3.1 Nécessité de la mise en évidence de formes éducatives multiples

Les comités d’experts se sont attachés à qualifier l’éducation non formelle tantôt par la durée de l’enseignement, tantôt par le type de planification des activités, parfois par le lieu, mais aussi par le public. Enfin, ils se sont intéressés à la fois aux contenus et au style pédagogique mis en oeuvre. En tentant de nous concentrer sur les apprentissages et sur les connaissances, cette centration sur une variable de référence constituée par le type de connaissance se déploie pourtant elle aussi en sous catégories. Ainsi, avons-nous montré que l’éducation non formelle pouvait être décrite, dans le cas de notre échantillon, grâce aux éléments de la figure ci-dessous :

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Figure 2 : Paradoxe de la forme de l’éducation non formelle au Mozambique

On s’accorderait à penser que cette forme du non-formel est pour le moins un objet paradoxal. Il s’agit plutôt ici d’une difficulté de traduction. L’adjectif formel (formal en anglais et formal en espagnol) renvoie au caractère institué et officiel de la forme éducative scolaire. Pour décrire l’éducation non formelle, il semble qu’on ne peut échapper à un processus d’observation cumulatif de différentes variables concernant l’apprentissage. Le terme de compétence et celui de performance portent à eux-seuls un nombre important de sous variables difficiles à cerner, même pour le didacticien et le docimologue les plus aguerris. L’observation segmentée d’un système est possible jusqu’à une certaine limite, précisément celle que nous pensons avoir atteinte. Et nous pouvons retrouver l’exact travers que nous déplorions en début d’analyse : une multitude de traits dont pas un seul ne suffit à qualifier l’éducation non formelle.

En effet, on ne peut s’interroger sur l’apprentissage sans s’intéresser à celui qui apprend, donc au public de l’éducation non formelle. En questionnant l’apprentissage, nous nous appuyons nécessairement sur les savoirs et, du même coup, sur les dispositifs pédagogiques et didactiques et les lieux où ils s’exercent. Ainsi, sauf à briser l’objet incommode qu’il étreint,  il apparaît difficile de resserrer davantage l’étau. Et nous tenons serrée une forme plus qu’un noyau, une coquille plus que le fruit.

La figure ci-dessus montre la forme de l’éducation non formelle, appelons-la pour l’heure forme E.N.F. , dans une province mozambicaine. Les contours en sont sinueux, fort éloignés de la trajectoire scolaire traditionnelle. Mais la forme est bien là, sûrement plastique et mouvante. Le seul élément subsistant au terme d’une analyse de l’objet non formel, c’est sa forme. Il s’agit de la variable unique, irréductible. Mais considérer qu’un objet est qualifié exactement parce qu’il a une forme reste plus qu’insuffisant. Quelle est précisément cette forme ? Le thésaurus du B.I.E. 1990 retient qu’il s’agit « ‘d’une forme structurée et organisée dans un cadre non scolaire’ 408 ». L’absence d’institutionnalisation de l’éducation non formelle, caractérisée par son absence de sanction et son caractère de reconnaissance réduite est le premier élément à retenir. L’exploration des modes d’apprentissage nous a permis de mettre à jour certains éléments intéressants.

En analysant les espaces d’apprentissage, nous avons vu que ceux-ci se fondaient dans le paysage de vie des habitants. La non-séparation des espaces d’apprentissage renvoie à une forme devenue inédite de la relation pédagogique : j’apprends là où je vis. Alors que l’éducation non formelle est incapable de nourrir un corps de doctrines et par-là, d’être autonome, elle est caractérisée par la même hétéronomie du point de vue de ses espaces. Ceux-ci sont inscrits, comme soudés, à la population et font corps avec elle. En un sens, l’éducation non formelle est incorporée à la population, mais elle ne constitue pas un corps, au sens du corporatisme, à part. C’est d’abord et avant tout une forme populaire d’éducation. Le deuxième élément pour lequel Vincent apporte des informations importantes concerne le mode de socialisation scolaire, indissociable de la nature scripturale des savoirs à transmettre. Pour qu’ils soient écrits, les savoirs doivent être objectivés. Or, ce qui caractérise bien la forme E.N.F. mozambicaine, c’est son caractère de faible objectivation des savoirs. On retrouve dans certains clubs de musique, les clubs de sport et les associations d’éducation non formelle une transmission non scripturale du savoir, se traduisant diversement par une forme d’oralité.

