les organisations à but non lucratif (non-profit organizations) et les « institutions éducatives à but lucratif ». Les premières agissent dans le domaine de la formation professionnelle interne ou en tant que prestataires de services, les deuxièmes très nombreuses370 officient à travers une multitude d’activités mais ont des buts explicitement éducatifs. Enfin, les troisièmes sont des entreprises commerciales d’éducation.

En rapportant cette classification de promoteurs d’E.N.F. à la classification de types d’E.N.F. (para-formel, populaire, développement personnel, et formation professionnelle) on obtient les résultats suivants pour quatre pays :

Tableau 24 :Domaines d’activité de différents organisateurs d’éducation non- formelle, d’après Carr - Hill, 1991
Types d’ENF Secteur public Secteur privé
entreprises églises syndicats organisations volontaires ou associations non lucratives organisations éducatives lucratives
Para-formel xxx x x x
Populaire x xxx xxx xxx
Dévt. Personnel xx x x xx xxx
Formation prof. xxx xxx xx xxx
xxx : activité importante xx : activité secondaire x : activité marginale

Le secteur public semble donc le plus actif et s’implique moins dans les activités du type « éducation populaire » dirigée vers les groupes défavorisés. Les entreprises sont impliquées davantage dans la formation professionnelle et le développement personnel (clubs sportifs ou activités culturelles dans le cadre professionnel). Les Eglises, les syndicats et associations ont leurs activités plutôt tournées vers le domaine des groupes défavorisés. Le rôle des syndicats dans la formation professionnelle est dû à la classification argentine. Le domaine éducatif à vocation lucrative concerne essentiellement le domaine de la formation professionnelle.

On assiste donc à un éclatement des promoteurs d’E.N.F. et le modèle dégagé de l’appareil étatique ne semble pas pertinent. La relative concurrence entre ces domaines traduit selon Carr-Hill une complémentarité, notamment dans les publics visés qui sont spécifiques à chaque pourvoyeur mais également dans les contenus et les domaines de spécialisation qui n’apparaissent pas dans le tableau.

A notre connaissance, aucune étude portant sur les systèmes non formels au Mozambique n’a été conduite, permettant de mettre en lumière les promoteurs d’E.N.F. Les seules informations empiriques dont nous disposons font état des organisations non gouvernementales, des églises, et des mouvements de jeunesse mozambicains. Il est probable que le nombre de mouvements associatifs à vocation éducative soit important. Si, en se référant au tableau ci-dessus, l’éducation non formelle est plutôt l’affaire de l’Etat comme le montre Carr-Hill, il conviendrait de définir la relation entre le politique et l’éducation non formelle.

Le politique se nourrit toujours de l’informe. Les poussées populaires, y compris dans le domaine de l’éducation, interrogent constamment le politique. Et c’est bien par le jeu de la doxa que se légitime le pouvoir dans les démocraties. Habermas371 insiste sur l’idée d’un Etat moderne assujetti à l’opinion : «si l’on ne fait pas de l’opinion publique la source de l’autorité de toutes les décisions exécutoires pour l’ensemble de la société, la vérité propre à toute démocratie moderne reste sans substance». L’opinion constitue donc un des fondements de l’édifice politique. Mais l’opinion est versatile, enthousiaste et dangereuse. Toute doxa serait-elle menaçante372 ? Montesquieu373 s’intéressait moins à ce qu’il nommait la nature des gouvernements (république, monarchie...) qu’au principe de gouvernement, à ce qui «  fait agir» et « aux passions qui le font mouvoir «. Mais si l’opinion est souvent signe de soumission au sens commun, elle est nourrie aussi de pratiques, elle est alors tradition. C’est le cas de l’éducation non formelle qui ne renvoie pas à un discours, mais à un art de faire. L’éducation non formelle ne plaide pas sa cause, elle étend son art.  Et son étendue excite la curiosité politique, suscite l’interrogation du gouvernement. C’est ici sans doute que se trouve le moment de son institutionnalisation.

L’E.N.F. manifeste son étendue d’une certaine manière. Dupuy374 voit deux éléments fondateurs dans la pensée politique grecque : la praxis ou l’action et la poiêsis ou la fabrication. Le Politique, dit Dupuy, c’est « c’est aussi prendre en compte dans l’action le héros : le héros est celui qui a le courage de se présenter devant les autres hommes, il fait surgir par son action le radicalement nouveau, c’est que contrairement au poète ou à l’artisan, il n’est pas seul et que son action interfère avec le réseau des actions d’autrui. Le mérite de ce paradoxe du Politique, c’est comme celui de toute antinomie apparemment irréductible de ce type, c’est de forcer l’imagination à construire un domaine plus vaste dans lequel les deux termes apparemment opposés peuvent coexister simultanément ». Dans ce sens, le radicalement nouveau, l’étrange, l’éducativement incorrect, peut se poser en action héroïque face aux séides du pouvoir politique éducatif.