D’autre part, la codification des savoirs scolaires rend possible leur systématisation et du même coup dit Vincent « ‘rend possible la production d’effets de socialisation durables’ »409. A l’inverse, la faible codification des savoirs dans notre échantillon rendrait impossible leur systématisation et ne pourrait instaurer cet effet de socialisation. Enfin, si l’école, en tant qu’institution, est le lieu d’apprentissage de normes supra-personnelles, l’éducation non formelle ne lie l’élève qu’au tuteur et à l’autorité qu’il représente en plus haute instance. Autorité dont il peut d’ailleurs se démettre sans qu’aucune sanction ne l’affecte.

Tout cela, nous l’avons observé au gré de notre enquête, mais Vincent note en plus la capillarité qui s’exerce depuis la forme scolaire jusqu’aux activités péri-scolaires, instaurant par-là une forme de relation sociale410 dont l’école s’est fait le principal vecteur, communiquant son solfège à l’ensemble des activités éducatives. « ‘Ce qui fait l’unité de la forme scolaire, son principe d’engendrement, c’est à dire d’intelligibilité, nous l’avons défini, dit Vincent411, comme le rapport à des règles impersonnelles’ ». Il apparaît dans notre enquête qu’il s’agit d’un rapport à des règles engendrées sur une base extrêmement personnelle, où l’individu fonde son action d’apprentissage sur la reconnaissance de ses proches et sur la responsabilité qu’il leur doit. Il nous semble raisonnable de nous en tenir concernant la forme E.N.F. à la description que nous en avons faite, sans vouloir engager avec la forme scolaire une confrontation trop systématique. Mais dans son acception phénoménologique, rappelle Vincent, la forme n’est «ni chose, ni idée», elle est une «solution» que chaque société invente.

La perplexité l’emporte dès lors qu’on tente de s’emparer ce qui n’est ni chose, ni idée. Alors, si nous tentons de dépasser cette unité historique que nous avons pensé déceler au sein de l’espace mozambicain, nous nous interrogeons à propos de l’existence de cette solution en d’autres lieux. Cette qualification de l’éducation non formelle est-elle lisible au sein d’autres contextes ? Il est peu probable qu’un adulte américain, chinois ou italien apprenant en dehors de l’école au sein un système organisé se trouvera engagé pour autant dans un système proche du système mozambicain. 

Cela n’aurait au fond qu’une importance mineure s’il ne s’agissait de classifications sur lesquelles s’appuient des études internationales. Il convient cependant d’être attentif à des sociétés dont les paradigmes se pédagogisent, modifiant silencieusement les soubassements de ses structures d’échange de savoir. Les modalités exotériques d’apprentissage s’en trouvent renforcées et le nomadisme éducatif, qu’on nomme parfois consumérisme, avec parfois un certain mépris, n’en est qu’un des signes. Les systèmes éducatifs des pays en développement, y compris pour les enfants dans le cas des écoles coraniques par exemple, ne sont plus et ne l’ont d’ailleurs jamais totalement été, des systèmes scolaires étanches. Dans les pays industrialisés, la multiplication des travaux concernant les aides aux devoirs, les activités péri ou para scolaires présentent par à coups les symptômes d’une mutation sui generis de la pratique éducative. Il appartient au planificateur, au pédagogue et au décideur politique d’envisager l’avenir éducatif dans l’incertitude des formes qu’il doivent reconsidérer dans leur ensemble. L’exagération et les débordements des formes parfois, telles qu’on peut les voir dans une culture d’apprentissage sportif populaire traduisent bien cette plasticité de la forme éducative. Enfin, bien que moins visible, cette nécessité transparaît aussi dans la diversité des formes discrètes que prend toute activité éducative non institutionnelle. Les analyses de Vincent soulignent ces aspects dans les sociétés industrialisées. Il évoque la prédominance de la forme scolaire dans les rapports sociaux, sa contagiosité en somme, et de ce fait la prison où l’école est enfermée par les attentes qu’elle suscite. On peut s’interroger à propos de cette hégémonie par l’effet de fascination qu’exerce la forme identifiée.

Le classement de toute forme d’activité humaine en catégories ou classes et la création de dichotomies d’appartenance sont nécessaires et fascinants. Il est nécessaire, dès lors que nous décrivons ou analysons un objet de connaissance, d’en tracer les contours. La forme est nécessaire à la science, à la connaissance, à la conscience. Et la forme, une fois connue, exerce le pouvoir de fascination du modèle. Le savant est toujours un peu démiurge et fabricateur.

Dans une analyse sémantique de la notion de forme, Trilla-Bernet412  propose quatre façons de traiter le domaine informel de l’éducation. Il effectue également le tracé d’une forme informelle. En premier lieu, seraient informelles les actions qui n’obéissent pas à des formes éducatives déterminées. La détermination de la forme consiste à imprimer intentionnellement un contour à l’activité éducative et précise Pain413, à «l’ajuster au modèle scolaire». Vincent est assez proche de ce modèle mais s’il montre un étalement de la forme scolaire en direction des autres instances éducatives, il ne dit pas quelle forme caractérise ces autres instances. Or la forme scolaire ne se répand pas sur une terre vierge. Elle ne rencontre pas une cire molle mais bien une autre forme. « ‘Ce n’est que par le progrès des explorations que l’inexploré acquiert droit de citoyenneté sur les cartes’ » dit Italo Calvino. Il n’y a forme d’un côté et informe de l’autre seulement quand il y a connaissance d’un côté et méconnaissance de l’autre. En d’autres termes, Vincent insiste sur un domaine dont il a souligné, en tant qu’objet de science, les contours. Cette forme scolaire instaurant une relation sociale nouvelle dans l’histoire de l’humanité entre un maître et un écolier s’oppose « aux autres relations sociales »414 mais il ne qualifie pas l’autre monde, non scolaire, où avant l’apparition de l’école les savoirs se transmettaient « par ouïe-dire » et « voir-faire », où « apprendre n’était pas distinct de faire «. Son objet de recherche est bien l’école, il s’agit d’en tracer les contours et d’en montrer le rôle dans l’organisation générale des sociétés industrialisées, mais la sphère d’accueil semble informe. Ensuite, les actions «‘qui n’apparaissent pas sous des formes éducatives explicites, spécifiques ou indépendantes (quand le rôle de l’agent n’est reconnu ni socialement, ni institutionnellement) ’» sont des actions éducatives informelles. 415 La forme de reconnaissance sociale détermine la forme éducative en fonction de sa provenance: institutionnelle, groupale, familiale. Troisièmement, l’éducation produite par une action qui n’a pas été conçue explicitement pour éduquer (situation dont ce n’est pas le but) entre dans le registre de l’éducation informelle. Enfin, l’action dont ne connaît pas encore la forme éducative qu’elle prendra est une action informelle, elle ne se distingue pas d’une autre activité qui ne serait pas éducative. Nous comprenons alors que la question de la forme n’est pas la question de l’école, mais la question de la diversité éducative, de la plasticité et des modifications du fait éducationnel.

Les points évoqués ci-dessus concernent la catégorie orpheline de notre étude : l’éducation informelle. S’agissant de l’éducation non formelle, le problème de la forme, dans sa genèse, se pose d’une manière très proche. Le processus de qualification de l’informel pourrait également être discuté. Ce qui est notable, pour une catégorie fondamentale des activités éducatives, c’est sa difficulté à s’opposer de manière massive à la forme enracinée de l’éducation scolaire. Cet enracinement, non sans poser de nombreux problèmes, se retrouve au sein de la C.I.T.E. 1997.

Notes
408.

BIE , Thésaurus de l’éducation, Genève, BIE, 1990, p.29

409.

VINCENT (G.) Op. cité, p.22

410.

Jusqu’aux activités sportives VINCENT (G.), Op.cité p.41

411.

VINCENT (G.) Op. cité, p.13

412.

TRILLA-BERNET (J.), La educacion informal,  Barcelona, UNESCO, 1986

413.

PAIN (A.),  L’éducation informelle,  Paris, L’Harmattan, 1990, p.127 

414.

VINCENT (G.), Op. cité, p .16

415.

PAIN (A.), Op. cité, p.127