Le pédagogue ira même jusqu’à penser la gestion de la Cité en fonction d’une option éducative375. En Europe376, frappés par la versatilité politique du 19ème siècle, les conflits sociaux puis la guerre de 14-18, les pédagogues veulent remédier à ce climat et créent la ligue de l’Education Nouvelle puis le Bureau International de l’Education Nouvelle. Arrêter les conflits ne suffit pas, il faut éduquer convenablement les incendiaires, calmer l’homme, transformer son coeur. Il faut supprimer les frustrations générant l’agressivité qui se libère lorsque l’individu adulte n’est plus dans le giron de la structure éducative : on obtiendra alors la paix internationale, la concorde nationale et des sujets apaisés. Les méthodes actives ne sont que les moyens de ces finalités. La très grande déconvenue des auteurs causée par l’avènement de la 2nde guerre mondiale et la faillite de la S.D.N., comme l’entrée très relative des théories de l’Education Nouvelle dans les pratiques scolaires ne peuvent autoriser le pôle éducatif à espérer transformer une société.

Si l’action héroïque éducative avec ses modalités d’actions hérétiques veut ébranler l’arbre politique, il le fait avec peine. Dans le domaine de l’éducation, le Politique a des raideurs et des prédilections. La conception platonicienne du Politique opère en effet une distinction entre ceux qui savent sans agir -le gouvernement - et ceux qui agissent sans savoir377. Ainsi, pour Platon, le critère suprême de l’aptitude à gouverner autrui c’est la capacité à se gouverner soi-même. Aristote378, de son côté, confère au Politique le soin de déterminer les sciences nécessaires à la Cité et leur maîtrise par les hommes jugés aptes. Ainsi nullement dégagé du savoir, le Politique est à même de dire ce qui est utile au fonctionnement harmonieux des rapports sociaux et de dire ce qui mérite d’être su durablement par les citoyens. Les programmes scolaires mozambicains ne proposent pas autre chose. Les démocraties, malgré le tumulte et les controverses, n’y échappent pas. Mais la démocratie partage les rôles. Enriquez379 souligne que ‘« la vie des démocraties est pleine de vie et de fureur ’».  Ce contrat social en constante négociation se retrouve dans la conception d’un Etat moderne où l’individu et son groupe doivent trouver une image dans laquelle se reconnaître et à laquelle ils puissent adhérer. Pourtant, démocratie libérale, démocratie programmée, despotisme, militarisme, dictature, totalitarisme assurent différents modes du contrôle social. Contrôle direct et physique par la violence, contrôle bureaucratique, contrôle des résultats par la compétition économique, contrôle idéologique par la manifestation de l’adhésion, contrôle d’amour avec ses deux variables, l’une fascinatrice et l’autre séductrice, enfin contrôle par dissuasion et mise en place d’un système de fichage... Bref, l’auteur voit ainsi six types d’Etat, assortis chacun inéluctablement d’un mode de contrôle social. Le cas du Mozambique oscille entre deux mouvements : une tentative de démocratisation et des sursauts d’autoritarisme se traduisant par la propagande, un multipartisme embryonnaire et un régime présidentiel fort. Mais le discours mozambicain officiel concernant l’éducation ne peut plus ne pas faire mention des systèmes d’éducation non formels. On mentionne l’église, on mentionne les organisations non gouvernementales et les associations en même temps qu’on prône la fierté de l’unité nationale et la force de l’Etat. Et ceci est une rupture. La première raison, la plus objective et la moins discutable se trouve dans l’économie de parcimonie d’un pays incapable de faire face aux coûts d’une éducation de masse. La deuxième raison se cache dans l’absence d’assentiment de la population au discours centralisateur visant la négation des réseaux de signification locaux et la diversité des croyances. Pris entre le désir de se maintenir en tant qu’Etat socialiste et de contenir les aspirations du peuple pour qui le discours collectiviste est devenu insupportable, l’Etat s’empare des forces vives de la nation sous le couvert éclatant de la faiblesse de ses moyens. Pris dans l’impasse, l’Etat peine à assumer une rupture et à entamer une révolution qui le mettrait lui-même en péril. Car céder à recevoir les modalités hérétiques de transmission des savoirs engage l’Etat dans une révolution touchant aux rapports sociaux qu’il a toujours tenté de maîtriser.

Maffesoli380 insiste sur l’existence fondamentale du «‘nous anthropologique, l’être avec l’Autre, constitutif de l’identité singulière de l’homme’ » Cette tendance à l’adhésivité mène l’individu à vivre sous l’emprise discrète de l’autre : « ‘sécurité, protection, éducation, l’individu ne pouvait vivre ou survivre que s’il était étroitement encadré par le réseau sociétal’ » L’homme noyé dans la masse est en état de pré-individualité et fondu, adhérant à la masse, mais il y puise ses diverses potentialités. Les prémisses d’une révolution de l’Etat mozambicain sont là : l’acceptation pour un temps d’un pouvoir fort et autoritaire et la transition vers un pouvoir plus démocratique381 permettant l’avènement de la pluralité. La lente mutation éducative peut alors s’élaborer parce que le tissage et le maintien de systèmes parallèles constituent leur propre mémoire, leur miscibilité touche jusqu’au domaine du Politique. Le Politique, dit Arendt382 dépasse toujours le temps des individus, il a une fonction temporelle qui métabolise bien après nous nos inventions. Cette négociation d’un contrat social éducatif n’est plus uniquement une socialisation méthodique de la jeune génération par l’Etat, elle est la prise en compte de la responsabilité de chaque initiative dans l’avènement des règles pour tous. Isambert Jamati383, qui, à défaut de voir dans la société un mécanisme articulé fonctionnellement voit en elle une scène, une arène où l’individu se trouve comme un acteur social en communication avec d’autres acteurs. L’éducation y est alors perçue comme un jeu de rôles ouvert et largement improvisé.  Accepter l’éducation non formelle comme acteur du modus vivendi éducatif de la nation, c’est accepter l’intrus, mais pas à n’importe quel prix.

Notes
370.

BIBEAU (R.) en recense 1250 pour le seul Québec , L’éducation non formelle au Québec , Paris, Unesco / IIPE, 1989 

371.

HABERMAS (J.),  L’espace public , Paris, Payot, 1978, p.248

372.

Démocrite dénonçait les mobiles affectifs de l’action politique, plaçant en contrepied du sentiment la raison et la ruse : « pauvre esprit, tu empruntes tes arguments aux sens, et ensuite, tu veux les vaincre ? Ta victoire est ta défaite ! »

373.

MONTESQUIEU,  L’esprit des lois , Livre 1, Paris, Seuil, 1964

374.

DUPUY (J.-P.), Ordres et désordres, enquête sur un nouveau paradigme, Paris, Seuil, 1982

375.

DEMIA,  au XVIIIe siècle, indique qu’il n’y aura de progrès dans la Cité qu’à la mesure de l’éducation. On décèle la même analyse au coeur du mouvement de l’Education Nouvelle inspiré par le Pasteur anglais Cecil REDDIE,  reprise et transformée par MONTESSORI, DEWEY, COUSINET, DECROLY et FERRIERE qui mettent en avant leur premier principe commun : il n’y aura de rénovation de la société que par l’éducation.

376.

Aux Etats Unis avec DEWEY et en URSS avec MAKARENKO, on observe des visées assez symétriques.

377.

ARENDT (H.) 1972,  La crise de la culture,   Paris, Gallimard p. 250

378.

ARISTOTE ,  Ethique à Nicomaque,  VI , Paris, Garnier-Flammarion, 1984

379.

ENRIQUEZ (E.),  De la horde à l’Etat, essai de psychanalyse du lien social , Paris, Gallimard, 1983, p.192 : « Du fait même de ses principes constitutifs, aucune loi externe ne la garantit et elle n’est fondée que sur la possibilité d’une communication harmonieuse entre ses composants. La démocratie, ce n’est pas l’acceptation des règles du jeu, c’est le jeu avec les règles, ce n’est pas le respect de la légalité, c’est l’essai de construire une légitimité non contestable et toujours contestée. »

380.

MAFFESOLI (M.), La transfiguration du politique, la tribalisation du monde ,Paris, le Livre de Poche, 1992, p.176

381.

Le Mozambique n’est pas isolé. Le Viêt Nam a fait de sa nouvelle devise « Changer ou périr » le credo de sa lente mutation.

382.

ARENDT (H.),  Condition de l’homme moderne,  Paris, Calmann Levy, 1961, p.233 

383.

ISAMBERT-JAMATI (V.) in COLLECTIF Sociologie de l’éducation, dix ans de recherches, Paris, INRP- L’Harmattan, 1990